Éditions Édouard Garand (p. 63-65).

DEUXIÈME PARTIE

I

DU CALVET


Avec cette constitution faite de fer, avec volonté inflexible qui trempait son tempérament comme un acier, avec cette énergie contre laquelle tout venait irrémédiablement se briser et devant laquelle tout obstacle disparaissait, Saint-Vallier, demi mourant et prévenu par le serviteur qui avait admis dans la maison Foxham et ses soldats, oui… Saint-Vallier trouva la force de se soulever, de se mettre debout, de s’habiller à la hâte et de se glisser par la fenêtre qui ouvrait sur le jardin. Et faible, la tête en feu, oscillant à chaque pas, il s’en alla à la basse-ville, chez des artisans qui étaient pour lui des amis sûrs.

Ces artisans, à la nuit venue, le conduisirent chez des paysans de la campagne environnante qui, connaissant Saint-Vallier et l’aimant, s’engagèrent à le soigner et à le défendre quoi qu’il leur en coûtât.

Lorsque Saint-Vallier arriva chez ces paysans, il était sans connaissance.

Et la même nuit, Louise Darmontel, avertie par les artisans, et connaissant l’arrestation de son père et instruite de la confiscation de tous les biens du commerçant, prit tout l’argent qu’il y avait dans la maison et les bijoux, fit louer une voiture, et avec ses serviteurs et le vieux médecin français alla se réfugier auprès de son fiancé.

Sous les soins attentifs et continus du médecin, sous la garde incessante de Louise, Saint-Vallier revint à la vie, à la force. Mais durant quatre mois il était demeuré entre la vie et la mort. Sa constitution prodigieuse, sa forte envie de vivre, l’amour qu’il avait pour Louise Darmontel contribuèrent à sa guérison.

Le 15 de mai 1781, Saint-Vallier épousait Louise Darmontel et prenait aussitôt avec sa jeune femme la route des États américains.

Et c’était au moment où les ennemis implacables du jeune canadien, Foxham, le colonel Buxton et Haldimand lui-même, venaient d’apprendre, après l’avoir cru mort, que Saint-Vallier était encore vivant. Sa tête venait d’être mise à prix pour la somme de mille livres sterling.

Le lendemain de son départ, en effet, toute la campagne environnante était battue par des escouades de soldats et d’agents secrets, toutes les maisons, toutes les chaumières furent impitoyablement perquisitionnées, et les paysans rudoyés, menacés, brutalisés… Saint-Vallier et sa femme étaient partis au bon moment.

Ce fut peu après, vers le commencement de juin, qu’eut lieu le premier procès de Du Calvet. Ce ne fut pas précisément un procès… on le fit paraître devant des juges qui essayèrent de lui faire avouer sa participation aux entreprises des Américains contre le Canada ; on voulut lui faire avouer qu’il avait trahi la couronne d’Angleterre. Dans ce tribunal sectaire et fanatique, acheté bien à l’avance par les ennemis les plus mortels de la race française du pays, Haldimand était présent. Que si un juge tentait, pour un motif quelconque, d’atténuer l’importance ou la légalité d’une accusation portée contre le gentilhomme français, Haldimand s’interposait pour que l’acte d’accusation demeurât tel qu’il avait été dressé.

Seul contre tant d’ennemis, Du Calvet, malade, livide, affaibli physiquement et mentalement… Du Calvet, qui n’était plus que l’ombre de lui-même, se raidit, retrouva cette belle énergie qu’avait brisée une effroyable captivité, se redressa, essaya de se défendre. Ses lèvres blêmes et desséchées n’étaient plus remuées que par les vibrations intérieures et énergiques de son âme française. Ses yeux pleins de fièvres et rougis lançaient de telles lueurs, lorsqu’il regardait ses ennemis, que ceux-ci n’en pouvaient supporter l’éclat. Et lorsque sa voix âpre et mordante vibrait ainsi :

— Messieurs, vous dites que j’ai trahi la couronne d’Angleterre ! Cette accusation est terrible, pensez-y ! Prenez garde que cette arme redoutable que vous osez manier contre moi, ne se retourne soudain en vos mains et ne frappe des vôtres à la face !

Les Anglais avaient peur… des cœurs tremblaient d’anxiété, des regards se cachaient. Et tous ces ennemis sentaient comme une malédiction tomber sur leurs têtes, lorsque la voix de Du Calvet, devenue caverneuse, ajoutait :

— Qu’on me condamne… je préfère la mort, même la mort ignominieuse, à l’obscurité humide de vos cachots ! Cette mort ne sera qu’apparente ! Vous tuerez le corps, si vous voulez, mais jamais ! oh ! jamais, entendez-vous ? jamais, ô bourreaux monstrueux ! vous ne tuerez l’âme noble, fière et généreuse qui vit et palpite sur ce sol fertilisé par le plus pur sang de la France !…

Les juges, impressionnés, remués, troublés, ne purent s’accorder sur un verdict de culpabilité, et Du Calvet, majestueux, reprit le chemin de son cachot.

Quelques jours plus tard, il allait être transféré au Couvent des Récollets où les autorités allaient avoir un peu plus d’humanité en lui faisant donner une petite chambre éclairée et saine. La Providence avait fait qu’il se trouvât voisin de Darmontel avec qui il put, par la suite, s’entretenir à travers la muraille qui les séparait. C’est là que, durant deux années consécutives, Du Calvet allait tant souffrir et vieillir, c’est là qu’il allait puiser tant de haine contre les ennemis de notre race, c’est là qu’il allait préparer cet admirable livre qui, plus tard, rallierait à la cause canadienne et française la majorité des Anglais, livre qui demeurerait comme un bloc de granit posé en terre canadienne, étalant sur sa table de pierre les premières libertés du Canada français que la Constitution de 1791 allait victorieusement proclamer !

Ô Du Calvet ! que l’hommage de la race ne cesse de s’élever vers toi ! Tu fus, ô grand patriote, le premier lutteur acharné de notre cause, tu fus le premier martyr de nos libertés ! Que ton nom au sein de la race demeure impérissable ! Qu’un jour… plus tard, quand sonnera le glorieux triomphe de cette race dont tu fus l’héroïque chevalier, tout ce peuple, plein de la même fougue qui fit palpiter ton âme, s’agenouille devant ton piédestal ! Que du haut de cette fière citadelle de la Nouvelle-France, qui connut ton long martyr, se hausse vers nos cieux rayonnants le bronze inaltérable de ta figure noble ! Et que ton geste alors, au lieu de foudroyer comme naguère, se pose paternellement au-dessus de nos fronts courbés ! Car tu ne fus pas seulement un homme, ô Du Calvet, tu fus un peuple ! Car dans ta main généreuse tu tiens toute notre histoire ! Tourne maintenant chacune de ses pages aux yeux de l’univers, afin qu’on sache ce que nous fûmes et par qui nous fûmes !…

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À l’automne de cette même année, un nouveau tribunal fut constitué pour essayer de condamner Du Calvet ; car, disons-le, Haldimand ne pouvait demeurer tranquille qu’il ne sût ce français mort et impuissant à tout jamais. Mais pas plus que le premier, ce tribunal ne put s’accorder.

Du Calvet fut rejeté en prison.

On activa de ce jour les fournées aux cachots !

On n’attendait plus que le Canadien eût conspiré ou qu’il eût prononcé publiquement des paroles déplaisantes à l’oreille d’Haldimand… un simple soupçon ou de conspiration ou de rébellion suffisait pour jeter un citoyen aux fers. Québec ne fut plus qu’une immense prison d’où s’échappaient les plaintes, les gémissements, les imprécations, les colères, les haines…

Devant la vision d’une telle tyrannie, le peuple des campagnes commença de murmurer. Au lieu de diminuer, l’agitation augmenta. De toutes parts un bruit de révolte se faisait, se répandait. Des fronts paisibles longtemps courbés se levaient. Les regards se chargeaient de lueurs étincelantes. Des gestes de menace s’ébauchaient. Des poings se tendaient. Qu’allait-il arriver ?… Haldimand, devenu plus soupçonneux, plus ombrageux, plus furieux, voulut dompter le peuple par la reprise des terribles corvées dont la race avait tant souffert à la fin du gouvernement de Carleton. Le suicide de la race par l’exode recommençait. Les Américains, qui se voyaient chez eux des maîtres, ne cessaient leurs efforts pour entraîner dans leurs États les enfants du pays. Était-ce donc, enfin, la dispersion de la race ? Hélas ! ils partaient, les enfants du pays… Alors, malgré la tyrannie dont ils souffraient eux-mêmes, malgré leur haine pour l’étranger qui les voulait enchaîner, les patriotes se dressèrent devant les fuyards pour en arrêter le flot fatal.

— Canadiens, Canadiens ! n’abandonnez pas vos foyers ! Sachez les défendre et les protéger s’ils sont menacés ! N’allez pas là-bas, ce sont d’autres ennemis qui vous broyeront un jour ! L’ennemi d’ici est moins fort ! Ici nous luttons sur notre terrain et la victoire nous restera ! Ne fuyez pas, vous n’êtes pas d’une race qui déserte dans la lutte ! Ne nous abandonnez pas, les Anglais diront que vous avez peur ! Déjà ils vous marquent à tout jamais de leur mépris, et si vous désertez, vous emporterez avec vous une honte dont rougiront vos générations ! Arrêtez…

Ces paroles terribles et cinglantes firent effet.

On entendit ces voix résolues :

— Ah ! vous voulez qu’on reste et qu’on défende notre terre ?… C’est bon, on la défendra… gare à eux !…

Or, ceux qui s’en allaient vers l’exil rebroussèrent chemin… mais pas tous, malheureusement ! Beaucoup demeurèrent sourds à la voix de leurs frères… ils s’en allèrent. Ceux-là ne comptaient plus !

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Mais la main lourde de tyrannie du général Haldimand allait se lasser peu à peu, surtout à l’époque où l’Angleterre se déciderait à reconnaître l’indépendance des États américains. C’était la fin de la guerre qui existait entre les deux partis anglo-saxons de cette Amérique du Nord. Si l’Angleterre perdit, par le traité de 1783, un bloc de son territoire canadien, par contre elle gagna en population par l’immigration dans les provinces britanniques de quarante mille loyalistes anglais, qui abandonnèrent les États américains où ils étaient établis pour venir habiter sous le drapeau de l’Angleterre.

La plus douloureuse perte fut celle subie par la race canadienne : elle perdait vingt mille enfants, tandis que l’autre race en gagnait quarante mille ! Et un peu plus tard cette race canadienne se trouverait en face d’une majorité étrangère !

N’importe ! la lutte n’en devait être que plus belle, plus glorieuse !