Éditions Édouard Garand (p. 60-63).


XIV

LA MAIN DU TYRAN


Il était deux heures de l’après-midi, samedi, le 25 novembre, quand M. Darmontel vit entrer dans sa boutique quatre soldats que commandait un sous-officier.

Le sous-officier s’approcha du négociant et lui dit :

— Monsieur, j’ai un devoir urgent à accomplir vis-à-vis de votre personne : j’ai reçu ordre de vous arrêter immédiatement.

— De m’arrêter ? fit M. Darmontel avec surprise. Mais pour quelle raison ?

— Monsieur, je n’ai que des ordres, et pas d’explications !

— Qui vous a donné ces ordres ?

— Le général.

— Haldimand ?

— Le général Haldimand, oui.

Darmontel était renversé. Quoi ! il y avait donc encore des cachots à remplir ?… Il se rappela les paroles sévères qu’il avait dites à Haldimand, lorsqu’il s’était présenté pour demander la liberté provisoire de Du Calvet. Il comprit de suite que le général Haldimand aujourd’hui se vengeait. Il comprit encore que la résistance était impossible.

Cet homme, qui n’avait connu jusque-là que des jours heureux, vit, comme tant d’autres, hélas ! les malheurs fondre sur lui.

Il avait à l’âme la terrible douleur de la disparition de son fils, Pierre Darmontel, qu’il croyait enfermé dans un cachot, ou tombé sous les coups des sicaires d’Haldimand. Saint-Vallier, son fils adoptif, était étendu sur un lit de souffrances et suspendu entre la vie et la mort. Et si Saint-Vallier mourait, il entrevoyait sa fille Louise, aux prises avec tous les malheurs et seule au monde.

Darmontel voulut faire face au malheur comme un homme, il se raidit.

— Monsieur, dit-il au sous-officier, vous me laisserez bien le temps de régler certaines affaires ?

— Impossible, répondit froidement le sous-officier, mes ordres sont explicites : je dois vous conduire sans retard au couvent des Récollets.

— Au Couvent des Récollets ?

— Où vous serez gardé à vue en attendant votre procès.

— C’est-à-dire, où je serai prisonnier, sourit amèrement Darmontel.

— N’importe ! je n’ai pas d’explications, je vous l’ai dit.

— C’est bon, je suis prêt à vous suivre.

On le fit monter dans une berline qui partit au grand trot de ses deux chevaux vers le Couvent des Récollets.

Et pour la millième fois, la main du tyran s’appesantissait sur un honnête citoyen canadien…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tandis qu’on arrêtait Darmontel à sa place d’affaires, quatre autres soldats se présentaient à sa demeure, et ces soldats étaient conduits par le lieutenant Daniel Foxham.

Au serviteur qui vint ouvrir, Foxham demanda à voir et à parler à Louise Darmontel.

Le lieutenant et ses quatre soldats furent introduits dans le vestibule, et Foxham conduit, seul, dans un petit salon attenant.

— Je vais prévenir mademoiselle, dit le serviteur, très pâle, qui devinait qu’un malheur allait encore frapper cette famille.

Au bout de cinq minutes Louise parut.

À la vue de Foxham, elle ne se troubla nullement, parce qu’elle avait été prévenue par le serviteur et elle voulut paraître forte. Aussi affecta-t-elle une grande froideur en demandant :

— Que me voulez-vous, monsieur ?

— Mademoiselle, répondit Foxham avec un sourire hypocrite, je vous prie de me pardonner le dérangement que je vous cause. J’ai reçu ordre de me faire remettre la personne de monsieur Saint-Vallier.

— Monsieur Saint-Vallier ! fit Louise avec le plus grand sang-froid. Il n’est pas en cette maison… il est mort ! Ne le saviez-vous pas ?

Elle esquissa un sourire ironique que saisit parfaitement le lieutenant anglais.

— Mademoiselle, répliqua Foxham, ne cherchez pas à m’induire en erreur, ce serait temps perdu. Je sais que Saint-Vallier est vivant et qu’il est en cette maison en laquelle il s’est réfugié, après avoir été blessé dans une bagarre la nuit dernière ou la nuit d’avant. Et si vous ne me croyez pas, je veux bien vous indiquer la chambre où il repose en ce moment.

Louise se troubla malgré tous ses efforts pour demeurer calme et froide.

Foxham sourit longuement.

— Mademoiselle, ajouta-t-il, je ne me pardonnerais jamais d’user de la moindre violence avec vous. Néanmoins, je dois vous prévenir que j’ai là, dans le vestibule, quatre soldats de mon bataillon qui, sur un signe de moi…

— Monsieur, s’écria Louise avec indignation, si vous êtes un gentilhomme, vous ne permettrez pas à ces soldats de pénétrer ici.

— Mademoiselle, ils n’entreront que sur un signe de moi, je vous l’ai dit.

— Mais vous ne ferez pas ce signe !

— Si vous me laissez exécuter mes ordres, je ne le ferai certainement pas. J’emmènerai monsieur Saint-Vallier hors de cette maison où mes soldats s’en empareront seulement.

— Je vous ai dit que monsieur Saint-Vallier n’est pas en cette maison !

— Voulez-vous me laisser vous guider à l’appartement qu’il occupe ?

— Mon Dieu… oui, puisque vous persistez autant !

Louise croyait que Foxham cherchait uniquement à l’intimider pour la faire parler, et qu’il n’oserait pas faire des recherches par la maison. Foxham, bien qu’il fût certain que Saint-Vallier était là, pour avoir fait espionner la maison et les gens qui l’occupaient, parut revenir de sa certitude à cette tranquille réponse de la jeune fille. Il pensa que son espionnage avait été surpris et que Saint-Vallier avait été transféré en lieu sûr. Toutefois, il ne voulut pas paraître battu, il demanda avec un sourire contraint :

— Me permettez-vous de prendre les devants ?

— Certainement, monsieur, répondit Louise avec calme, espérant que Foxham allait se raviser, ou que, s’il conduisait Louise vers une pièce quelconque, ce ne serait pas celle qu’occupait Saint-Vallier. Foxham en serait donc pour sa propre confusion.

— Foxham sourit encore et dit :

— Veuillez donc me suivre tout en me pardonnant cette manière peu courtoise d’agir ; mais vous comprendrez que je suis forcé d’obéir aux ordres de mes supérieurs.

Il traversa le petit salon, franchit la porte par laquelle Louise était entrée, traversa un passage qu’une porte vitrée séparait du vestibule, suivit ce passage, passa devant la porte ouverte d’une bibliothèque, tourna sur un couloir à gauche et s’arrêta devant une porte en disant :

— Ici, mademoiselle, je vous prie d’entrer la première.

Louise était très pâle. Elle avait vu Foxham aller aussi sûrement que s’il se fût trouvé chez lui. Et cette porte devant laquelle le lieutenant venait de s’arrêter était la porte de son boudoir. Elle essaya encore, avec un grand calme apparent, de faire retraiter Foxham.

Cette porte, dit-elle, est celle de mon boudoir.

— Je le sais, mademoiselle, répondit froidement Foxham.

— Vous le saviez ?… Louise ne put cacher sa surprise.

Foxham sourit et répliqua :

— Ne m’avez-vous pas fait un jour la description de cette demeure que votre père était en train de faire construire, il y a à peine un an ?

En effet, la jeune fille se rappela cet incident. Elle se le reprocha amèrement. Ah ! avait-elle été assez naïve ? Mais aussi aurait-elle pu prévoir les terribles événements qui semblaient se succéder depuis quelque temps avec une rapidité effrayante ?… Oui, pour entretenir la conversation, une fois qu’elle se trouvait seule avec Foxham dans une fête au Château, et pour faire une diversion à un sujet de conversation que Foxham remettait sans cesse sur le terrain, celui de l’amour, Louise s’était mise à parler de la maison que son père faisait construire, et elle avait fait une esquisse verbale de la disposition des principales pièces. Voilà comment Foxham, par le souvenir de cette conversation, arrivait à trouver aussi facilement le boudoir de la jeune fille.

Elle se trouva donc tout à fait confuse devant Foxham qui souriait avec ironie.

Mais elle se domina aussitôt pour dire avec un léger sarcasme :

— Eh bien ! monsieur, entrez puisque vous êtes si curieux d’examiner le boudoir d’une jeune fille.

Et elle ouvrit la porte.

— Ce n’est pas la curiosité, mademoiselle, qui me pousse, et je vous assure que je ne jetterai pas le moindre regard curieux dans cette pièce que je ne veux que traverser seulement.

Et Foxham entra pour marcher en droite ligne à une autre porte en face de lui, de l’autre côté du boudoir.

Il allait ouvrir lui-même cette porte, lorsque Louise le devança pour lui barrer le chemin et lui dire d’une voix tremblante d’émotion :

— Ici, monsieur, je vous arrête !

— Pourquoi ? ricana Foxham.

— Parce que vous avez voulu voir mon boudoir et non cette chambre !

— Cette chambre… qui est la vôtre ?

— Si vous le savez, c’est déjà assez !

— Je ne crois pas, car c’est précisément là que j’ai affaire !

— Vous n’avez aucune affaire dans la chambre d’une jeune fille… c’est un sanctuaire, monsieur, que vous n’avez pas le droit de profaner !

— Pardon ! mademoiselle, cette chambre n’est plus la vôtre du moment qu’elle est habitée par une autre personne, et que cette personne appartient à mon sexe !

— Comment le savez-vous ?

— Qu’importe ! Je suppose que j’ai bien le droit de faire des perquisitions dans une maison suspecte, du moment que j’en ai reçu l’ordre !

— Mais… vous savez bien que je ne cache rien ! s’écria Louise que la colère faisait trembler.

— Pardon ! répliqua durement Foxham, vous y cachez un prisonnier en rupture de captivité !

— Ah ! s’écria Louise avec un geste farouche, vous perdez la tête ! Vous n’entrerez pas dans cette chambre, je vous le défends !

Et la jeune fille s’appuya résolument le dos à la porte et croisa les bras.

Foxham la regarda longuement… dans son regard il y avait une surprenante admiration, mais il y avait aussi un terrible sentiment de jalousie.

Après un silence il se pencha un peu vers la jeune fille et à voix basse prononça :

— Louise Darmontel… je t’aime… je te l’ai dit !… Eh bien ! là, est Saint-Vallier !… Veux-tu être ma femme ?… Saint-Vallier est libre… il restera libre… jamais il ne sera inquiété !

Louise ricana avec mépris.

— Vous êtes tout à fait fou, monsieur ! Vous savez bien que je ne serai jamais votre femme ! Je suis fiancé à Saint-Vallier… Lui, mort, je serai veuve pour toujours !

— Mais il est vivant ! rugit la voix tremblante de Foxham.

— Qu’importe !

— En ce cas, il est mon prisonnier !

— Pas encore !

— Prenez garde ! menaça sourdement Foxham les yeux chargés d’éclairs.

— Je vous défie !

Foxham se rapprocha, et Louise vit à portée de sa main la poignée de l’épée du lieutenant. Foxham scanda ces paroles :

— Voulez-vous que j’appelle mes hommes ?

— Prenez garde à votre tour, Foxham !

Et aussi rapide que la pensée, Louise Darmontel saisit la poignée de l’épée, la tira, et en menaça de la pointe le lieutenant qui recula, surpris et effrayé.

— Appelez vos hommes, maintenant ! gronda la jeune fille. Franchissez cette porte ! ajouta-t-elle avec un défi redoutable.

Foxham poussa un rugissement de rage, et s’élança vers la porte du boudoir que Louise m’avait pas refermée.

— Arrêtez ! cria Louise en courant après lui l’épée à la main.

Foxham se retourna, terrible.

Devant lui Louise Darmontel haletait… elle chancelait !

— Où allez-vous ? demanda-t-elle dans un souffle.

— Chercher mes soldats ! répondit Foxham.

— C’est inutile, balbutia la jeune fille avec un sombre abattement. Tenez ! reprenez votre épée !

Et, vacillante, le sein en tumulte, la tête perdue, la jeune fille se laissa tomber sur un siège et murmura dans un geste vague et d’une voix indistincte :

— Allez ! monsieur, complétez votre besogne de tyran !

Foxham rougit violemment. Un moment il parut indécis, et ses regards allèrent de la porte de la chambre à la porte du boudoir. Puis il considéra, comme avec pitié, Louise qui pleurait silencieusement, la figure cachée dans ses mains.

Mais bientôt il parut prendre une résolution définitive, il marcha vers la porte de la chambre et l’ouvrit brusquement.

Il promena un rapide coup d’œil à l’intérieur où ne régnait qu’un demi-jour, puis il tressaillit, reporta son regard surpris et confus vers Louise et demanda, la voix tremblante :

— Où est Saint-Vallier, mademoiselle ?

Louise Darmontel bondit sur son siège, regarda avec étonnement le lieutenant arrêté sur le seuil de la porte, puis courut à lui, le repoussa, et entra dans la chambre… Elle fit entendre un cri de joie insensée…

— Oh ! Saint-Vallier ! Saint-Vallier !…

La chambre était déserte, le lit défait et vide… mais l’une des fenêtres était ouverte… celle qui donnait sur un jardin à l’arrière de la maison.

Elle courut à cette fenêtre, suivie par Foxham, se pencha dehors et aperçut des traces de pas sur la mince couche de neige…

Elle se retourna vers Foxham, et, triomphante, ivre de joie, elle clama :

— Allez ! Foxham… franchissez encore cette porte si vous voulez Saint-Vallier !…


Fin de la première partie.