Éditions Édouard Garand (p. 57-60).


XIII

L’APPARITION


Saint-Vallier avait été déposé devant la porte de M. Darmontel et laissé pour mort. Mort ?… Certes, cette fois Foxham en était certain.

Il approchait quatre heures du matin.

La neige avait cessé de tomber, et il n’en avait tombé que juste pour couvrir et blanchir les toits des maisons et le pavé des rues. Mais le froid grandissait en même temps que commençait de souffler une bise du nord.

Tout à coup le supposé cadavre commença de s’agiter faiblement… puis un long soupir souleva la poitrine oppressée de Saint-Vallier qui, péniblement et lentement, se souleva, s’appuya sur un coude et regarda avec étonnement autour de lui.

Il frotta ses paupières et essaya de se mettre debout… il retomba en gémissant.

Durant cinq minutes il demeura tout à fait immobile, mais respirant avec difficulté. De nouveau il se souleva et, cette fois, mais non sans d’inouïs efforts, il réussit à se remettre sur pied.

— Où suis-je ? bégaya-t-il.

Il promena de nouveau ses regards autour de lui et ne parut pas reconnaître les lieux.

Il prit sa tête à deux mains et gagna la rue qu’il se mit à suivre en titubant comme un homme ivre.

Où allait-il ?… Il ne se le demandait même pas ! Il paraissait obéir à un instinct… mais à un instinct sûr, car au bout de vingt minutes de marche il se trouvait devant la crevasse qui s’ouvrait dans le mur des casernes des Jésuites.

Avec beaucoup de difficultés il parvint à se hisser, puis à se glisser par la crevasse tout en murmurant :

— Que doit penser Pierre ?… Car il est tard… j’aurais dû être de retour depuis longtemps !…

Saint-Vallier arriva sous la trappe de son cachot, monta sur la table et sur l’escabeau et frappa au panneau.

Rien ne répondit à son appel.

Il frappa encore… il s’impatienta…

Là-haut rien ne bougeait !

Il souleva le panneau, appuya ses deux mains aux bords de la trappe et par un prodigieux effort s’enleva de ses bras. Mais le lit de camp posé au-dessus du trou l’empêcha d’aller plus loin. Par un nouvel effort — et c’était invraisemblable cette fois ! — Saint-Vallier s’accrocha de son bras gauche au bord de la trappe et de sa main droite repoussa le lit de camp. Puis, ayant maintenant la voie libre, il se hissa tout à fait dans son cachot.

Il tressaillit fortement en apercevant la lumière d’une lanterne qui venait à lui, et il constata, avec le plus grand étonnement que la porte de sa mansarde était ouverte. Il s’avança pour la refermer… mais à la même minute l’être humain qui venait avec sa lanterne s’arrêta, éleva son luminaire dont le rayon frappa Saint-Vallier en plein visage.

Le jeune homme recula…

L’homme à la lanterne, qui n’était autre que le gardien qui revenait pour mettre le cachot à l’ordre pour obéir aux instructions de Foxham, poussa un cri terrible, se rua en avant, repoussa la porte, la verrouilla et la cadenassa. Puis, comme s’il eût eu le diable à ses trousses, il prit sa course vers sa loge, comme un fou se jeta hors de la caserne, dit quelques mots rapides aux sentinelles de la Place et gagna la basse-ville.

Au bout d’un quart d’heure il arrivait, tout essoufflé, devant la caserne de la rue Champlain.

— Qui vive ! cria une sentinelle.

— Haldimand !… répondit le gardien.

C’était le mot de passe.

— Que veux-tu ?

— Parler au lieutenant Foxham.

La sentinelle s’approcha et reconnut un soldat de la caserne des Jésuites.

— Que lui veux-tu à Foxham ? demanda la sentinelle.

— Je veux lui parler… Il pense que Saint-Vallier est mort, mais il est vivant !

La sentinelle fit un saut en l’air.

— Hein ! s’écria-t-elle abasourdie, Saint-Vallier est vivant !

— Il est dans son cachot !

L’autre chancelait…

— Allons ! dit le factionnaire au bout d’un moment comme s’il fût sorti d’un rêve, viens, je vais te conduire !

Le lieutenant était en chemise et se préparait à se mettre au lit, très satisfait de la besogne qu’il avait accomplie. Il n’en demeurait toujours pas moins intrigué par l’apparition de Saint-Vallier qu’il avait frappé d’un poignard et jeté ensuite dans la citerne des Jésuites. Ce Saint-Vallier avait plus que le diable au corps !…

Mais en voyant accourir le gardien qui l’avait aidé à lancer Saint-Vallier dans la citerne, et surtout en le voyant apparaître livide et tremblant d’épouvante, Foxham fut pris d’une vive et terrible appréhension.

— Que viens-tu m’apprendre encore ? demanda-t-il la voix agitée.

— Que Saint-Vallier est dans son cachot !

Foxham bondit, saisit le gardien à la gorge, serra à l’étouffer et rugit, hors de lui :

— Imbécile ! viens-tu ici expressément pour te moquer de moi ?

— Monsieur, hoqueta le pauvre diable à demi étouffé… je viens… de renfermer… Saint-Vallier dans son cachot !

Le lieutenant lâcha prise, ahuri, hébété.

Le gardien fit le récit de l’apparition qu’il avait vue : c’est-à-dire Saint-Vallier debout dans son cachot, tout ensanglanté, chancelant, déchiré… c’était un spectre affreux !

Foxham sentait la peur pénétrer dans ses moelles.

— Je veux voir de mes yeux, prononça-t-il, les dents serrées.

Il s’habilla à la hâte et se dirigea avec le gardien vers les casernes des Jésuites.

Mais quelle ne fût pas la stupéfaction du gardien lorsque, après avoir tiré la porte du cachot de Saint-Vallier, il constata que celui-ci avait disparu !

— Allons ! tu as rêvé ! ricana Foxham, Saint-Vallier est bien mort ! Regarde, le cachot est vide !

Le gardien entra, tremblant, avec sa lanterne à la main.

Alors Foxham poussa un cri d’étonnement, se baissa rapidement et se mit à examiner le trou de la trappe pratiquée dans le plancher : Saint-Vallier n’avait pas remis le lit en place et n’avait pas refermé le panneau.

Ce fut pour le lieutenant la clef du mystère : il apprenait comment Saint-Vallier sortait et rentrait dans son cachot !

Oui, mais…

En effet, il restait un mais… c’est-à-dire un autre coin du voile mystérieux sous lequel il ne pouvait voir. Comment se faisait-il, lorsque Saint-Vallier était hors de sa prison, que son gardien constatait sa présence dans le cachot ?… Avait-il le don d’ubiquité ?… Ou par une poudre magique trouvait-il le pouvoir de se rendre invisible ou visible et à tel endroit qu’il lui plaisait ?… Ou bien possédait-il véritablement un don de sorcellerie ?… Foxham était plutôt enclin à pencher pour cette dernière hypothèse, car il ne manquait pas de sorciers à cette époque qui accomplissaient des prodiges ! Et si vraiment Saint-Vallier était sorcier…

À cette pensée Foxham sentit une sueur froide couler le long de sa nuque !

Non… le mystère pour Foxham était loin d’être approfondi, pour la bonne raison qu’il ignorait la ressemblance entre Pierre Darmontel, qu’il avait assassiné croyant tuer Saint-Vallier et qu’il avait jeté dans une citerne, et Saint-Vallier lui-même. Il ignorait encore que le fils de M. Darmontel était revenu d’Europe.

Foxham s’en retourna à sa caserne, mais pas tranquille du tout, s’imaginant que Saint-Vallier n’était pas mort, bien qu’il l’eût vu percé de coups et inanimé à ses pieds ! Et si Saint-Vallier n’était pas mort, alors sa vie à lui, Foxham, ne valait plus grand chose ! Car Saint-Vallier allait sûrement se venger !… Et qui sait si déjà Saint-Vallier ou son spectre ne le guettait pas sur quelque coin de ruelle pour le poignarder à son tour ?… Foxham, à présent, courait, avec des pistolets dans ses mains, un poignard aux dents, la peur sur la nuque ! Il se croyait poursuivi par le terrible Saint-Vallier…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Non… Saint-Vallier n’était pas mort, mais il n’en valait guère mieux.

Au cri jeté par le gardien, au choc de la porte qui fut poussée violemment, au bruit des verrous, le jeune homme parut revenir à lui. Un frisson d’angoisse le secoua en entier, il se demandait pourquoi Pierre Darmontel n’était pas là !… Car dans la seconde où le cachot avait été éclairé par la lanterne du gardien, Saint-Vallier avait vu le lit défait, le cachot vide… et il lui avait même semblé qu’il avait aperçu du sang quelque part… c’était peut-être sur les couvertures du lit de camp ! De sa main droite il tâtonna le lit… oui, les draps étaient mouillés ! Était-ce du sang ?… L’obscurité ne lui permettait pas de voir !…

Il demeura un moment debout au milieu du cachot, immobile, sa tête dans les mains. Puis, comme s’il eût obéi à un nouvel instinct, il s’approcha de la trappe, se laissa glisser lentement au travers et s’en alla…

Bientôt il était dehors, dans l’air froid de la nuit, il suivait exactement le chemin qu’il avait parcouru de la demeure de M. Darmontel aux casernes ; sans le savoir il refaisait le même chemin. Il marchait très lentement, il s’arrêtait, respirait en râlant, repartait, titubait terriblement, hoquetait…

Et il parut surpris en se voyant au bout d’une demi-heure environ devant la porte de M. Darmontel. Sa tête tourna, il oscilla… pour ne pas tomber il se retint avec une énergie farouche au cadre de la porte. Puis d’une main tremblante il parvint à saisir le heurtoir… il n’eut pas la force de le soulever. Il laissa échapper ce nom en même temps qu’un sourd gémissement :

— Monsieur Darmontel !…

Il s’écrasa lourdement sur les dalles du portique.

Un cri de femme retentit à l’intérieur de la maison jusque-là silencieuse, des lumières brillèrent par les croisées et cinq minutes après M. Darmontel et deux serviteurs apparaissaient sur le portique et découvraient le corps sanglant et inanimé de Saint-Vallier.

Rapidement M. Darmontel donna des ordres brefs aux serviteurs qui soulevèrent avec précautions le corps sanglant et le transportèrent dans un salon.

Louise, à demi vêtue, folle de douleur, demeurait anéantie dans un fauteuil.

Saint-Vallier était là, les vêtements en lambeaux et tout souillés de sang, la poitrine percée de coups et couverte de sang coagulé, le corps rigide…

M. Darmontel, la gorge déchirée par un sanglot, murmura indistinctement, mais assez pour que Louise entendît :

— Pauvre garçon… il est mort !

Louise se dressa dans un bond, jeta un cri de folie, et tomba à la renverse sur le tapis du salon où elle demeura sans mouvement. Elle était évanouie…

M. Darmontel faillit perdre la tête…

Il jeta un juron sonore, appela d’une voix rude les deux femmes de service qui étaient couchées à l’étage supérieur, rudoya ses deux serviteurs pour la première fois, puis leur cria avec rage :

— Eh bien ! idiots que vous êtes, qu’attendez-vous pour aller chercher le chirurgien ?

L’un des serviteurs s’élança hors de la maison.

Il s’écoula trois quarts d’heure avant que le serviteur revînt amenant le vieux médecin français que nous connaissons. Pendant ce temps les deux femmes de chambre de Louise s’étaient occupées de la jeune fille qui, au bout de dix minutes, avait repris possession de ses sens. M. Darmontel et son autre domestique avaient transporté le corps inanimé et rigide de Saint-Vallier dans une chambre provisoire en attendant l’arrivée du médecin.

Malgré les ordres de son père Louise était revenue près de son fiancé.

Le vieux médecin français, aidé des femmes, avait lavé les plaies du jeune homme et appliqué des tampons sur les blessures d’où le sang s’était remis à couler. Il avait réussi à arrêter tout à fait l’hémorragie. Puis il avait déclaré à Louise et à son père, muets de consternation et de douleur, qu’il y avait encore un peu de vie dans le corps du jeune homme.

— Pour être vrai, ajouta-t-il, ce n’est qu’un souffle qui l’anime, un souffle qui peut s’éteindre de seconde en seconde !

Louise était désespérée, et renversée sur une bergère au chevet du lit, elle pleurait.

— Ainsi, demanda M. Darmontel au médecin, vous désespérez de le sauver ?

— Monsieur, je ne veux rien promettre. Une fois cette hémorragie arrêtée, je panserai les blessures qui sont affreuses et profondes et je ferai le nécessaire pour ranimer ce souffle que je devine !

Et le vieux médecin peu après se mit à l’œuvre.

À huit heures du matin il quittait la demeure de M. Darmontel promettant de revenir le midi. Il avait défendu à qui que ce soit de pénétrer dans la chambre du blessé avant son retour.

Cette fois Saint-Vallier avait été transporté dans la chambre même de Louise qui occupait un des angles de la maison au rez-de-chaussée.

Malgré les ordres formels du médecin, Louise, vers dix heures de la matinée, ne put résister au désir d’aller jeter un coup d’œil dans la chambre.

Sans bruit, elle ouvrit la porte, regarda le blessé dans la demi-obscurité qui régnait, vit son visage livide… mais elle sentit une joie immense gonfler son cœur lorsqu’elle entendit une respiration presque régulière… Saint-Vallier paraissait dormir tranquillement !

Et encore Louise Darmontel ne put résister à un autre désir… ce fut une poussée irrésistible : elle approcha sur la pointe des pieds jusqu’auprès du blessé et posa un baiser tendre sur son front !

Les lèvres de Saint-Vallier, comme en un rêve, s’écartèrent doucement et sourirent !

Louise pensa de s’évanouir de joie… elle s’enfuit !