Éditions Édouard Garand (p. 54-57).


XII

LES CACHOTS SECRETS


Tandis que Foxham achevait sa terrible besogne aux Jésuites, une autre scène se passait aux casernes de la rue Champlain.

Cinq hommes venaient d’approcher à pas de loup des casernes, et celui qui marchait en tête avait dans chacune de ses deux mains un pistolet, il portait un long manteau noir et sa tête était encapuchonnée. Si Foxham se fût tout à coup trouvé en face de cet homme, il eût été pétrifié par la stupeur sinon par l’épouvante : cet homme n’était autre que Saint-Vallier lui-même !

À quelques pas de la caserne, Saint-Vallier arrêta ses hommes et leur murmura ces ordres :

— Il y a là deux sentinelles dont il importe de s’emparer, sans faire de bruit, et de les réduire à l’impuissance, il ne faut tuer qu’en cas d’absolue nécessité !

— C’est bon, dit un des quatre hommes, je me charge de cette besogne avec Duchêne.

— Et moi je les ligoterai, reprit Saint-Vallier, tandis que vous les maintiendrez, j’ai des cordes solides.

Saint-Vallier reprit sa marche suivi de ses hommes.

Les deux sentinelles, pour se dégourdir, marchaient devant la caserne tout en causant à voix basses ; ils étaient en train de commenter l’incident qui s’était passé une demi-heure auparavant, lorsque Foxham les avait éveillés et leur avait fait emporter les deux sentinelles tuées dans le living-room par les balles de Saint-Vallier. Trop intéressés à leur conversation les deux factionnaires n’entendirent pas Saint-Vallier et ses hommes s’approcher. Et soudain, sans même avoir le temps de jeter un cri d’alarme, ils furent saisis, renversés, bâillonnés et ligotés.

— Allez les jeter dans cette guérite ! commanda Saint-Vallier.

Cette opération avait été faite rapidement et sans bruit.

Puis Saint-Vallier entraîna ses hommes vers l’entrée principale des casernes.

Là, il commanda à deux de ses hommes de demeurer en faction et de le prévenir en cas de danger, et se fit suivre par les deux autres.

Saint-Vallier connaissait les aires de la caserne, il l’avait visitée une fois. En entrant, on se trouvait dans une grande salle, qui était la salle commune des soldats. Au fond il y avait une porte donnant sur un corridor qui conduisait au dortoir d’un côté, et de l’autre vers l’antichambre qui précédait le living-room de Foxham. La salle était à demi éclairée par une lanterne accrochée à une solive du plafond. Saint-Vallier décrocha la lanterne et dit à ses deux compagnons :

— Suivez-moi sans bruit !

Il se dirigea vers le corridor qu’il suivit jusqu’à l’antichambre. Là, il s’arrêta pour écouter une conversation à voix basse qui partait du living-room.

— Attention ! souffla-t-il à ses deux compagnons.

Il frappa rudement dans la porte.

— Qui va là ? demanda en anglais une voix à l’intérieur, mais une voix inconnue à Saint-Vallier.

Celui-ci ne répondit pas. Et comme rien ne bougeait, il frappa encore.

Cette fois il entendit un pas s’approcher de la porte, puis cette porte fut ouverte. Dans l’entre-bâillement un soldat apparut.

Saint-Vallier sauta dessus et le renversa.

— Ligotez ! commanda-t-il à ses hommes.

Ceux-ci s’empressèrent d’exécuter l’ordre.

Mais l’autre factionnaire jeta un cri d’alarme.

Saint-Vallier bondit jusqu’à lui et, lui mettant un poignard sur la gorge, dit à voix ardente et basse :

— Si tu cries encore, je te tue !

Le pauvre diable devint livide de peur.

Alors les compagnons de Saint-Vallier, qui avaient bâillonné et ligoté le premier factionnaire, s’approchèrent.

— Celui-ci, maintenant ! dit-il. Ah ! diable, nous allons manquer de cordes ! Maintenez-le, ajouta-t-il.

À l’aide de son poignard il coupa des lisières d’étoffe dans son manteau et en bâillonna et lia solidement le factionnaire.

— Et de quatre ! dit-il. Allons ! je pense maintenant que je vais pouvoir travailler en paix.

Il enjoignit à ses compagnons de faire le guet et il pénétra dans la chambre à coucher de Foxham. Il vit la trappe, l’ouvrit et hardiment descendit à la cave.

Il se trouva bientôt devant deux cachots faits de grosses pierres et fermés par des portes de fer solide et cadenassées.

Il examina durant un moment le cadenas du premier cachot, puis il tira d’une poche de son habit un petit poinçon qu’il introduisit dans le trou destiné à la clef. Il tourna le poinçon en tous sens… il travailla longtemps la sueur au front.

— Diable ! murmura-t-il à la fin, voici un cadenas compliqué !

Il prit sa lanterne et examina le second cadenas, il paraissait de même fabrique.

Comme s’il eût été découragé, il se mit à promener la lumière de sa lanterne autour de lui, et comme s’il eût cherché un outil quelconque pour briser le cadenas. Les rayons de la lanterne firent briller un objet au plafond. Saint-Vallier leva la tête et aperçut, accrochée à une solive, une clef. Il sourit, prit la clef, l’examina et pensa :

— Il n’y a aucun doute que cette clef sert à ouvrir ces cadenas, et c’est une précaution du gardien qui, pour ne pas s’exposer à la perdre, la laisse accrochée à ce clou.

Il alla de suite au premier cachot et introduisit la clef dans le cadenas. Mais avant de tourner, il écouta. Aucun bruit ne venait de l’intérieur de ce cachot pas plus que de l’autre.

Saint-Vallier fit jouer la clef, retira le cadenas et tira à lui une porte massive et très lourde qui grinça lugubrement dans ses gonds.

Pâle et agité tout à coup, il projeta les rayons de sa lanterne dans le cachot… il était vide !

Saint-Vallier tressaillit violemment.

— Oh ! se dit-il, est-ce que Du Calvet aurait été de nouveau changé de cachot ?

Il frémit à la pensée que peut-être, après qu’il eût emporté Louis Du Calvet, Foxham, par prudence, aurait transféré son prisonnier dans un autre cachot et en un autre endroit de la ville.

Il repoussa avec rage la porte du cachot vide et passa à la seconde porte.

Cette porte s’ouvrit plus difficilement, et l’on eût dit qu’elle était rouillée.

Saint-Vallier commençait de perdre tout espoir… mais il frissonna de joie lorsque la lumière de la lanterne lui fit voir une silhouette humaine couchée sur un tas de paille humide.

Il entra et regarda un moment cet homme qu’il eut peine à reconnaître : c’était le fantôme de Du Calvet… c’était un squelette !

Saint-Vallier le toucha au front, et il pensait toucher un cadavre !

Du Calvet ouvrit des yeux étonnés et souleva sa tête.

— Monsieur Du Calvet, murmura Saint-Vallier, je vous apporte enfin la liberté !

Du Calvet se dressa dans un bond, saisit le jeune homme dans ses bras et balbutia :

— Oh ! mon ami… mon ami… Vous êtes donc un ange envoyé par Dieu !

— Monsieur, interrompit Saint-Vallier, nous n’avons pas une seconde à perdre… venez ! Un navire à moi, à bord duquel vous attend déjà votre fils, va vous transporter loin de ces lieux maudits… loin des cachots d’Haldimand ! Venez…

— Mon fils ! avez-vous dit, monsieur ?… s’écria Du Calvet chancelant et presque fou de joie.

— Oui, oui, venez !

Et Saint-Vallier, sachant combien les minutes étaient précieuses, poussa Du Calvet vers l’escalier. Mais lui, faible, titubant, ne pouvait à peine marcher. Le jeune homme l’aida à monter.

L’instant d’après ils étaient dans la chambre à coucher de Foxham, et Saint-Vallier, en soupirant avec un grand allégement, laissa retomber la trappe.

Puis il se dirigea vers la porte qui ouvrait sur le living-room en disant à Du Calvet :

— Suivez-moi !

Mais alors il tressaillit… il venait de remarquer, par la porte qu’il avait laissée entr’ouverte, qu’il n’y avait plus de lumière dans le living-room.

Il ouvrit brusquement la porte en élevant sa lanterne… Mais au même moment une voix bien connue de Saint-Vallier rugissait cet ordre :

— Feu !

Cinq… dix… vingts coups de feu retentirent, des éclairs jaillirent de tous côtés, des balles ricochèrent contre les murs, une épaisse fumée de poudre emplit la chambre.

Mais ni Saint-Vallier ni Du Calvet n’avaient été atteints par les balles !

— En avant Du Calvet ! rugit Saint-Vallier en prenant ses pistolets… faisons-nous un chemin au travers de ces maudits !

Dans la fumée qui s’évaporait déjà Saint-Vallier distingua des ombres humaines devant lui. À tout hasard il déchargea ses deux pistolets, et se rua tête baissée…

Mais un choc violent dans sa poitrine l’envoya rouler à trois pas de là, et au même instant un homme se jetait sur lui, levait un poignard à lame aiguë et étincelante et par cinq fois enfonçait… plongeait comme avec une sorte de furie sauvage l’arme dans la poitrine du jeune homme… Saint-Vallier poussa un rugissement sourd, gigota terriblement durant une minute, puis il demeura inanimé.

Alors Foxham se releva, avec son arme sanglante à la main, livide, mais triomphant et murmurant :

— Oui, cet homme avait décidément le diable dans le ventre ! Mais cette fois je veux être écorché vif, si ce damné Saint-Vallier n’est pas mort pour tout de bon !

Quant à Du Calvet, il n’était pas revenu ni de son horreur ni de son épouvante, qu’il était saisi et emporté de nouveau à son cachot.

Pendant vingt minutes Foxham et ses soldats demeurèrent immobiles autour du cadavre de Saint-Vallier. Foxham n’avait pas abandonné son poignard, prêt à frapper qu’il était encore si seulement le cadavre à ses pieds eût remué le moindrement.

Puis il poussa du pied ce cadavre et dit :

— C’est bien fini…

Et il ajouta, comme s’il se fût parlé à lui-même :

— Mais comment a-t-il pu faire pour se tirer hors de la citerne, à moitié mort qu’il était, me dépasser et arriver ici avant moi !…

Les sourcils froncés, il médita. Puis hochant la tête, il regarda ses hommes autour de lui et dit :

— Il faut faire disparaître ce cadavre !… Attendez ! ajouta-t-il au moment où des soldats allaient soulever le corps de Saint-Vallier.

Foxham s’était repris à réfléchir, il avait une idée, une idée qui le faisait sourire étrangement… cruellement. Mais, cependant, sa pensée le ramenait malgré lui à la citerne des Jésuites !

Foxham commençait à croire à la magie ! Oui… il fallait que ce Saint-Vallier fût sorcier !…

Mais n’importe : sorcier ou non, il y avait là un cadavre… un vrai cadavre celui-là… et, il n’y avait plus de doute possible, ce cadavre était celui de Saint-Vallier !

Foxham ricana sourdement.

Puis il appela quatre de ses hommes, les attira à l’écart et dit à voix basse :

— Vous allez prendre ce cadavre, le charger sur un brancard, puis vous vous dirigerez à la haute-ville et vous irez le déposer devant la porte de Darmontel. Tenez ! prenez ceci !

Et Foxham mit dans leurs mains une lourde bourse.

Puis il ordonna aux autres soldats de se retirer.

Quelques instants après, le cadavre de Saint-Vallier était emporté à la haute-ville.

Et Foxham ricanait encore en songeant :

— Oh ! si elle me dédaigne… je serai toujours bien vengé !

Il pensait à Louise Darmontel…