Éditions Édouard Garand (p. 65-67).

II

UNE NOUVELLE TRAME


Haldimand s’était définitivement lassé.

En l’automne de 1782 les prisons commencèrent à s’ouvrir peu à peu pour rejeter à la lumière du jour les malheureux qui avaient cru y terminer leur existence. Mais ce ne fut qu’au mois de mai 1783 que Du Calvet fut libéré. Il fut libéré comme tous les autres, sans savoir encore quel avait été au juste son crime. N’importe ! il ne pouvait refuser la liberté que lui rendait enfin Haldimand, plus fatigué de sa propre tyrannie que ne l’était le peuple… il en était si lassé qu’il demanda à la métropole anglaise de lui donner un successeur. Celle-ci ne se rendit pas à sa demande.

Alors, Du Calvet, qui avait tant souffert… Du Calvet, qui rentrait dans la vie l’âme pleine du deuil de l’épouse aimée… Du Calvet, vieilli, usé, ruiné de corps et de biens, mais ayant l’espoir de voir son nom se perpétuer par son fils émigré aux États de la Nouvelle-Angleterre et qu’il allait bientôt serrer dans ses bras, oui, Du Calvet songea, alors, à demander à l’Angleterre, à son roi, à ses ministres, la justice qu’il avait tant réclamée pour lui et pour ses compatriotes canadiens et qu’on lui avait brutalement refusée… Du Calvet partit pour l’Angleterre.

Ce fut une lutte âpre, acharnée qu’il dirigea contre la partisanerie de l’administration canadienne. Il étala ses souffrances et celles de ses concitoyens des bords du Saint-Laurent avec une vigueur, une fougue, une véhémence, mais en même temps avec une sincérité qui finit par attirer l’attention de ceux qui essayaient de paraître les plus indifférents.

Sa voix éclata, résonna dans les brumes d’Angleterre. Il demandait qu’on rappelât Haldimand du Canada et qu’on instruisit un procès contre lui ; « car, ajoutait, Du Calvet, votre serviteur a trahi les intérêts de son pays et de son roi ! Qu’on le dépouille des ornements du pouvoir et de l’autorité, qu’on le traduise devant vous comme un simple mortel tel qu’à vos yeux je me présente, et vous verrez, messieurs, un homme venir avec des mains trempées dans le sang de l’innocence, et un serviteur qui, par une tyrannie insensée, par manque de jugement et de clairvoyance, a failli jeter tout un peuple loyal dans les mains des Américains et faire perdre à la couronne d’Angleterre une splendide colonie ! »

Et la voix tonnante du grand patriote traversa les océans, elle vint troubler l’esprit et la conscience d’Haldimand, elle vint frapper d’épouvante tous ces êtres de l’ombre rampants et visqueux qui avaient été autour de lui les serpents souffleurs de l’esprit du mal.

Foxham et le colonel Buxton avaient été tellement terrifiés qu’ils s’étaient réunis un soir en un mystérieux conciliabule chez l’un de leurs associés, le major Toller.

C’était au mois de novembre 1783.

Les trois hommes s’étaient réunis dans un petit cabinet-bibliothèque, autour d’une table placée près d’une cheminée qui les éclairait.

Tous trois parlaient à mi-voix. Leurs paroles étaient rudes, brèves, saccadées. Leurs lèvres tremblaient, leurs regards étaient chargés de haine, leurs gestes avaient des mouvements foudroyants.

— À moins d’agir vite, disait le colonel Buxton, nous sommes tous perdus !

— Il faut frapper… mais frapper sûrement ! gronda Foxham.

— Frapper au cœur ! ajouta Toller.

Ce major Toller était un gros homme, fort joufflu et fort corpulent, qui ne vivait que pour les joies qu’apporte l’existence aisée. Sa situation lui rapportait bon an mal an dix mille livres sterling. Jamais en Angleterre il n’avait gagné autant, car il était venu au Canada comme un simple subalterne qu’Haldimand avait élevé, après sa nomination au poste de lieutenant-gouverneur, à une situation importante de sa maison militaire.

— Car, reprit Buxton, si Haldimand est rappelé, nous tombons !

— Il sera certainement rappelé, si ce damné Du Calvet continue son tapage à Londres ! dit Foxham avec un accent de haine indicible.

— Hé ! s’écria tout à coup Toller, que n’avez-vous frappé lorsque vous en aviez l’opportunité ?

— Savais-je qu’il allait un jour revoir la lumière du soleil ? rugit Foxham avec colère.

— Certes, nous ne pouvions prévoir ! admit Buxton.

— Ces imbéciles de juges ne parvenaient pas à s’entendre ! gronda Foxham.

— Il aurait fallu leur mettre le couteau sur la gorge ! grommela Toller.

— Écoutez, reprit Foxham. J’ai médité un plan : celui de me rendre en Angleterre et de faire disparaître Du Calvet.

Good ! cria Toller. Là-bas, on ne saurait vous soupçonner de cette disparition, tandis qu’ici…

— Il ne faut pas oublier, intervint Buxton, que Du Calvet sera sur ses gardes !

— Certes, admit Foxham. Mais il sera facile de l’attirer dans un piège.

— Et vous vous chargeriez de cette besogne ? interrogea avidement Toller.

— Je suis prêt à m’en charger à deux conditions.

— Dites ! fit Toller en prenant sur la table à une écritoire une plume pour mettre en note les conditions du lieutenant.

— Première condition ; il faut une somme de vingt-cinq mille livres pour couvrir les frais de l’entreprise. De ma propre bourse j’y vais de suite de cinq mille livres.

— Il reste vingt mille livres, dit Buxton.

— Ajoutez de ma part cinq autres mille livres, dit Toller.

— Et cinq mille de la mienne, reprit Buxton.

— Ce qui fait de suite quinze mille livres, dit Foxham. Il ne reste donc plus que dix mille livres à trouver.

— Je me charge de cela, déclara Toller. Et maintenant, voyons l’autre condition.

— Seconde condition, dit Foxham, c’est un homme de ma trempe qu’il me faut pour me seconder.

— Je suis cet homme ! prononça Buxton en frappant la table de son poing.

— Donc, tout va bien, reprit Foxham. Il ne reste plus qu’à nous entendre sur la marche à suivre, sur le plan définitif à adopter, plan que nous pourrons modifier là-bas suivant les circonstances.

— Et qu’à partir de suite ! compléta Toller.

— Sans doute. Quand part le prochain navire ? demanda Foxham.

— Le prochain et dernier, dans huit jours.

— Eh bien ! dans huit jours nous serons prêts ! déclara Foxham.

Cette fois Du Calvet venait d’être pour tout de bon condamné à mort. Puisque le tribunal et les cachots d’Haldimand n’avaient pas réussi, ces hommes allaient réparer l’insuccès !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans un salon qui attenait au petit cabinet-bibliothèque, Marguerite Toller, tremblante et livide, avait entendu ces propos et saisi toute la trame.

Malgré son caractère peu sérieux, elle avait un cœur bon et charitable. Jamais elle n’avait soupçonné son père d’être mêlé à cette clique pernicieuse qui n’avait cessé d’entretenir dans l’esprit d’Haldimand la haine et la tyrannie. Margaret, à cette découverte, en demeurait tout éperdue.

Quant à Foxham, elle s’imaginait bien un peu qu’il avait manigancé quelque chose de mystérieux et de sombre, mais elle avait toujours pensé que c’étaient des affaires de politique dont elle ne se souciait nullement de se préoccuper. Elle connaissait fort bien la haine de Foxham contre Saint-Vallier, mais elle n’avait pas manqué de surprendre ses attentions auprès de Louise Darmontel. Elle en avait déduit que son cousin haïssait Saint-Vallier parce qu’il en était jaloux. Et comme elle n’était pas jalouse pour un sou, elle avait hoché la tête avec dédain. Elle savait encore que Foxham n’aimait pas le moindrement les habitants de langue française en Canada ; mais elle était loin de supposer que sa haine de la race en eût fait un assassin vulgaire. Certes, elle ne s’émouvait pas outre mesure à l’idée qu’un individu pût faire disparaître un ennemi dangereux, du moment que cet ennemi était une menace positive. Mais voilà qu’on venait de décréter la mort de Du Calvet. Or, selon elle Du Calvet ne menaçait l’existence de personne. Non pas qu’elle sympathisât avec ce Du Calvet ou avec la race française du pays, car, imbue des idées anglo-saxonnes du temps, elle était plutôt portée à mépriser cette race qu’à la haïr. Qu’était-ce que cette race de paysans ignorants, comparée à celle dont elle était issue ?… Toutefois, parmi cette race elle n’avait pu s’empêcher d’admirer certaines personnalités, elle avait grandement estimé la famille Darmontel, elle avait aimé Louise dont elle ne cessait de déplorer le malheur et l’éloignement. Mais comme elle était de nature plutôt passive et paisible, aimant la vie telle qu’on la lui avait faite jusqu’à cette heure, et croyant qu’il était dû à tout le monde d’aimer et de jouir de cette même vie, la trame ourdie contre l’existence de Du Calvet l’impressionnait terriblement.

À quoi bon faire mourir cet homme ? N’avait-il pas assez souffert déjà ?…

Elle aurait voulu s’opposer à ce projet qui lui répugnait souverainement, mais elle ne s’en sentait pas la force. Elle se contenta donc de déplorer la perfidie de Foxham et la mollesse de son père qui se laissait entraîner en de tels complots.

Tout en réfléchissant, Margaret s’était laissé choir sur un canapé où elle finit par s’assoupir.

Une voix la réveilla en sursaut.

— Eh ! charmante cousine, ne seriez-vous pas mieux dans votre lit moelleux que sur ce canapé ?

C’était Foxham.

— C’est vrai, répondit avec un sourire contraint la jeune fille. J’attendais que mon père en eût fini de son entretien avec vous et le colonel.

— Soyez tranquille, cousine, nous en avons fini. Votre père achève de conclure une petite affaire personnelle avec le colonel, puis nous partirons… et nous ne serons plus ces barbares qui empêchent une jeune fille aimable et jolie d’aller se reposer dans son nid de fauvette !

Foxham parlait avec enjouement, tout comme s’il eût eu l’esprit tranquille et la conscience nette.

Margaret le regarda profondément et lui dit tout à coup, sans saisir au juste la portée de ses paroles :

— Vous n’avez pas peur, Daniel ?

Foxham parut d’abord surpris. Puis il se mit à rire.

— Peur ! dit-il, pourquoi ? Est-ce vous qui voulez me faire peur ?

— Peut-être ! sourit Margaret avec mélancolie.

— Comment, belle cousine ?

— En vous faisant, enfermer dans un cachot… dans un cachot, par exemple, comme ceux de votre caserne !

Foxham partit de rire aux éclats.

— Cousine, vous êtes folle, je pense ! Pourquoi m’enfermer dans un cachot ?

Margaret se leva, regarda Foxham en plein dans les yeux et répliqua lentement et froidement :

— Pour vous empêcher de commettre une vilaine action !

Foxham fit un pas de recul et regarda avec effroi la jeune fille.

Elle ajouta gravement :.

— Prenez garde, cousin… Rappelez-vous cette parole de l’Écriture ; « Qui frappe de l’épée, périra de l’épée ! »

Elle s’éloigna, laissant Foxham médusé… presque terrifié…