Les aventures extraordinaires de deux canayens/02/VI

Imprimerie A.-P. Pigeon (p. 68-73).


VI

COMMENT L’AUTO-AÉRIEN LE « WAWARON » ENTRA AVEC GLOIRE DANS LES ANNALES DE L’HISTOIRE.

Il faudrait plus d’un volume pour narrer tous les faits, les aventures fabuleuses dont nos deux amis furent les héros, et il est à espérer qu’un jour ils publieront avec force détails non seulement ce qu’il leur fut donné de voir mais aussi les œuvres auxquelles ils coopérèrent.

Sachons cependant que durant les premiers mois de leur voyage aérien, ils firent plus de trois fois le tour du monde, voyageant de nuit, parfois illuminés, et toujours à de très grandes hauteurs. Souvent ils atterrissaient et sans que l’auto-aérien soit vu, tant ils prenaient soin de le bien cacher, ils se rendaient à des villages, même dans des petites villes, où ils parvenaient à se procurer des objets de grande valeur pour des sommes modiques.

C’est ainsi qu’ils visitèrent les Indes, la Chine, le Japon, explorèrent l’Amérique Centrale, les régions mystérieuses de l’Afrique, et n’oublièrent pas l’Océanie. Ils auraient bien visité les deux pôles, mais ils remettaient ce voyage à plus tard.

Personne encore se doutait que le bolide n’était autre chose qu’un dirigeable, et nos amis se gardaient bien de révéler leur identité.

Cependant ils savaient bien que cet incognito ne pouvait durer éternellement et que l’heure approchait à laquelle le nouvel empereur devrait se révéler et prendre la place qu’il voulait avoir, qu’il désirait occuper dans le concert des grandes puissances.

Pour cela il fallait préparer les populations du globe, pousser la curiosité humaine à son paroxysme et, comme on dit en terme de théâtre, bien disposer le public pour le grand coup de scène.

Shakespeare a dit quelque part : “The world is a stage and every man an actor”.

Oui, le monde est un grand théâtre, mais l’immensité de l’espace est plus grande encore et Baptiste Courtemanche et Titoine Pelquier pouvaient se vanter d’être de fameux comédiens.

Maintenant que leur public semblait bien préparé, il leur fallait lancer leur publicité. (Il est étrange de constater combien la comédie humaine diffère en peu de chose de celle que l’on joue sur nos scènes lyriques, et ceci se comprend d’autant mieux qu’après tout au théâtre on s’efforce de représenter ce qui se passe dans la vie journalière.)

Titoine Pelquier, duc de Ste-Cunégonde et baron des Tanneries, qui occupait à lui seul les différents ministères du gouvernement de l’Empire de l’Espace, prit donc sa meilleure plume et écrivit les documents qui émotionnèrent à un si haut degré les peuples de la terre.

Avant de partir ils s’étaient procuré des costumes spéciaux que Philias Duval leur avait achetés chez un costumier bien connu de la rue Notre-Dame, à Montréal, et après avoir étudié la question, ils résolurent de commencer leurs visites par Londres. La première fois ils y jetèrent leur carte de visite, mais comme ils jugèrent que cela n’était pas suffisant, ils résolurent de se présenter personnellement, c’est-à-dire d’y conduire le « Wawaron ».

Depuis quelques jours, la population de la bonne ville de Londres était mise en émoi par des incursions d’avions boches, quelquefois de simples aéroplanes, d’autres fois par des zeppelins. Tous ont lu dans les journaux les comptes-rendus de ces attaques et des terribles efforts qui malheureusement en furent les conséquences.

La kultur teutonne

Tout d’abord consternés, puis petit à petit s’habituant — si le mot est logique — à ces honneurs, la malheureuse population de la grande métropole se résignait et acceptait courageusement ces ignobles manifestations de la kultur teutonne.

Car il n’y a pas à dire, la mentalité prussienne est chose qui peut paraître incompréhensible. Être arrivés scientifiquement à des réalisations de toute première grandeur, avoir cultivé les arts, la littérature et avoir pris une place prédominante parmi les nations, et s’abaisser aussi bas qu’il soit possible de se l’imaginer, de se dégrader moralement et matériellement au dernier degré.

Il faut être Boche pour l’expliquer. Boche pour le comprendre.

Donc depuis des semaines, des mois, les postes d’observations étaient nuit et jour en éveil. L’administration civile agissant conjointement avec les autorités militaires, prenaient avec soin les précautions les plus grandes, tout était mis à l’œuvre, des refuges spéciaux avaient été préparés pour le public qui était immédiatement prévenu par des signaux en cas de danger. Des experts se servant d’instruments spéciaux scrutaient sans relâche les moindres recoins du ciel.

Aussitôt que des dirigeables ennemis étaient signalés, l’alarme était donnée, le feu de barrage ouvert par l’artillerie et les avions anglais se mettaient en chasse. Le peuple se réfugiait dans les caves ou abris, d’autres plus braves, défiant le danger, se plaçaient sur les places publiques ou même montaient sur les toits pour mieux observer les différentes péripéties du combat.

Or, un matin, l’alarme fut donnée et le bruit se répandit qu’une attaque plus formidable que les autres avait lieu.

En effet, le combat était terrible, le bruit caractéristique des moteurs et des hélices des avions pouvait être entendu de tous, ceci mêlé au bruit des canons et aux détonations des projectiles.

Huit à dix super-zeppelins accompagnés d’une douzaine d’avions de tous genres attaquaient la ville, et la flotte aérienne britannique et l’artillerie s’efforçaient non seulement de les éloigner mais surtout d’en abattre et en mettre hors de combat le plus grand nombre possible.

La foule, comme nous nous en doutons, s’était réfugiée dans les abris, d’autres ne voulaient rien perdre du spectacle à la fois superbe et terrible qu’il leur était donné de voir, et ils restaient sur les places publiques ou grimpaient sur les toits.

En effet, cela valait la peine d’être vu, deux avions allemands avaient été abattus, un anglais avait dû se retirer étant hors de combat, et la bataille faisait rage, des bombes lancées par les aéroplanes boches avaient touché leurs buts, des flammes surgissaient des édifices atteints et des murs s’écroulaient avec fracas. On était donc dans la période la plus héroïque du combat lorsque quelque chose d’inouï se produisit.

Soudain une masse noire, produisant un bruit étourdissant, descendit des profondeurs du ciel. La canonnade cessa comme par enchantement, les avions anglais se précipitèrent vers leurs bases et les Boches s’enfuirent comme si le diable fut à leurs trousses. Ceux qui regardaient restèrent tout d’abord comme pétrifiés, puis un cri terrible sortit de toutes les poitrines : « Le bolide ! »

Non, braves gens, calmez vos sens abusés, ce n’était pas le fantasmagorique bolide qui depuis si longtemps défrayait les conversations, servait d’effarouchoir aux petits enfants, allumait de si véhémentes polémiques dans les journaux, mais tout simplement le pacifique « Wawaron » qui portait Baptiste Premier et son fidèle ministre le duc de Ste-Cunégonde, venant tous deux rendre visite à une nation amie

Oui, lecteurs, c’était le Wawaron portant sur son avant le drapeau britannique en signe de cordialité et à sa proue celui de l’Empire de l’Espace : « Étoiles d’or sur azur ».

L’ébahissement général fit place à un enthousiasme indescriptible, des cris de joie, des clameurs, des hourrah ! se firent entendre à un tel point que le bruit en était étourdissant.

Le ciel était libre de tout dirigeable ou avion, seul le Wawaron descendait graduellement et maintenant tous pouvaient parfaitement distinguer l’auto-aérien et son nom qui se détachait en lettres d’or à son avant.

Sur la passerelle, un porte-voix à la main, Titoine, duc de Ste-Cunégonde, vêtu pour la circonstance d’un costume de général de l’époque de la révolution française en 1793, avait à ses côtés Baptiste 1er  qui, lui, avait modestement endossé la capote grise et le petit chapeau du grand Napoléon.

Lorsque le Wawaron fut à une hauteur raisonnable, Pelquier se tourna vers Baptiste et lui dit :

« Ce qu’y sont épatés nos amis les Anglais, et puis les Boches y z’ont tout de même sapré leur camp. Mon vieux, ça prend des p’tits Canayens pour travailler de même.

Baptiste sourit, puis se rendit à la cabine et mettant les mains sur les manettes de propulsion il fit évoluer le Wawaron qui fit lentement le tour du dôme de St-Paul, puis se dirigea vers le square Trafalgar où Titoine laissa tomber un paquet qui tomba aux pieds de la statue de Nelson.

Des gardes qui se trouvaient là prirent le paquet sur lequel était inscrit : « Au Très Honorable Lloyd George, Premier Ministre ».

Les gardes lurent cette adresse avec surprise et donnèrent le paquet à un des “horse-guards” qui étaient de garde auprès de la statue, et celui-ci partit à toute vitesse dans la direction du palais du gouvernement.

Le ministre, qui lui aussi avait assisté de sa fenêtre à tout ce que nous connaissons, prit le paquet non sans une légère émotion, et l’ouvrant trouva une enveloppe armoriée contenant une lettre ainsi conçue :

Empire de l’Espace.

Auto-aérien « Le Wawaron ».

Excellence,

Les officiers de l’équipage de l’auto-aérien impérial, le Wawaron, sont heureux de saisir cette circonstance pour vous assurer de leur plus profonde considération et le prie de bien vouloir présenter à Sa Majesté le Roi et au peuple anglais l’assurance de leurs respectueuses et cordiales salutations.

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Le ministre s’informa du « Wawaron », mais il lui fut répondu qu’il était remonté à une hauteur telle qu’il n’était plus possible de le voir.

Alors il existait ce « Wawaron », l’Empire de l’Espace devait nécessairement exister aussi, et ce Baptiste 1er  devait être un bien puissant empereur pour posséder des dirigeables aussi perfectionnés que le « Wawaron ».

La nouvelle fit le tour du monde, la presse en fit ses délices et on oublia le bolide complètement. Mais ce fut surtout en Allemagne que la nouvelle fit sensation. Le Kaiser qui était parti pour le front surveiller une nouvelle attaque sur Soissons, revint « rapido presto » à Berlin consulter son chancelier.

« Eh bien ! lui dit-il.

« L’Empire de l’Espace existe on ne sait où, répondit von Reindflesh, le Wawaron aussi, même si bien que nos aviateurs en le voyant le prenant pour le fameux bolide se sont dispersés comme une nuée d’abeilles.

« Et von Bernstorff, est-il parti à sa recherche ? demanda Guillaume II.

« Oui, Sire, le comte suivant vos instructions, est parti avec un guide et accompagné de deux aéroplanes.

« Alors, ça va bien, dit le Kaiser, si c’est Bernstorff qui s’en occupe, je suis tranquille.

À Montréal, au Canada, la grande nouvelle fut aussi connue. Philias Duval en lisant le compte-rendu des journaux, se frotta joyeusement les mains.

« Décidément, se disait-il, je crois que j’ai bien placé mon argent.