Les aventures extraordinaires de deux canayens/02/VII

Imprimerie A.-P. Pigeon (p. 74-77).


VII

UNE PAGE D’HISTOIRE.

Le Wawaron s’était donc élevé dans l’espace et nos amis, après quelques minutes de silence, lorsqu’ils furent certains qu’ils ne pouvaient être vus, regagnèrent leur cabine et reprirent leur costume habituel.

Titoine Pelquier était songeur, il alluma sa fidèle bouffarde et se mit à arpenter le pont de l’auto-aérien.

Baptiste de son côté avait l’air tourmenté, on eût dit qu’une sourde préoccupation l’agitait. Titoine après avoir jeté un regard sur lui, lui dit :

« Eh ben, quoique t’as ?

Eh ben, quoique t’as ?

Courtemanche ne répondit pas et silencieusement faisait tourner ses pouces.

« Eh ben, t’entends pas, quoique t’as donc ? Maintenant que nous avons « suincé » les avions boches et « épastrouillé » les londoniens quoique l’on va faire, éiousque nous allons aller ? demanda Pelquier.

« Sais-tu, mon cher Titoine, répondit Courtemanche dont la figure était devenue sombre et dont les traits marquaient une vive inquiétude, que notre situation n’est pas si claire qu’on aimerait à le croire. Maintenant on sait que nous existons, que l’Empire de l’Espace se manifeste d’une façon tangible et qu’aucun doute n’est possible. Dans quelques heures le monde entier connaîtra l’aventure du Wawaron, sa présence imprévue et le désarroi qui en est résulté pour les dirigeables allemands.

« Eh ben, et pi après ! Les “English” seront contents, ils diront : « V’là nos amis » et les Boches, s’écria Titoine en riant, y s’ront en toryeu, quoique tu vois d’mal à ça ?

« C’est justement qu’ils pourront croire que nous les avons attaqués et prendront cela pour un « casus belli », répondit gravement Courtemanche.

« Tata, mon vieux, t’en fais trop des manières avec ces Iroquois-là, fit dédaigneusement Pelquier, avec ça qu’ils en mettent eux autres des gants blancs pour « timber » sur le bon monde, massacrer les femmes et les enfants, démolir les églises. Tu me fais suer avec ton « casus belli », les chiens enragés quand on leur loge une balle dans la cervelle, « esqu’on » leur envoie dire ?

« Mais nous représentons l’Empire de l’Espace et nous devons procéder diplomatiquement, répondit gravement Baptiste 1er .

« Tu vas les prévenir ? s’exclama Titoine.

« Oui, mon cher, moi, Baptiste 1er , je vais les prévenir, ce n’est pas une raison parce que ces cochons-là n’ont pas plus de cœur que des chiens que nous devons être de même.

« Et tu vas leur déclarer la guerre ? s’écria Titoine, mais comment ?

« Tu vas voir, répondit Courtemanche en se rendant vers la cabine et rectifiant la direction du Wawaron qu’il dirigea vers le continent européen.

Pelquier, après avoir observé son ami leva les épaules, puis se rendit à l’arrière du Wawaron et observait l’horizon avec une forte jumelle.

Ils étaient environ vers le milieu de la Mer du Nord lorsque Pelquier qui regardait toujours cria à son ami :

« Eh ! Baptiste, viens donc voir, on dirait trois aéroplanes qui se dirigent de notre côté.

Courtemanche prit les jumelles que lui tendait son ami, mais à peine eut-il regardé quelques secondes qu’il poussa un cri :

« Des avions boches !

« Des avions boches ! s’écria Pelquier, juste ciel, à moins de nous sauver nous n’avons pour nous défendre que nos fusils de chasse.

« Titoine, mon ami, ne te fais pas de bile, les Boches ce sont les plus grands bluffeurs qui existent sur la croûte terrestre. Aurais-tu la naïveté de penser, même pour un dixième de seconde, qu’ils auront le courage de nous attaquer franchement, non, mon vieux, il faudrait pour cela qu’ils sortent de leur naturel. Attaquer des faibles, ça c’est leur fort, mais nous, qu’ils ont toutes les raisons de croire les plus forts, jamais, car à moins d’avoir des mitrailleuses dans le dos pour les faire avancer, ils ne grouilleront pas. S’ils veulent être méchants, nous filerons si haut et si vite que jamais ils ne sauraient nous rejoindre, mes résonateurs électriques les mettront à la raison.

« Fais ce que tu veux, répondit Titoine en faisant la grimace, tomber d’où nous sommes et l’eau est bien froide. Et le malheureux dentiste portant sa gourde à sa bouche, avala un bon coup de p’tit blanc.

Les avions qui se dirigeaient vers eux étaient trois hydroaéroplanes boches très reconnaissables à leurs croix de Malte. Un d’eux portait un drapeau blanc.

« Ce drapeau blanc me semble de bonne augure, fit Titoine rassuré.

« Vrai, tu es naïf, dit Baptiste en souriant, généralement le drapeau blanc pour les peuples civilisés est signe d’amitié, celui des parlementaires.

« Eh bien ! alors ? fit Pelquier.

« Ah ! ah ! cher vieux, dit Baptiste en riant, tu en es encore à prendre les Boches pour des gens civilisés, d’éiousque sors-tu ?

Les avions allemands se dirigeaient en effet vers le « Wawaron » et comme le lecteur l’a deviné, c’était la mission envoyée par le Kaiser. Celui du milieu contenait l’ex-ambassadeur d’Allemagne aux États-Unis, Son Excellence le Comte Johann Heinrich von Bernstorff, et à ses côtés comme pilote le Capitaine von Papen.

Lorsque l’avion portant l’ambassadeur fut assez près, celui-ci prenant son porte-voix dit :

« Je suis le Comte von Bernstorff, envoyé par l’Empereur d’Allemagne pour vous inviter à Berlin où un traité vous sera proposé, traité d’alliance qui mettra peut-être en se réalisant fin à la terrible guerre qui désole en ce moment l’humanité toute entière.

« Y parle pas mal, fit Pelquier.

« Tout ça, mon vieux, répondit Baptiste, c’est du chocolat. Écoute un peu, j’vas z’y conter ça.

« Monsieur l’ambassadeur, cria Baptiste en prenant son porte-voix, vous direz à votre maître que dans l’Empire de l’Espace les « chiffons de papier » ne sont employés que dans les cas de troubles intestinaux.

« Je ne saisis pas, dit von Bernstorff qui comprenait trop bien.

« Le peuple de l’Empire de l’Espace qui est seul maître de ses destinées, ne peut traiter qu’avec un peuple libre.

« Et notre empereur, qu’en faites-vous ? demanda Bernstorff interloqué.

« L’empereur Baptiste, répondit Courtemanche, ne commande qu’à des hommes libres qui n’obéissent pas comme des esclaves sous le bâton du maître.

« Mais enfin ! fit Bernstorff qui croyait rêver.

« À quoi bon vos traités, continua Baptiste, celui que vos ministres ont jadis signé à la Belgique restera pour toujours dans l’histoire du monde une tache honteuse que jamais vous ne réussirez à effacer.

« Et que dois-je répondre à l’empereur Guillaume, quelle est votre réponse ? demanda von Bernstorff.

« Elle est la même que celle qu’illustra à la bataille de Waterloo un général français, répondit Baptiste en mettant en action les résonateurs qui firent un bruit si épouvantable que les Boches terrifiés s’enfuirent à toute vitesse.