Les aventures extraordinaires de deux canayens/02/V

Imprimerie A.-P. Pigeon (p. 63-68).


V

EXPLORATIONS IMPÉRIALES.

Baptiste Premier et son fidèle ministre le duc de Ste-Cunégonde, emportés par le « Wawaron », était donc entré dans l’Empire de l’Espace. Le duc qui était à cheval sur le protocole, même que le prince Duval en entendant cette expression qu’il ignorait, avait demandé ce que c’était pour un ch’vaux, avait cru d’étiquette impériale de mettre en mouvement le phonographe du bord qui exécuta : « Vive la Canadienne » et de développer le drapeau « Étoiles d’Or sur Azur ».

Ce fut un moment solennel et tous deux émus, tête découverte, écoutèrent religieusement l’hymne si cher aux vrais patriotes.

« Maintenant que nous v’là z’en l’air, éiousque nous allons aller ? demanda le duc Titoine avec intérêt.

« J’t’avouerai en toute sincérité, répondit l’Empereur, que je n’sais pas diable moi-même par ousqu’on pourrait ben commencer.

« Ça, mon vieux, c’est ben vrai, dit Titoine d’un air convaincu, ton empire est passablement grand, il est comme qu’on dirait étendu à l’infini, c’est pas comme lorsqu’on va au Sault-au-Récollet, ta paroisse natale, éiousqu’on a le loisir de faire des chapelles en route. Icitte, vois-tu, à moins d’aller prendre un coup dans la lune, il faut se greyer de tout ce qu’il faut avant de partir. Dans tes états il y a des nuages et des étoiles qui sont un peu loin pour qu’on aille les visiter, aussi tout ce que nous avons à faire pour le moment c’est d’explorer les frontières de tes états.

« Tu parles comme un livre, répondit Baptiste devenu songeur. Mais le moment n’est pas encore venu de nous faire connaître. Il faut laisser les peuples de l’univers dans l’ignorance et leur faire croire qu’un phénomène étrange, incompréhensible, se passe dans les régions élevées de l’atmosphère.

« Et pourquoi ça ? demanda Titoine intrigué.

« Je vais te dire, fit Courtemanche en modérant la vitesse du « Wawaron » et lui donnant une altitude pas très élevée.

« Comme tu t’en doutes, personne sur la terre, sauf Duval, savent qu’un nouvel empire a été créé. Cet empire, en réalité, nous ne le connaissons pas nous-mêmes, et comme tu le fais très logiquement remarquer, en dehors des frontières il nous reste rien que nous puissions logiquement explorer. Chez nous c’est dans l’espace et nous rendre sur un continent, dans un pays quelconque, c’est après tout aller en pays étranger. Et, mon cher ami, si tu suis bien mon raisonnement, tu dois te rendre compte aussi bien que je le fais, qu’au point de vue strictement diplomatique nous n’avons qu’un droit, celui de rester chez nous, c’est-à-dire dans l’espace.

« Ah ben ! s’écria Titoine Pelquier en faisant la grimace, c’est pas ben amusant ça.

« Que veux-tu, mon pauvre ami, dit Baptiste en riant, tu connais le proverbe : « Noblesse oblige ». J’avoue qu’à la longue cela pourrait devenir monotone, mais lorsque l’on songe à ce que tous ces bonnes gens vont se figurer, le mystère qui nécessairement va envelopper notre présence qui sera énigmatique pour eux, il y a de quoi rire. Nous allons nous efforcer de la rendre plus mystérieuse encore et les esprits, déjà bouleversés par les tueries ignobles qui ensanglantent l’Europe, ne sauront que penser. Alors lorsque la scène aura été bien préparée nous nous révèlerons, formidable coup de théâtre qui jettera les peuples de la terre dans la plus profonde des perplexités.

« T’as du talent, fit Pelquier en le saluant, on voit ben qu’t’as fait ton cours. Mais est-ce que ça va durer ben longtemps cette promenade-là ?

« Eh ! mon cher, répondit Baptiste, aussi longtemps qu’il faudra pour que nous fassions le tour du monde. Nous devons nous manifester tout partout, qu’aucun coin de la terre ignore notre présence, enfin qu’aucun doute ne soit possible.

« Alors ça va ben, dit Pelquier, nous avons du tabac et du p’tit blanc pour une escousse, et p’t’être ben qu’en route y aura moyen de se procurer ce qu’il nous manquera.

« C’est bien ce que j’ai pensé, ajouta Baptiste, nous resterons en l’air le plus possible, ne descendant à terre que dans des endroits isolés, ceci pour renouveler notre provision d’eau et tuer du gibier, car notre réchaud électrique nous permet de cuisiner autant que nous le voulons.

« Allons-nous commencer par l’Amérique, par le Canada ? demanda Titoine.

« Non, répondit Baptiste en entraînant son ami vers sa cabine et lui montrant une carte de géographie. Nous allons traverser le Canada, les États-Unis, et nous nous rendrons dans l’Amérique du Sud en passant au-dessus du canal de Panama.

Il est plus que probable que nos lecteurs n’ont jamais eu l’avantage de faire le tour du monde en dirigeable. Nous devons avouer que cela serait très agréable, pour le présent la chose est assez difficile, mais si nous considérons bien le train dont vont les choses, il n’y aurait rien d’impossible qu’avant bien longtemps cela se réalisât.

Comme Courtemanche, pardon Sa Majesté Baptiste 1er , l’avait dit, ils voyagèrent à une très grande hauteur, devant souvent se servir de casques spéciaux, invention de l’ingénieur, ceci pour lutter contre le froid et l’état de la pression atmosphérique. La nuit ils descendaient en des endroits déserts où ils pouvaient renouveler leurs provisions. Souvent ils restaient toute une journée à terre, chassant, pêchant, et ne remontant dans l’espace que lorsque la nuit était venue.

C’est ainsi qu’ils parcoururent les deux Amériques, ne se faisant entrevoir qu’à de très grandes hauteurs et donnant ainsi aux populations sauvages et ignorantes de fantastiques idées.

Puis ce fut le tour de l’Afrique, de l’Asie, sans compter l’Océanie, et ils réservèrent l’Europe pour la fin.

Nous savons ce qu’en furent les conséquences, la chimère du bolide et les discussions homériques qui en résultèrent.

Leur voyage était incomparablement intéressant et même parfois des plus amusant ; c’est ainsi qu’un beau jour en Afrique, Titoine Pelquier, oh ! ironie du sort, vit son impeccable vertu fort en danger.

Ils étaient dans l’Afrique Centrale et depuis assez longtemps ils n’avaient pas atterri pour chasser et renouveler leur provision de viande fraîche. Ce jour-là il faisait un temps admirable, l’air était pur, le ciel serein, et une clairière se présenta à leurs regards. L’admirable végétation africaine se présentait à eux dans toute sa splendeur.

Atterrir le « Wawaron », l’amarrer solidement fut l’affaire de quelques minutes, et saisissant leurs fusils ils s’élancèrent vers la forêt.

Ils avaient à peine parcouru deux milles que soudain un bruit étrange vint frapper leurs oreilles.

Avançant avec la plus grande prudence ils purent bientôt distinguer que ce bruit venait des cases d’un village nègre qui se trouvait non loin de là.

Trouvant l’aventure amusante, bien armés, ne craignant rien de ces indigènes qui nécessairement seraient stupéfaits de les voir, ils avancèrent sans crainte.

Ceux qui furent étonnés ce ne furent pas les nègres mais au contraire nos amis lorsque celui qui paraissait le chef de la tribu et qui n’était autre qu’un roi nègre, s’avança vers eux et dans un anglais impeccable leur souhaita la bienvenue.

Sa Majesté nègre avait un certain vernis et heureusement n’était pas anthropophage, il semblait habitué à recevoir des explorateurs. Très civil il les conduisit vers la case royale et expliqua à nos amis que ce village n’était autre qu’une de ses nombreuses villégiatures et que sa capitale était située à quelque cinquante milles de là.

Chaque été il partait suivi de ses esclaves et de ses favorites et emmenait avec lui ses gardes particuliers et ses trésors, probablement pour éviter de désastreuses tentations à ses ministres, car probablement en Afrique aussi les ministres ne dédaignent pas de soulager la caisse nationale.

Les Majestés, qu’elles soient blanches ou noires, affectionnent tout particulièrement les fastes mondains, ceux-ci d’une manière, ceux-là d’une autre. Notre roi nègre ne doutait pas qu’il avait affaire à des seigneurs de grande envolée et il leur fit servir le betel et le couscou le plus délicieux, ceci arrosé d’un excellent vin de palmier. Puis il donna l’ordre de faire avancer son orchestre et le corps de ballet.

Que le lecteur et surtout les jolies lectrices ne se figurent pas que c’était l’orchestre Colonne de Paris ou celui du Metropolitan Theatre de New-York, mais le sien n’en fournit pas moins une formidable cacophonie. Quant au corps de ballet, il était assez bien réussi, les danseuses jeunes et bien découpées, étaient vêtues d’un vêtement si délicat qu’il fallait y mettre beaucoup de bonne volonté pour s’apercevoir qu’elles en avaient un.

Tout cela sous le beau ciel d’Afrique, avec un cadre de verdure idéal, le parfum pénétrant des fleurs et des encens mêlés aux vapeurs du vin de palmier était plus que suffisant pour troubler.

Courtemanche observait, ce diable d’homme paraissait insensible, quant à Titoine Pelquier il songeait que ces danseuses toutes d’ébène qu’elles étaient comme couleur seraient moins monotones que la solitude de l’Empire de l’Espace.

Sa Majesté nègre lui aussi songeait, oui, non pas à la musique ni aux grâces de ses danseuses, mais à la longue-vue que Baptiste portait en sautoir et à la gourde que Titoine avait suspendue à son côté. Enfin, n’y tenant plus, il demanda à nos amis l’utilité de ces deux objets qu’il semblait n’avoir jamais vus.

L’ingénieur lui montra l’usage de la longue-vue, et notre bon roi nègre pu voir à sa grande satisfaction un singe qui grimpait à un arbre à plus de mille pieds de distance.

Étonné il regarda avec l’instrument dans toutes les directions et fut si émerveillé qu’il résolut de l’obtenir.

Il appela un esclave et se fit apporter une cassette qu’il présenta à Baptiste en lui disant :

« Cette boîte contient des images qui m’ont été données par un des envoyés du roi d’Angleterre. Ces images me furent présentées comme remerciement lorsque je signais un papier disant que je voulais bien lui faire l’honneur d’accepter le protectorat de leur roi. Comme ces images ne me sont d’aucune utilité et que votre lunette me serait très agréable, je désire changer avec vous. Puis se tournant vers Titoine il lui dit : J’aimerais aussi conserver en souvenir de vous cette bouteille que vous avez au côté, en échange je vous donne deux de mes plus jolies esclaves à votre choix.

Pelquier recula d’un pas et lança un regard qui voulait dire : « Vade retro Satanas ».

Pauvre Pelquier ! l’ombre de Mame Pelquier (née Philomène Tranchemontagne de Shawinigan) lui passa dans l’esprit, lui qui s’était débarrassé d’une blanche, il ne voulut pas de deux noires en échange, quoique d’après toutes les règles musicales il faut deux noires pour faire une blanche. Il fit un geste de dénégation poli, mais si déterminé, que le roi n’insista pas et Titoine le plus gracieusement du monde lui offrit la gourde pour rien.

Le nègre leur donna alors des gibiers autant qu’ils en pouvaient porter, et nos amis prenant congé se dirigèrent dans la direction du Wawaron.

Courtemanche avait emporté la cassette du roi avec lui et en route désireux de savoir quelles images elle contenait il l’ouvrit et s’aperçut que ces images étaient des billets de mille livres sur la Banque d’Angleterre, et il y en avait cent.

« Décidément, dit-il à Titoine en l’aidant à placer dans le Wawaron le gibier et la précieuse cassette, oui, décidément, les actions de la “French Canadian Aerial Company, Limited”, sont à la hausse.