Les aventures extraordinaires de deux canayens/02/IV

Imprimerie A.-P. Pigeon (p. 60-63).


IV

CE QUE C’ÉTAIT QUE L’EMPIRE DE L’ESPACE.

Il est incontestable que les lecteurs doivent se demander ce que sont devenus nos deux excellents amis, l’ingénieur Baptiste Courtemanche et son camarade le chirurgien-dentiste Titoine Pelquier.

Nous les avons laissés — si nous nous souvenons bien — à la gare du Grand Terminal Station à New-York, prenant le train, rempli des plus douces espérances et emportant avec eux les choses nécessaires pour leur long et périlleux voyage vers l’Ouest Canadien, c’est-à-dire vers cette partie du Nord-Ouest où l’ingénieur avait découvert les précieux matériaux nécessaires à la réalisation de la navigation aérienne telle qu’il l’avait conçue.

La première partie ne fut en réalité qu’une longue promenade et ne donna lieu à aucun incident digne de mention, et ils se rendirent vers l’endroit le plus rapproché des lieux où les recherches des fameux éléments devaient être faites. Là il leur fallut trouver la main-d’œuvre et cela n’était pas aussi facile qu’on pouvait le croire. La fameuse conscription avait enlevé un grand nombre d’hommes, et ceux qui restaient se trouvaient empêchés soit par des obligations commerciales ou de famille, les autres se firent fortement tirer l’oreille et ne se décidèrent à leur venir en aide que par l’appât du gain.

Puis il leur fallut faire construire des ateliers de construction, un laboratoire, un haut fourneau, enfin tout ce qui est nécessaire pour la fonte et la préparation des métaux, et ceux de l’ingénieur Courtemanche sortaient de beaucoup des manipulations ordinaires.

Enfin, après des semaines de travail. Courtemanche réussit à obtenir une quantité suffisante de « Légium » et de « Populéum » pour fabriquer l’appareil dont il avait la conception, appareil qu’il fit dans un atelier spécial et où lui seul avait accès, car il conservait son secret avec un soin jaloux, même à un tel point que Titoine Pelquier n’était pas admis dans le laboratoire. Courtemanche, avons-nous dit, avait en main assez de chaque élément, mais malgré toutes ses recherches, il ne put s’en procurer ni en trouver davantage, on eut dit que ces éléments existaient qu’à un seul endroit et que dans certaines dispositions chimiques. Enfin que lui importait, il en possédait suffisamment pour réaliser son rêve.

Puis ce fut la construction du dirigeable.

Celui-ci comme la plupart de ses congénères avait la forme d’un cigare allongé et avait une longueur de près de soixante pieds sur une largeur de vingt. La cage en squelette était construite en cercles de bois de cèdre, réunis par des lames d’acier, le tout recouvert de feuilles d’aluminium, et était assez solide pour braver les changements atmosphériques. Aux extrémités des hélices telles que les aéroplanes et dirigeables de grande dimension en possèdent. Sur le dessus de l’appareil une longue cabine composée de trois pièces : deux chambres à coucher et une cuisine. Dans l’intérieur, à part la chambre dite des machines et qui contenait le merveilleux appareil de l’ingénieur Courtemanche, il y avait deux chambres pour les provisions et le matériel scientifique.

Dans cette chambre des machines se trouvait, venons-nous de dire, l’appareil composé des deux précieux éléments, appareil qui non seulement donnait au dirigeable la faculté d’ascension mais aussi celui de puissance électro-magnétique qui mettait un moteur spécial en action, moteur qui donnait action à un système de turbine inconnu qui mettait lui-même les hélices en mouvement et pouvait produire l’électricité nécessaire pour l’éclairage et à un poêle électrique devant servir pour la cuisine. L’appareil central pouvait être mis en action par des rhéostats qui se trouvaient dans la cabine de l’ingénieur.

Comment le « Populéum » et le « Légium » agissaient-ils ? Baptiste Courtemanche seul le savait et lui seul pouvait le divulguer. Toujours en est-il que toutes les expériences dépassèrent les visées de l’inventeur et même donnèrent des résultats qui allèrent bien au-delà de ses espérances.

Lorsque tout fut prêt, l’ingénieur télégraphia à Philias Duval qui était resté à Montréal, de venir au plus vite se rendre compte des résultats obtenus, et en même temps pour prendre part au conseil suprême de la « French-Canadian Aerial Company Limited ».

Deux jours plus tard, l’entrepreneur était auprès de ses amis après avoir procédé à l’inspection du dirigeable qui fut reconnu parfait à tous les points de vue, les trois associés se réunirent dans la chambre de l’ingénieur.

Cette réunion qui dura plusieurs heures, fut très agitée, chacune des propositions fut longuement discutée, pesée et analysée, car ce que nos amis résolurent devait être de la plus grande gravité, non seulement pour eux mais aussi pour les conséquences qui pouvaient surgir.

L’invention de Courtemanche les mettait en possession d’un empire immense, illimité, empire que les autres puissances ne pouvaient espérer atteindre vu que leurs dirigeables ou aéroplanes n’étaient que de vulgaires pygmées à côté de celui de Baptiste Courtemanche.

Baptiste Premier…

L’Empire de l’Espace était à eux, personne ne saurait le leur disputer, ils étaient les maîtres de la situation.

À défaut du pavois comme on faisait jadis pour les rois francs, Courtemanche fut hissé sur la table et proclamé Empereur de l’Espace avec le nom de Baptiste Premier.

Dans sa reconnaissance le nouveau souverain créa l’ordre impérial du Castor dont il investit et décora du grand cordon ses deux collaborateurs. Ne trouvant pas cette faveur, pourtant si chère aux terriens même civilisés, il décerna à Titoine Pelquier les titres somptueux de Duc de Ste-Cunégonde et de Baron des Tanneries ; quant à Philias Duval, il voulut flatter ses sentiments de légitime orgueil en faisant de l’Isle de la Barbotte Amoureuse, propriété de l’entrepreneur, une principauté.

En plus, il fallait donner un gouvernement à l’Empire, et Baptiste 1er  chargea le Duc de Ste-Cunégonde de former un ministère. Celui-ci en profita pour nommer à son tour le Prince Duval Ministre des Finances.

Tout cela c’était fort beau, ils ne s’occupèrent pas de ce que l’on pouvait penser, ni même comment cette création serait acceptée.

« S’ils ne sont pas contents, ces toryeux-là, qu’ils viennent nous cri, s’écria le duc en s’enfilant une monumentale rasade de whiskey blanc.

« Et au fait, dit Duval, comment allons-nous nommer le dirigeable ?

« J’ai trouvé un nom, car il ne faut pas oublier que ce n’est pas un aéroplane ordinaire, ni un dirigeable comme les autres, mais un véritable automobile aérien, qu’en pensez-vous ? demanda Baptiste.

« Superbe ! Je seconde la motion, s’écria Pelquier.

« Et moi je la tripotte en mettant comme amendement qu’on lui donne le nom de « Wawaron ».

« Trois hourras pour le Wawaron, s’écria Baptiste. Allons chercher une bouteille de Champagne pour le baptiser.

« Du Champagne ! s’écria Pelquier, tu t’en ferais mourir. Du p’tit blanc, mon vieux, pour des vrais Canayens, c’est le « nec » et le « plus ultra ».

Le lendemain et les jours suivants ils procédèrent aux derniers détails. Tout ce qui avait été acheté fut transporté à bord de l’auto-aérien et placé sous l’œil vigilant de l’ingénieur de telle façon que les principes de l’équilibre les plus stricts fussent observés.

Philias Duval ayant terminé sa mission, retourna à Montréal muni d’instructions spéciales.

Baptiste et Titoine, restés seuls, congédièrent les ouvriers, fermèrent les ateliers désormais inutiles et un bon soir sans que rien ne fut dit à personne, le « Wawaron » s’éleva majestueusement dans l’Empire de l’Espace.