Les aventures extraordinaires de deux canayens/01/VII


VII

POURQUOI IL NE FAUT PAS TOUJOURS JUGER L’OISEAU PAR SA CAGE.


Cette partie de New-York où habitait l’ingénieur Baptiste Courtemanche n’était pas à cette époque, pas plus qu’elle ne l’est aujourd’hui, une des portions sélects du « Greater New-York », mais au contraire un quartier populeux bouleversé par la prolongation des grandes avenues et composé de maisons petites, laides, de proportions et de style disparates.

C’est la continuation du vieux Manhattan aux rues sinueuses et étroites. Mais cependant, pour l’observateur il est facile de se rendre compte aux vestiges de quelques résidences encore belles et spacieuses, que ce quartier aujourd’hui peuplé par une populace juive et italienne, fut autrefois un des plus riches et fashionables de la ville.

La ville a grandi du Parc de la Batterie, de l’Hudson à la rivière de l’Est montant systématiquement vers la rivière du Nord pour se déverser bien au-delà et envahir le Bronx et les campagnes environnantes, ceci avec une prodigieuse rapidité.

J’ai connu et causé avec plus d’un vieil habitant de New-York me disant qu’au temps de leur jeunesse les limites de la ville étaient situées non loin de Madison Square et que par les beaux jours d’été on allait faire des excursions et pique-niques dans les bois et buissons incultes qui sont maintenant le Parc Central.

Autrefois le peuple et la masse des électeurs le soir des élections se pressaient dans les environs du City Hall, puis ce fut Union Square. Je me souviens fort bien que la première élection présidentielle à laquelle je fus témoin, on allait le soir chercher le résultat des élections à l’Union Square, la seconde fois c’était au Square Madison, puis lors de la première nomination du Président Woodrow Wilson la foule se ruait au Herald Square tandis qu’à la dernière tout était monté au Times Square. Ceci porte à croire que la 125ième rue deviendra avant que de nombreuses années se soient écoulées le centre de la ville monstre.

L’habitation qu’habitait Courtemanche, rue Grove, était d’une apparence plutôt maussade. On grimpait à son quatrième par un escalier de pierre, véritable casse-cou sombre et glissant.

La chambre qu’il habitait était en son genre tout un poème, non pas un de ceux respirant la fraîcheur et embaumant d’un
La chambre qu’il habitait
parfum exquis, mais au contraire un cloaque infecte et noir. Cette pièce était tout à la fois chambre à coucher, cuisine et laboratoire. Un lit, s’il est possible de donner ce nom à l’agglomération de draps sales et couvertures malpropres. Deux tables, une servant pour écrire, l’autre un peu plus grande portant un réchaud à pétrole et des ustensiles de cuisine. Dans un coin un évier plein d’eau stagnante et répandant une odeur « sui generis » Comme siège une caisse à savon renversée.

Pelquier après avoir jeté un coup d’œil sur l’ameublement, recula instinctivement et fut saisi à la gorge par l’âcreté des émanations s’échappant des choses qui l’entouraient et fut pris d’une quinte de toux qui le secoua fortement.

Pauvre Titoine, en voyant le taudis qu’habitait son ancien condisciple, il se prit à regretter son confortable appartement de la rue Vinet à Montréal et y aurait arrêté sa pensée si l’image de sa suave moitié (née Philomène Tranchemontagne de Shawinigan) ne se fut présentée à sa pensée, il surmonta son dégoût et s’avança avec précaution dans l’intérieur de la pièce.

« Tu dois constater qu’il sent ici fortement le renfermé et qu’il manque d’oxygène, dit Baptiste.

« En effet, fit Pelquier en se bouchant le nez, il serait bon d’ouvrir la fenêtre.

« En fait de fenêtre, je n’ai que cette ouverture donnant sur un ventilateur, mais comme il est très étroit, dit Courtemanche en indiquant l’ouverture, l’air qu’il donne est loin d’être suffisant.

« Alors dépêchons-nous, dit Titoine. Prends tes documents et allons dans un endroit où l’on puisse respirer.

Courtemanche ne se fit pas prier et ouvrant un coffre qui se trouvait près du lit il en tira des documents assez volumineux qu’il prit avec lui, puis fermant à clef le coffre il dit à son ami :

« Viens, j’ai en mains des documents qui vont t’émerveiller, sortons.

« Oui, sortons, dit Titoine en bondissant vers la porte, mais conduis-moi là où je puisse avoir de l’air. Lorsqu’il fut sur le seuil, le dentiste respirant à pleins poumons s’écria :

« Comment diable peux-tu vivre dans cette boîte ?

« Bah ! fit Courtemanche en secouant tristement la tête, j’y vis avec l’espérance de bientôt en sortir. C’est dur pour commencer mais quand on ne peut faire autrement on finit par s’y habituer.

« Pour moi, mon vieux, dit Pelquier, je pourrais jamais m’y faire. Pouah ! viens qu’on prenne un coup de n’importe quoi afin de chasser cette maudite odeur, j’en ai plein le nez et la gorge.

« Ils se rendirent dans un bar faisant le coin de la rue Christopher et y avalèrent plutôt qu’ils ne burent deux ou trois verres de bière.

« Maintenant remontons vers mon quartier et là nous trouverons bien un endroit où nous pourrons causer tout à notre aise, dit Pelquier.

Les deux amis remontèrent tout en causant la sixième avenue, entrèrent se reposer environ une heure dans un cinéma, puis après avoir pris un excellent dîner dans un restaurant de la quarante-deuxième rue, Titoine conduisit son ami à son hôtel.

« Ici au moins, dit-il, nous ne serons pas dérangés, viens dans ma chambre, je vais y faire monter une bouteille de whiskey et des cigares, et nous pourrons causer aussi longtemps que nous désirons, et cela sans être importunés.

« Tu ne peux te faire une idée, continua le dentiste, de l’intérêt que je porte à ta découverte, même avant de savoir ce dont il retourne. Au collège de l’Assomption tu étais toujours le premier en mathématiques et combien de fois j’ai entendu M. Latulippe dire en parlant de toi :

« Il fera son chemin ce garçon-là ! »

Les deux amis se mirent à leur aise, enlevèrent leur habit, dégrafèrent leur col pour donner plus d’aise à la respiration, enfin lorsqu’ils eurent allumé leur bouffarde, Courtemanche ayant déballé ses manuscrits qu’il plaça sur la table, il commença les préliminaires de son récit.

« La science, dit-il, qui cependant semble si avancée, est au point de vue de certaines de ses branches encore à la genèse. Chaque jour l’horizon scientifique s’agrandit et des choses qui semblaient être fabuleuses, fantastiques, se sont réalisées et tous les jours parviennent à un degré supérieur de perfectionnement sans toutefois être arrivées à leur apogée.

« Nous voyons des minéraux qui existaient, soit à l’état de pureté ou alliés à d’autres éléments, se faire découvrir, isoler et appliquer, augmentant de ce fait la richesse de l’industrie, le progrès de la science.

« Des inventions que nous croyons dues à l’imagination d’un cerveau surexcité, devenir à la suite, non plus des chimères mais des réalités.

« Combien de fois étant au collège je me plaisais à lire les livres de Jules Verne, les voyages du « Nautilus » sous les mers. « Robur le Conquérant », les « Aventures d’un Chinois en Chine », et cependant ces livres faisaient entrevoir des possibilités puisqu’aujourd’hui nous avons les sous-marins, les aéroplanes, le phonographe.

« L’électricité, nous savons qu’elle existe, nous l’employons. nous en faisons presque notre esclave, sans cependant savoir ce que c’est.

« Tous les jours se créent des choses auxquelles nos pères étaient bien loin même de penser, et nous les considérons comme étant toutes naturelles. Ils se croyaient cependant bien en droit de croire être arrivés au « nec plus ultra », alors nous qui voyons que nous sommes encore loin de la réalisation complète, quelle idée pouvons-nous faire des choses de l’avenir, lorsque nous considérons froidement ce que nous sommes par rapport à ce qu’étaient nos ancêtres.

« Arrête là, mon vieux, fit Pelquier, nous savons ce que c’est que la vapeur, nous nous servons de l’électricité, comme tu dis fort bien, mais nos ancêtres n’étaient pas non plus des chenilles, quoique nous autres, Canayens, nous n’avons pas la prétention de descendre des Égyptiens, explique-moi comment il se fait qu’ils construisaient des pyramides de pierres à faire frémir ton ami Philias Duval et sans aucun autre moteur que la force des bras ?

« C’est vrai, dit Baptiste songeur, cela porte à dire, mon cher, et souviens-toi bien de mes paroles : « Avec l’aide de Dieu il n’est rien qui soit impossible au génie de l’homme ».

« Ça c’est ben beau, dit Pelquier, mais tu ne me parles pas de ton invention.

« Nous y voici, répondit Baptiste Courtemanche en versant du « Canadian Club Rye » dans son verre et celui de son ami, écoute quelque chose qui va te faire rêver.