Les aventures extraordinaires de deux canayens/01/VI

Imprimerie A.-P. Pigeon (p. 26-30).


VI

COMMENT PHILIAS DUVAL PROUVA QU’IL N’ÉTAIT PAS UN CANAYEN DE SECONDE MAIN.


« Nous gravissions lentement la côte longeant la cascade. Duval causait avec le comédien. Moi, je profitais d’un moment d’inattention de l’entrepreneur pour me rapprocher du docteur Brindavoine.

« Eh bien ? lui dis-je.

« Tout va pour le mieux, me répondit le médecin, toute la bande nous attend là-haut, la mise en scène sera parfaite, nous allons rire.

« Au bout de quinze à vingt minutes nous débouchions dans une petite clairière entourée de massifs touffus. Je ne vis personne, mais je me doutais que derrière cette verdure on nous observait. Je crus du reste entendre comme le bruit d’une manivelle que quelqu’un tournait.

« Celui qui portait la boîte, un individu qui avait des airs d’ancien officier, nous dit en saluant :

« Messieurs, cet endroit me paraît favorable, nous pouvons nous préparer.

« Le docteur Brindavoine me fit signe de m’approcher de lui et me présenta celui qui venait de parler.

« Monsieur le Capitaine Raison, dit-il.

« Je saluais le capitaine, nous échangeâmes une vigoureuse poignée de mains, le capitaine me faisant un salut et sourire entendus.

« Alors il me prit par la main, fit un geste de la main à l’autre témoin et nous fit placer au centre de la clairière. Puis nous plaçant dos à dos il nous fit avancer chacun de quinze pas égaux.

« Ce qui fera, dit-il, trente pas entre les combattants.

« Autour de nous tout semblait désert, on ne voyait que ceux qui devaient prendre part au combat, et j’observais du coin de l’œil le pauvre Duval qui était, il est vrai, bien un peu pâle, mais qui cependant faisait bonne figure, redressant sa petite taille et regardant son adversaire de l’air d’un homme qui n’a pas froid aux yeux.

« Je lui fis signe de venir se mettre à la place que j’occupais, et l’autre témoin en fit tout autant à Sérac qui vint occuper la sienne.

Vous sentez-vous nerveux ?

Le capitaine ouvrit la boîte et en tira deux pistolets de combat, prenant les armes il nous les montra et les fit examiner par les témoins.

« Messieurs, il a été décidé, dit le capitaine qui prenait la direction du combat, que deux balles seulement seraient échangées au cri de « feu ». Je prierais ces messieurs d’enlever leur chapeau et de relever le col de leur habit.

« Alors je m’approchais de Duval, prit son chapeau et l’aidais à arranger son col. Pas un muscle de sa figure ne bougeait.

« Vous sentez-vous nerveux ? lui murmurai-je.

« Je voudrais que « Poléon » me voit, me dit-il crânement, il a dû venir « icitte lui itou ».

« À vos places, Messieurs, dit le capitaine, puis s’avançant vers chacun des combattants il leur présenta, commençant par Sérac, le pistolet de combat, puis se reculant :

« Avez-vous quelque chose à dire ? fit-il gravement.

Sérac secoua la tête et Duval d’une voix de tonnerre s’écria :

« Pas une sapré miette !

« Étonné nous nous regardions, et si j’ai bonne souvenance, des deux combattants ce n’était pas Philias Duval qui faisait la plus mauvaise mine.

« L’arme prête, Messieurs, en joue… puis abaissant sa canne qu’il tenait levée :

« Feu ! »

« Deux détonations se succédèrent. Duval que j’avais instruit sur la manière de faire, resta debout après avoir abaissé son arme. Sérac recula d’un pas, laissa tomber son pistolet et chancelant fut soutenu par le docteur Brindavoine qui s’était vivement avancé.

« J’allais à Duval à qui je pris le pistolet en lui demandant s’il était blessé.

« Non, dit-il, mais je pense que l’autre a reçu son compte, voyez s’il est fort mal ?

« J’allais au groupe Sérac, ce dernier renversé sur le sol était soutenu par le capitaine, le docteur Brindavoine ayant écarté le gilet du blessé fit voir que la chemise était teintée de sang. Le médecin examina la blessure puis se relevant il dit :

« Cela ne sera rien, la balle a glissé sur une côte ne laissant qu’une blessure insignifiante.

Le capitaine Raison, toujours solennel, dit :

« Messieurs, l’honneur est satisfait.

« Je fis signe à Duval qui s’avança vers Sérac qui lui tendit la main.

Monsieur, dit le blessé, que tout ceci ne soit considéré que comme un simple malentendu, donnez-moi la main.

« Philias Duval serra la main de son adversaire et voulut même l’aider à marcher.

Que pensez-vous de mon Iroquois ?

« Que pensez-vous de mon Iroquois ? demandais-je au capitaine.

« Tout simplement qu’il s’est admirablement conduit pour un amateur et que bien des habitués de la pelouse ne font pas plus belle figure. Votre Iroquois, comme vous dites, vient de nous prouver que malgré qu’il ait le corps d’un avorton il possède l’âme d’un brave.

Le déjeuner fut servi dans un des chalets-restaurants, là nous attendaient une dizaine des membres de la « Boucane ». Ce chalet bien connu des visiteurs de Saint-Cloud possède une terrasse de laquelle on aperçoit la Seine et où l’on a vue sur le va-et-vient des bateaux-mouches et embarcations de toutes sortes qui sillonnent le fleuve.

« C’est là que fut servi le déjeuner et Philias Duval devenu le héros de la fête fut l’objet d’un véritable triomphe. On le fit causer, il chanta même des chansons des chantiers dont une : « La Fille du Tailleur » eut un succès énorme.

« Le brave Duval paya tout ce que l’on voulut et ce duel lui coûta environ six cents francs.

« Et que penses-tu de cela, ami Pelquier ? dit Courtemanche. Cette histoire mérite-t-elle d’être contée ?

« Et qu’advint-il de ce brave Philias, après son duel devint-il un des fidèles de la Boucane ou continua-t-il son voyage ? demanda Titoine.

« Il quitta Paris quelques jours après et je ne le revis qu’il y a trois mois lorsque par hasard je le rencontrais à cette même station où nous nous sommes vus ce matin. Je lui fis part de ma découverte et il fut si intéressé de la chose que depuis je suis en correspondance avec lui et que j’attends d’un jour à l’autre une lettre de lui m’annonçant son arrivée à New-York, ceci pour mettre par écrit les bases de notre acte d’association.

« Et tu crois que réellement ta découverte est si extraordinaire que cela ? demanda Pelquier vivement intéressé.

« Tu vas en juger par toi-même, dit Courtemanche en se levant. Je reste à deux pas d’ici, rue Grove, viens avec moi, je vais te montrer mes documents et en même temps voir si Philias Duval ne m’a pas écrit.