Les aventures extraordinaires de deux canayens/01/V

Imprimerie A.-P. Pigeon (p. 22-26).


V

RES NON VERBA.


Le docteur Brindavoine habitait, venons-nous de dire, un hôtel meublé de la rue Monsieur le Prince. Cette rue est fort connue de tous ceux qui ont habité le Quartier Latin, étudiants en droit ou en médecine, et beaucoup surtout des disciples de l’École des Beaux-Arts. L’appartement de Brindavoine n’était pas luxueux, une chambre à coucher avec un petit cabinet de toilette adjacent.

Brindavoine lui aussi était canadien, de Sorel, avait étudié la médecine à l’Université Laval, puis était allé professer à Lowell, aux États-Unis. C’était un beau gaillard d’environ vingt-sept à vingt-huit ans, bien découpé, bon enfant, joyeux compagnon qui tout en aimant bien s’amuser ne négligeait pas ses études et savait comme bien d’autres de ses compatriotes alors à Paris unir le plaisir à un travail scientifique des plus sérieux.

« Diable ! s’écria-t-il en m’apercevant, quel bon vent vous emmène ?

« Voici, lui dis-je en m’asseyant sur le siège qu’il m’offrait, je viens vous causer de l’inénarrable Monsieur Philias Duval.

« En entendant prononcer le nom de l’entrepreneur, Brindavoine partit d’un rire homérique et fut pendant quelques minutes avant de pouvoir reprendre sa respiration normale.

« Parlez, me dit-il, lorsqu’il fut remis, il me tarde de vous entendre.

« Je lui contais alors la visite de Duval, son histoire de provocation, et lui donnais tous les détails que nous connaissons.

« Mon cher ami, dit Brindavoine, l’histoire est plus comique encore que vous ne pouvez vous le figurer. Vous connaissez aussi bien que moi le brave Duval, c’est dans le fond le meilleur homme que l’on puisse trouver, mais avec cela la poire la plus phénoménale que l’on puisse rencontrer. La première chose que les membres de la « Boucane » virent, ce fut l’occasion de profiter de la naïveté de Duval pour s’en amuser, et lorsqu’ils surent que l’entrepreneur était possesseur d’un joli montant en poche, non pas de s’en emparer d’une façon illicite, mais de se faire payer un bon dîner par un moyen quelconque.

« Or Serac, un charmant garçon qui est peintre mais aussi maître d’armes, inventa le « truc » du duel, le tour fut joué, la scène préparée et notre jobard tomba dans le filet sans se douter de rien.

« Mais le duel ? dis-je.

« Aura lieu, dit Brindavoine.

« Je ne vois pas du tout Philias Duval, se battant en duel, lui dis-je en riant.

« Parfaitement, nous aurons même un artiste photographe qui reproduira la scène qui ne manquera pas d’avoir un assez grand succès au cinéma.

« Mais les suites ? fis-je.

« Le tout ne sera qu’un simulacre des mieux organisés, fiez-vous à moi, Duval n’aura pas une égratignure, ni son adversaire non plus, au contraire il sera le héros et tenu comme tel à payer un formidable déjeuner.

« Alors vous êtes sérieux ? lui dis-je.

« Des plus sérieux, me répondit-il, vous serez le témoin de Duval, trouvez-en un autre. De son côté Sérac a les siens et l’affaire aura lieu demain au petit jour dans un coin reculé du bois de Saint-Cloud.

« Et l’arme ? demandai-je.

« Des pistolets de Liège avec des balles du même métal.

« Compris, lui dis-je, je vais chercher un copain comme second témoin et je vais retrouver Duval qui m’attend dans les galeries de l’Odéon.

« Comme de fait je me rendis chez un camarade, un artiste du Gymnase, à qui je contais l’histoire et qui accepta tout ce que je voulus.

Philias Duval m’attendait depuis assez longtemps dans une des galeries de l’Odéon et regardait d’un air distrait les volumes qui encombraient les rayons des libraires.

« Eh bien ! dit-il en m’apercevant, avez-vous arrangé quelque chose ?

« Oui, fis-je d’un air macabre, cela sera pour demain matin dans le bois de Saint-Cloud.

« Alors, je dois me battre ! s’écria-t-il en devenant tout pâle.

« Oui, dis-je d’une voix émue en lui serrant la main, l’honneur de la corporation de ceux qui font dans la pierre l’exige, Philias, vous ne pouvez reculer.

« Que l’yable la mène, la maudite corporation, j’vas pas m’faire démolir la bobine par c’t’esquimeau-là pour leur faire plaisir, « stacrêre » que j’suis pas fou pour me laisser « emmencher de même ».

« Cependant, lui dis-je, le monde a l’œil sur vous, toute la « Boucane » croira que vous avez eu peur et que votre courage recule par crainte de ce Sérac.

« Peur de ce freluquet-là, vous n’y pensez pas, s’écria Duval au comble de l’indignation.

« C’est ce que tous vont croire. Je sais, quant à moi, que vous ne craignez rien, que votre bravoure est à toute épreuve, mais je ne suis pas seul, hélas ! pas seul mêlé à cette affaire. Dans la « Boucane », Monsieur Duval, il y a des journalistes, des correspondants de grands journaux de Montréal et de Québec, et que penserait-on là-bas si on publiait que vous, Philias Duval, avez perdu l’esprit chevaleresque de vos ancêtres et n’êtes plus un vrai Canayen.

« Cela serait vrai, Monsieur Courtemanche, on penserait que je suis un Canayen de seconde main. Eh bien alors, on va voir, je vais lui conter cela, à la maudite petite chenille à poil, je vais l’écraser comme une punaise.

« Souvenez-vous, lui dis-je, que se croyant l’offensé il a le choix des armes.

« Ça, j’m’en moque par exemple, qu’il prenne « hanne hache », un tomahawk, un canon, du gaz asphyxiant comme les cochons de Prussiens, je lui montrerai tout de même ce que c’est qu’un p’tit Canayen-français.

« Je regardais Duval, continua Courtemanche, et je me demandais comment cela allait finir. Tu connais les Canayens aussi bien que moi, ami Pelquier, tu sais que souvent sous une rustique écorce, comme disait si bien Louis Fréchette, ils ont l’âme d’un héros. Duval était piqué dans son honneur, et jamais que je sache, un vrai Canayen-français a faibli sur ce terrain-là.

« Or, continua Courtemanche, j’avais choisi comme second témoin un comédien, et tous deux nous allâmes à la « Boucane » régler les préliminaires de la rencontre. Tout avait été prévu et il fut décidé que l’on se rencontrerait le lendemain à neuf heures (ce qui était plus convenable pour tout le monde) et que l’arme de combat serait le pistolet.

« Philias Duval s’en était retourné chez lui et je ne le revis que le lendemain matin à sept heures lorsqu’il se présenta chez moi.

« Vous êtes prêt ? lui dis-je.

« Oui, je suis prêt, me répondit-il. Je suis cependant, je vous avoue, assez fatigué car j’ai veillé une partie de la nuit.

« Vous ne pouviez dormir, étant nerveux sans doute, l’idée de ce combat vous aura enlevé le sommeil, lui demandai-je.

« Non, répondit-il en secouant la tête, ce n’est pas cela, mais ayant réfléchi je me suis dit qu’on ne savait jamais comment des rencontres de ce genre pouvaient se terminer et…

« Et ?… fis-je en le regardant.

« J’ai fait de l’écriture et préparé un document que je vous apporte, si toutefois l’aventure se terminait à mon désavantage, je vous serais reconnaissant de le faire parvenir à mon notaire à Montréal.

« Et tirant une grande enveloppe de sa poche il me la tendit.

« Vous pouvez lire l’adresse de celui à qui je la destine, me dit Duval.

« En effet, je pus lire le nom d’un de nos notaires les plus en vue de Montréal, et je pensais que ce diable de Duval avait le jugement mieux placé qu’il n’en avait l’air.

« Une fois habillé, je conduis Duval à la salle à manger et je l’invitais à prendre le déjeuner avec moi.

« Le repas fut vite expédié et lorsque nous sortîmes, j’aperçus le second témoin qui venait, ayant pour la circonstance revêtu une redingote noire style 1830, ce qui lui donnait assez bien une allure de croque-mort.

« Maintenant que nous voici tous réunis, partons si nous ne voulons pas être en retard, lui dis-je.

« Je les conduisis prendre le bateau-mouche et nous remontâmes la Seine jusqu’au débarcadère de Saint-Cloud.

« Le voyage se fit sans que personne songea à plaisanter, tous étaient sérieux tel qu’il le convient dans des circonstances de ce genre.

Sur le débarcadère un groupe nous attendait, c’était de Sérac, le docteur Brindavoine et une autre personne que je ne connaissais pas et qui portait une boîte dont il tenait la poignée.

Le docteur Brindavoine. Monsieur Sérac.

« Tous nous nous découvrîmes et suivant le docteur qui ouvrait la marche, nous nous enfonçâmes dans les profondeurs de la célèbre forêt.