Les aventures extraordinaires de deux canayens/01/IV

Imprimerie A.-P. Pigeon (p. 17-22).


IV

OÙ IL SERA QUESTION DE PHILIAS DUVAL EXPLORATEUR


Titoine Pelquier et son ami Baptiste Courtemanche descendirent donc la Sixième Avenue et tournant la rue Christopher, non loin de l’endroit où se trouve le « Jefferson Market », ils débouchèrent au petit square Christopher, si toutefois ce « square » qui est triangulaire mérite ce nom. Alors ils prirent place sur un des trois bancs, juste au-dessous de l’unique arbre qui ombrage ce lieu. Comme le square était désert, ils purent s’y installer tout à leur aise, allumer leur bouffarde et continuer la conversation de la façon la plus paisible.

« Donc, continua Baptiste Courtemanche, trois jours plus tard, il pouvait être environ huit heures du soir, ou frappa à ma porte. J’allais ouvrir et à ma surprise j’aperçus Philias Duval. Non le Duval de l’autre jour, convenable malgré sa tenue étriquée, mais un Duval si lamentablement délabré, sale, méconnaissable, qu’au premier abord j’eus toutes les peines du monde à le reconnaître.

Il s’arrêta devant moi, une main derrière le dos, l’autre entre deux boutons de son gilet, affectant une pose napoléonienne. Il me dit d’une voix grave :

« Pour un Canayen vous êtes pas « créquien » !

Il avait l’apparence d’un charbonnier.

« Je reculais stupéfait, il avait une mine tellement déconfite, ses mains et sa figure noirs de fumée de charbon lui donnaient assez bien l’apparence d’un charbonnier et il ne présentait rien qui eut pu faire reconnaître l’entrepreneur.

« Oui, continua-t-il furieux, je vous remercie de vos avis, de vos plans, tout ce que je vois c’est que vous avez voulu vous payer de ce qui me sert de tête.

« Enfin ! mon cher M. Duval, dis-je stupéfait, que voulez-vous dire ?

« Ce que j’veux dire, tout simplement que je les ai suivis vos « toryeux » de conseils, que vous avez failli me faire crever, que vous vous êtes moqué de moi en « pépère », et que c’est pas correct « entoute » de la part, d’un compatriote.

« Je ne vous comprends pas, dis-je. Veuillez m’expliquer ce qui vous est arrivé.

« Simplement que vous m’avez dit de monter sur les Impérials des omnibus pour mieux voir la ville. Arrivé près « d’icitte » à la gare Montparnasse, j’ai demandé à un gamin qui m’a dit de prendre le chemin de fer de ceinture et que de cette façon en montant sur l’impérial je ferais le tour de la ville.

« Je grimpais donc sur cet Impérial… « tut-tut » et voilà le train en route, d’abord je fus dans un couloir puis j’entrais dans un « tinel éiousqu’il faisait noir, il y avait une fumée du diable, de la poussière à ne pouvoir respirer et cela dura deux heures sans que je pus descendre. Et vous trouvez cela, Monsieur, « ben » correct « d’emmencher » un homme « de même » ? Que voulez-vous que je fasse maintenant, je ne puis retourner chez moi tel que je suis, sale comme un « pion ».

« Alors je dus faire préparer un bain pour le pauvre Duval, et lorsqu’il fut à peu près présentable, je le fis souper et je le reconduisis jusque chez lui.

« À toutes les rues, à tous les carrefours il s’arrêtait et disait d’une voix émue :

« C’est ben « maudit », ou bien, « ça » parle au « yable ».

Et comme je lui demandais la raison de ces exclamations, il me répondit :

« Dire qu’il s’est promené par « icitte », que son regard a vu toutes ces choses !

« Et comme je lui demandais qui, il me répondit superbe de conviction :

« C’t’histoire", Poléon, parbleu’.

« Harassé d’avoir ce bonhomme toujours à mes trousses, je résolus de m’en débarrasser… mais comment ?

« La nuit porte conseil, dit-on, et le lendemain, lorsqu’il revint, je lui tins ce langage :

« Monsieur Duval, l’air de Paris ne doit pas être salutaire pour vous, pourquoi ne voyageriez-vous un peu, visiter par exemple le beau pays de France… ?

« J’y ai pensé, Monsieur, je suis chaque jour dégoûté davantage de la vie parisienne et j’ai résolu de me rendre en Égypte.

« En Égypte ? malheureux ! lui dis-je, mais nous sommes au mois d’août et c’est en Afrique, vous comprenez, en Afrique…

« Parfaitement, hier au soir j’ai été à la « Boucane » et j’ai rencontré là une « barge » de Canayens, y avait entre eux un docteur de Lowell, dans les « States », un nommé Brindavoine, nous avons causé d’un tas d’affaires pas pareilles et je lui ai ouvert mon cœur et conté mes aventures. C’est alors qu’il m’a emmanché le conseil dont à laquelle je viens d’avoir l’honneur de vous entretenir, et tous les autres présents ont secondé son avis avec enthousiasme.

« J’eus beau lui dire que l’Égypte étant en Afrique, qu’il n’était pas logique d’y aller en plein mois d’août, et que s’il voulait y aller, d’attendre à l’automne ou à l’hiver, et j’appuyais mes arguments d’une carte de géographie dont je lui donnais toutes les explications compréhensibles à un homme de son intelligence.

« Duval me laissa me disant que le soir même il irait à la « Boucane » et qu’il demanderait à Brindavoine et aux autres si on se moquait de lui.

« Et suivit-il ton conseil ? demanda Pelquier, très amusé de l’histoire.

« Tu vas voir, dit Baptiste, l’aventure ne faisait que commencer. Le lendemain matin, vers les sept heures, Duval se présentait chez moi.

« L’excellent homme était pâle et avait toutes les apparences d’un individu n’ayant pas fermé l’œil de toute la nuit.

« Et bien, Monsieur Duval, qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite à une heure si matinale ? lui dis-je.

« Monsieur Courtemanche, me répondit-il, la gravité des circonstances en sont la cause.

« Monsieur Duval, m’écriais-je, vous m’effrayez.

« Voudriez-vous être mon témoin, me dit-il d’un air solennel.

Diable, fis-je, je croyais que Madame Duval était toujours de ce monde et qu’à moins d’être bigame…

« Je dois me battre en duel, dit Philias Duval en se laissant choir sur une chaise.

« Vous battre en duel ! m’écriais-je en bondissant.

« Il en est de même, fit Duval, en remuant la tête d’un air désespéré.

« Enfin, lui dis-je, en approchant ma chaise de la sienne, contez-moi cela, vous m’étonnez au dernier point.

« Hier au soir, comme je vous le disais, je me suis rendu à la Boucane, dit Duval, sans hésitation je me suis rendu auprès du docteur Brindavoine et je l’ai harangué en ces termes :

« Je ne comprends pas, Monsieur le Docteur, vous qui avez de « l’inducation », de vous moquer de telle façon d’un compatriote qui pour la première fois dans son existence vient dans les vieux pays.

Il me considéra un instant, puis me dit : Où voulez-vous en venir, Monsieur Duval ?

« Je veux en venir à ceci, c’est que c’est pas “chréquien” de vouloir persuader à un homme pour lequel on devrait avoir une certaine considération d’aller au mois d’août sur la terre de l’Égypte qui se trouve, comme vous le savez, en Afrique, comme je me le suis laissé dire.

« Mais, Monsieur, me dit un « p’tit Françâ » qui avait une lunette dans un œil et qui s’était approché, effectivement que l’Égypte est située en Afrique, mais dans le nord de ce continent.

« Y serait même situé dans le Nord-Ouest, que je lui réponds, que c’est pas un climat qui doit être considéré par un Canayen qui a femme et enfants et qui prend soin de sa santé aussi bien pour le chaud que pour le froid.

« Alors, s’écria le « Françâ », tous ici nous vous prenions pour un héros intrépide prêt à affronter les climats les plus sévères sans la moindre hésitation, et vous semblez avoir peur d’affronter les rigueurs de l’Afrique et comme le grand Napoléon dont vous ne faites que parler, vous, Monsieur Philias Duval, qui faites dans la pierre, hésiteriez-vous à vous faire, comme il le fit, contempler par les Pyramides ?

« Monsieur, lui dis-je suffocant, s’il y a quelqu’un ici qui a peur, ce n’est certainement pas moi.

Alors… s’écria le « Françâ… »

« Monsieur, dis-je, je…

« Il n’y a pas de « je », fit le Français en me tendant une carte de visite. Voici ma carte, vous devez savoir ce que cela veut dire, et si vous ne le savez pas demandez-le à vos témoins.

« Abasourdi, je me tournais vers le docteur Brindavoine qui me dit :

« Vous vous êtes mis là une belle chose sur les bras !

« Quoique je me suis mis ? lui dis-je de plus en plus étonné.

« Vous lui avez dit, ou du moins vous avez insinué qu’il était un peureux, un poltron si vous préférez.

« Moi ! m’écriais-je, mais je ne lui ai rien dit du tout.

« Nous en sommes témoins, firent les autres comme un seul homme.

« Vous devez accepter et vous battre, dit Brindavoine, ou il en sera de la réputation de l’estimable corporation de ceux qui comme vous font dans la pierre.

« Je ne répondis pas, me dit Duval, je restais digne et je sortis gravement au milieu du silence général. Ce matin je viens vous trouver et vous demander conseil.

« Monsieur Duval, lui dis-je vous me placez en face d’un problème peut-être plus difficile que vous ne le pensez vous-même. D’abord, connaissez-vous l’adresse de votre adversaire ?

« Voici sa carte, dit Duval en me présentant un bristol d’une propreté douteuse.

« Je pus lire : Vicomte Raoul de Sérac, maître d’armes breveté, 55 rue du Dragon.

« Diable, lui dis-je, après avoir lu, vous me semblez un homme bien malade.

« Vous croyez ? me dit Philias Duval d’un air inquiet.

« Allons, mon pauvre ami, je vais arranger, du moins je vais essayer de régler à l’amiable toute cette affaire. Donnez-moi l’adresse du docteur Brindavoine et je cours chez lui prendre des renseignements.

« Philias Duval étant parti, je terminais ma toilette et me rendis rue Monsieur le Prince où restait le docteur Brindavoine.