Les aventures extraordinaires de deux canayens/01/III

Imprimerie A.-P. Pigeon (p. 13-17).


III

UN VOYAGEUR PEU ORDINAIRE.


« Comme je viens d’avoir l’honneur de vous le dire, me dit Duval, je ne suis à Paris que depuis quelques jours et très embarrassé de me trouver dans une aussi grande ville, ne sachant où diriger mes pas et ne connaissant personne.

« Vous vous demandez sans doute comment il se fait que je sois rendu icitte et par quelle suite de circonstances je me suis décidé à laisser ma famille, mon intérieur, pour courir le monde.

« Je vous dois, pour votre gouverne, quelques mots d’explications.

« Comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, je me nomme Philias Duval, j’habite à Montréal une maison que j’ai fait bâtir non loin des anciens terrains des exhibitions », avenue Bloomfield, si vous connaissez ça ? De mon métier je fais dans la bâtisse (sic). J’suis « enteurpreneur ».

« Je suis né quelque part dans le Grand-Nord, près des Isles de Sorel. Mon père qui était fermier en service d’un « gros habitant » m’envoya après que j’eusse fait ma première communion chez un de mes parents qui était lui-même fermier au service d’un seigneur, non loin de Berthier. Après trois ans d’apprentissage, mon père m’envoya aux Trois-Rivières chez un de mes cousins qui m’employa d’abord pour la brique puis ensuite qui me fit faire dans la pierre. Ah ! Monsieur Courtemanche, la pierre c’est de l’or en barre. D’ouvrier je devins foreman, puis je fis à mon compte et je devins « enteurpreneur ». C’est alors que j’épousais ma Délima qui me donna trois beaux enfants et je fis bâtir ma maison.

« Tout ceci est fort beau mais ne m’explique pas encore votre voyage dans les vieux pays, lui dis-je.

« J’arrive au point, continua Duval. Un jour, le cousin de la cousine de la femme de journée de ma femme, qui était conducteur sur les p’tits chars, me donna un livre sur la vie de Napoléon, l’empereur des Français, qui avait été publié en gravures par le journal « The Star ».

« Publié en gravures, que voulez-vous dire ? lui dis-je.

« Quelque chose comme une espèce d’album représentant le grand empereur depuis son enfance au collège jusqu’à sa mort sur l’Île Ste-Hélène, qu’on est prié de ne pas confondre avec celle qui se trouve en face de Montréal.

« Donc, mon bon Monsieur Courtemanche, j’ai regardé cet album page par page avec le plus grand intérêt, et quoique je ne suis pas un homme « instruite », ce dont vous vous êtes peut-être aperçu, je me suis dit : Philias Duval, maintenant que t’as de l’argent et que tu peux faire comme les vrais monsieurs, t’es pas pour mourir avant d’aller voir la vieille mère-patrie et les endroits « éiousqu’il » a vécu le grand Napoléon.

« Voyager, c’est « ben » simple, cela est vrai, pour un homme « d’inducation », mais pour un Canayen qui a passé la plus grande partie de sa vie à faire dans la pierre, c’est pas si commode, aussi je m’en suis allé trouver une de mes connaissances qui a fait son cours au Collège de Ste-Thérèse, et je lui ai demandé ses avis. J’ai lu quelque part, lui dis-je, qu’il y avait des gens qui voyageaient incognito ou quelque chose de même, comment faut-il faire ?

Après m’avoir considéré, il me répondit :

« Mon vieux, voyage comme t’es !

« Vous voyez que j’ai suivi son conseil et me voici.

« Je considérais Philias Duval avec intérêt, poursuivit Baptiste Courtemanche, et je lui répondis :

« Monsieur Duval, vous avez agi en vrai patriote et en homme bien pensant, aussi quoique mon temps soit très limité, veuillez me dire en quoi je puis vous être utile.

« Eh bien, Monsieur, dit Duval, j’aimerais que vous me pilotiez un peu à travers la ville, car je vous avoue que je m’y sens complètement perdu.

« Ouf ! pensais-je, comment vais-je faire pour me débarrasser de cet estimable crampon ? Je ne puis non plus l’évincer, c’est un compatriote après tout, un Canayen comme moi.

« Alors je lui donnais une foule d’indications et de détails sur la façon dont il devait s’y prendre pour visiter Paris. Je lui donnais des notes, un plan de la ville, et je lui dis de venir régulièrement me voir s’il était embarrassé, que je lui donnerais tous les renseignements nécessaires, mais que pour le moment mes occupations ne me permettaient pas de l’accompagner.

« Philias Duval fut bien un peu désappointé, mais il lui fallut faire contre mauvaise fortune bon cœur, et il me laissa en m’assurant qu’il reviendrait sous peu.

« En effet, deux jours plus tard, le brave homme revenait et je crus remarquer comme un nuage qui le troublait.

« Eh bien, Monsieur Duval, êtes-vous satisfait de vos excursions à travers la bonne ville de Paris ? Est-ce tel que vous vous la figuriez ? lui dis-je.

« Oui et non, fit-il en faisant une moue. Pour être une grosse place, c’est sans contredit une grosse place, les distances sont fort grandes, les coutumes un peu différentes de celles de chez nous, et les gens parfois singuliers.

« Ah ! vous trouvez ? lui dis-je. Voyons, contez-moi cela.

« Jugez par vous-même, dit Philias en s’asseyant et bourrant sa pipe. Figurez-vous qu’hier, fatigué, m’ayant été promener dans un parc qu’ils appellent le Bois de Boulogne, j’étais entré dans une espèce de jardin planté d’arbres, situé au bout d’une interminable avenue, et qu’ils nomment, je me suis laissé dire, les Champs Élysées ou quelque chose « de même ». Fatigué comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, je regardais autour de moi pour voir s’il n’y avait un banc ou quelque chose pour « massire » il y avait « ben » des bancs mais ils étaient tous occupés. Ce voyant, j’aperçus des chaises, il y en avait des « masses », et, chose singulière, il y en avait rien que quelques-unes d’occupées. Il paraît, que je me dis, que les gens de « par icitte » aiment mieux de « s’assire » sur les bancs que sur les chaises. Alors je pris une des chaises, je m’assis dessus et m’apprêtais à prendre ma pipe pour « tirer une touche », lorsqu’une grosse bonne femme vint à moi et me demanda deux cents.

« Deux cents ! que je lui dis. Pourquoi voulez-vous deux cents ?

« Pour votre chaise, « qu’elle » me répond.

« Comment pour « vot » chaise, vous ne me ferez pas « acrère » que par « icitte » on doit payer dans les parcs pour « s’assire ».

« Pour votre chaise. « qu’elle » me répond. « L’homme me regarda comme on fait pour une bête curieuse.

« C’est le règlement, qu’elle me dit.

« Le règlement ? que je lui dis.

« Oui, le règlement, me dit-elle en me faisant signe de payer ou de m’en aller. Je partis, vous comprenez, et je compris pourquoi les gens « s’assisaient » sur les bancs plutôt que sur les chaises, c’était pour rien débourser.

Dégoûté, je continuai ma promenade et après avoir traversé un pont, je me trouvais sur un grand carré dans le fond duquel il y avait une grosse bâtisse au centre de laquelle je pus voir comme une espèce d’église.

« Je vais aller dans c’t’église-là, que » je me dis, si c’est comme par « cheu » nous il y aura moyen de « s’assire » sans être incommodé. J’avisais un policeman qui était justement là et je lui demandais ce que c’était que cette bâtisse et l’église qui en faisait le centre.

« L’homme me regarda comme on fait pour une bête curieuse et me dit :

« Ce sont les Invalides, qu’il me répond, et dans le centre c’est la chapelle dans laquelle se trouve le tombeau de l’empereur Napoléon Premier.

« Vous avez dit Napoléon ! m’écriais-je en bondissant, le vrai, le grand, le…

« Oui, me dit le policeman, étonné lui-même de ma stupéfaction, le tombeau de Napoléon 1er , Empereur des Français.

« Sans en écouter davantage, je partis comme une flèche, vous n’y pensez pas, Monsieur Courtemanche, j’allais entrer dans la chapelle « éiousque » se trouvait les restes de « Poléon », oui, l’homme pour qui j’avais traversé le péril des mers.

« Cette chapelle, Monsieur, est merveilleusement bâtie en belle pierre et en marbre, et vous le savez, la pierre ça me connaît. Dans le fond d’un enfoncement entouré d’une « balustre » se trouve « l’entrepophage » dans lequel se trouve le corps du grand capitaine. À cette vue je me suis senti ému, mon sang n’a fait qu’un tour, et je pensais… là repose ce qui fut gloire et génie… N’écoutant que le sentiment de patriotique piété qui agitait mon âme, je m’agenouillais à « la balustre » et après avoir fait un signe de croix je fis une prière pour l’âme du grand homme. J’étais plongé dans ma méditation lorsque je sentis une main s’appesantir sur mon épaule et j’entendis une voix qui me disait :

« Monsieur, vous êtes prié de circuler.

« Je restais stupéfait et me levant je jetais un regard sur cet individu qui n’était autre qu’un des gardiens. J’eus l’intention de protester, mais devant l’intensité de son regard je ne trouvais rien de mieux que de me retirer. Oui, Monsieur Courtemanche, je me retirais en protestant, mais cela qu’en moi-même, car je ne voulais pas troubler le repos du héros d’Austerlitz en élevant la voix.

« C’est fâcheux, lui dis-je, mais sache, mon brave M. Duval, que le tombeau de Napoléon n’est pas une église ordinaire, et que la prière que l’on y fait doit rester muette dans le fond de la pensée. Pour ne pas vous fatiguer inutilement dans vos promenades, prenez les omnibus et ainsi pour quelques sous vous pourrez aller dans les différents quartiers de la ville et en suivant le plan que je vous ai donné vous pourrez connaître les noms des principaux monuments.

« Vous avez raison me dit Duval, et dès demain matin je vais mettre vos conseils en pratique.

« Et que fit-il ? demanda Pelquier fort amusé.

« Tu vas voir, dit Baptiste en rebourrant sa pipe, viens avec moi et en nous dirigeant vers ma demeure je te dirai la fin de mon histoire.

Pelquier, après avoir payé la note du déjeuner, prit le bras de son ami et tous deux descendirent la Sixième Avenue.