Les aventures extraordinaires de deux canayens/01/II

II

COMME QUOI BAPTISTE COURTEMANCHE ÉTAIT PEUT-ÊTRE PLUS RICHE QU’IL N’EN AVAIT L’AIR.


Nos deux amis, bras dessus bras dessous, avaient donc quitté la gare du Grand Central et remontaient tranquillement la 42ième Rue en causant, Courtemanche conduisant son ancien condisciple vers la Sixième Avenue.

Pelquier admirait les monuments, la Bibliothèque Municipale, l’Eolian Hall et les superbes magasins qui se trouvaient sur leur passage. L’époux de Philomène Tranchemontagne (de Shawinigan) ne se lassait de contempler toutes ces merveilles avec un provincial ébahissement.

« New-York, disait-il à Baptiste, c’est tout de même ce qu’il est convenu d’appeler une grosse paroisse. Les bâtisses y sont d’une hauteur à vous donner le vertige, leur construction ne manque pas d’une certaine originalité et de grandeur, et si les Américains continuent, on ne sait où ils s’arrêteront, et on frémit en songeant aux cités fabuleuses qu’habiteront nos arrières-petits neveux. Vois ces automobiles qui sillonnent en tous sens les avenues et les rues. Les voitures à chevaux deviennent de plus en plus rares, et si cela continue, nos fiers coursiers ne se verront plus que comme curiosités dans les jardins zoologiques.

Tout ce que tu me dis là c’est pas « battable ».

« C’est le progrès, mon cher ami, dit Baptiste en souriant, et nous sommes encore qu’à la genèse du grand bouleversement scientifique qui va bouleverser le monde. La guerre actuelle aura été la source d’un grand nombre de découvertes et de perfectionnements qui n’auraient sans elle jamais vu le jour ou du moins n’auraient été étudiés et mis en pratique qu’à une époque beaucoup plus tardive. Vois ce qui se passe en ce moment dans la vieille Europe, tout est mis en mouvement pour perpétrer le crime, assouvir les passions destructives les plus subtiles, employer la science pour accomplir la destruction et faire servir le mot civilisation comme camouflage de la haine et de l’hypocrisie. Rien n’a été négligé, l’éther, le sol et les ondes. L’homme aujourd’hui ne se contente plus de s’entregorger sur la terre, mais comme des taupes se fraient des voies souterraines pour mieux frapper leurs victimes. Le ciel est sillonné d’aéroplanes et de zeppelins qui planent dans les airs, vont scruter les positions ennemies et porter la mort. L’océan est envahi par des sous-marins qui traîtreusement ne se contentent pas de couler les navires de guerre, mais frappent aveuglément ceux portant les femmes, les enfants et les pauvres blessés, ceci en se servant du mot « Kultur » pour cacher celui de férocité.

Pelquier écoutait toutes ces belles paroles d’une oreille distraite et lorsqu’ils furent arrivés au niveau de la vingt-huitième rue il dit à son ami :

« Tout ce que tu me dis là c’est pas « battable », mais je n’en commence pas moins à sentir mon estomac qui me dit que l’heure du « lunch » ne doit pas être éloignée.

Courtemanche qui lui aussi avait faim, conduisit son ami dans un restaurant français où tous deux s’apprêtèrent à faire honneur au repas.

« Alors, fit Pelquier en attaquant une excellente côtelette aux petits pois, tu me disais donc que tu n’avais qu’à tendre la main pour saisir cette bonne dame Fortune.

« Il en est pourtant ainsi, répondit Baptiste, et je désire te convaincre par d’autres arguments que de vaines paroles, mais par des documents et des chiffres.

« Diable, fit Pelquier, cela devient sérieux.

« D’autant plus, continua Courtemanche, que ces chiffres et documents sont à même de convaincre les plus incrédules.

« Et ces documents, tu les as avec toi ? demanda Pelquier.

« Non, je les ai chez moi, dit Baptiste. Nous irons tantôt les chercher et je te les lirai ce soir à tête reposée.

« En attendant, fit Titoine, dis-moi un mot de tes voyages en Europe, surtout sur ton séjour à Paris, ville que j’ai toujours rêvé de visiter.

« Paris, mon cher ami, dit Baptiste Courtemanche, voici la ville par excellence que tout homme intelligent doit connaître. C’est le centre incomparable dans lequel se concentrent toutes les grandeurs de la pensée humaine et comme disait si bien notre grand poète Louis Fréchette :

Paris, ce boulevard de dix siècles de gloire,
Orgueil et désespoir des rois et des césars,
Foyer de la science et temple des beaux-arts,
Folle comme Babel, sainte comme Solime.

Oui, mon vieux, dans cette ville-là, vois-tu, il y en a pour tous les goûts. Veux-tu travailler la musique, la peinture, la littérature, tu y trouves tout ce que tu peux désirer. As-tu des velléités pour les sciences, tu y seras chez toi. Désires-tu devenir un Esculape, artiste du bistouri ou du stéthoscope, tu ne saurais trouver mieux. Enfin, pour tout ce qui concerne les hautes études, et non seulement au point de vue théorique, mais à celui de la grande pratique. Veux-tu faire une rigolade, comme ils disent, alors ça y est, tu ne trouveras nulle part rien de semblable, tout est ouvert, pas d’hypocrisie, pas de ces écrans qui cachent le vice, mais le plein jour que les esprits francs et ouverts ne craignent pas.

« Tout cela c’est fort beau, dit Pelquier ; mais, dis-moi, lorsque tu étais là, y as-tu rencontré beaucoup de Canayens ?

« J’te “cré”, dit Baptiste, et des quantités, mais il ne faut pas croire que tous ceux qui vont là y sont que pour s’amuser. La grande majorité y sont pour étudier et rapporter à leurs concitoyens le fruit de leurs études et les faire bénéficier des connaissances qu’ils y ont acquises.

« Et au nombre de ceux que tu as vus là-bas, y avait-il d’assez intéressants ? demanda Pelquier.

« Pour ça, oui, même certains d’entre eux m’ont vivement amusés, mais j’en ai rencontré un surtout qui valait son pesant d’or, un drôle de coco, bon garçon, naïf au possible et dont tu vas prendre d’autant plus d’intérêt qu’il jouera, je n’en doute pas, un assez grand rôle dans les projets d’avenir dont je t’ai parlé.

« Et qu’avait-il de si particulier, ce brave homme ? demanda Pelquier.

« Particulier ! dit Courtemanche en éclatant de rire, écoute et tu vas juger par toi-même.[1]

« J’habitais à cette époque un hôtel de famille situé au No 49 de la rue Bonaparte et s’appelant l’Hôtel St-Georges. Ce n’était certes pas l’Hôtel Continental ni le Grand Hôtel, mais plutôt une hôtellerie de famille où l’on trouvait bon gîte et bonne table. L’on y rencontrait beaucoup d’étudiants à l’aise et à cette époque était très fréquentée par les Canadiens-français.

« Un matin que je revenais d’une promenade matinale dans les jardins du Luxembourg, mon attention fut attirée — ceci en face de mon hôtel — par un individu qui s’était posé comme un piquet juste au coin de la rue Bonaparte et de la rue du Four.

« Cet individu avait une apparence si cocasse que je ne pus m’empêcher de l’observer. Figure-toi un bonhomme petit, ventru, court sur jambes, une figure patibulaire avec un nez trompette, des yeux en trous de vrille et la lèvre supérieure surmontée d’une moustache rousse en broussailles.

« Comme vêtements, un complet jaune foncé quadrillé de rouge, des pantalons venant un peu plus haut que les chevilles, un melon à rebord plat et d’une couleur indescriptible était posé sur sa tête ; il portait à la main un parapluie roux, jadis noir, terminé par un pommeau en tête de canard.

« Voici un modèle, pensai-je, que si mon ami Suzor Côté voyait, il brûlerait de l’envie de l’esquisser.

« Que diable, qu’est-ce ? D’où vient-il ? Que cherche-t-il ? Intrigué je m’approchais de lui et lui demandais :

« Monsieur, cherchez-vous quelque chose ?

« Il me considéra pendant quelques secondes, puis probablement rassuré par mon sourire engageant il me demanda :

« C’est-y loin d’icitte éiousque se trouve l’Hôtel St-Georges ?

Stupéfait, je reculais surpris et lui dis :

« Vous êtes canayen, vous ?

« Comment que vous voyez ça ? me demanda-t-il étonné.

« C’est pas tant que ça se voit, lui dis-je, mais ça s’entend.

C’est-y loin d’icitte éiousque se trouve l’Hôtel St-Georges ?

« C’est pas créyable, me dit-il, mais vrai, là, vous avez la devinette bien placée.

« Alors vous cherchez l’Hôtel St-Georges ? lui demandai-je.

« C’est ben de même, me répondit-il.

« Alors, venez avec moi, lui dis-je, c’est justement là que j’habite.

« Si vous demeurez là, fit-il, vous connaissez peut-être l’homme que je veux voir, un Canayen lui itou, qui répond au nom de Baptiste Courtemanche.

« Mais c’est moi ! dis-je plus étonné que jamais, qui êtes-vous ?

« Je me nomme Philias Duval, dit-il, j’arrive de Montréal et ce matin m’étant rendu au Bureau Canadien on m’a donné votre adresse comme étant celui le plus à même de me faire visiter Paris.

« En voilà une bonne, pensai-je, balader ce brave homme à travers Paris, ceci n’est pas exactement une sinécure, ils en ont des drôles d’idées au bureau canadien, enfin, exécutons-nous.

« Enchanté de vous connaître, M. Duval, veuillez me suivre, je vais vous conduire à ma chambre.

« Le bonhomme s’installa dans la meilleure chaise que Madame Lenflé, la propriétaire, avait mise à ma disposition, et commença son récit.

  1. Cette histoire, sauf les noms, est absolument authentique.