Bibliothèque de l’Action française (p. 49-57).



VI

En mer



Le lendemain, au commencement de l’après-midi, l’animation est grande autour du navire. On procède en hâte aux derniers préparatifs. Quelques ballots oubliés sont roulés et rangés. Des matelots grimpent aux cordages et s’assurent des voiles. D’autres vont, viennent, courent, mettent la dernière main à tout. Le pilote se voit à la barre. On va démarrer… Ho ! là !… Une chaloupe contenant trois retardataires apparaît. Ceux-ci réclament bruyamment leur place au milieu des passagers qui sont en grand nombre. Il fait plaisir de les considérer, groupés, debout, sur le pont du navire. La plupart sont d’allures distinguées. Il y a là de beaux gentilshommes coiffés de chapeaux à plumes, habillés de velours, et dont de merveilleuses dentelles ornent le col et les poignets. Ce sont les sieurs Le Gardeur de Repentigny, Le Gardeur de Tilly, Le Neuf du Hérisson, Le Neuf de la Poterie, Poutrel du Colombier. De grandes dames souriantes aux cheveux bouclés, se tiennent près d’eux : Catherine de Cordé, veuve de René le Gardeur, Sieur de Tilly, de Thury, en Normandie, Marguerite Le Gardeur, épouse de Jacques Le Neuf de la Poterie ; Jeanne Le Marchant, veuve de Mathieu Le Neuf du Hérisson, de Caen, en Normandie, Marie Le Neuf ; Madeleine Le Neuf, épouse de Jean Poutrel du Colombier ; Marie Favery, épouse de Pierre Le Gardeur de Repentigny ; et enfin la jolie Marie-Madeleine de Repentigny. Ces femmes gracieuses pressent contre elles des petits garçons et des petites filles. Tout ce petit monde est attentif et s’étonne du bruit et du mouvement que suscite le départ.

À quelques pas seulement de ceux-ci, un autre groupe retient les regards. Il est formé de six religieux, — des jésuites, — et de M.  de Courpon, le capitaine de vaisseau. Une douce et lumineuse figure, celle du père Jogues, resplendit au milieu d’eux. Une mission d’héroïsme, désirée depuis longtemps, commence pour le religieux aimant.

Enfin !… lentement, le navire s’éloigne. Les yeux se mouillent, les attitudes se raidissent, l’on fixe avec intensité ce coin de terre de la noble France que l’on quitte pour toujours. L’appel de la « Nouvelle-France » s’est fait impérieux.

Un observateur attentif apercevrait, en ce moment, collées à la vitre du hublot, deux têtes enfantines. Reconnaîtrait-il, comme nous, la blonde Perrine et son frère Charlot ? Eux aussi, regardent fuir, disparaître dans le lointain, Dieppe, la bonne ville normande. Les mignonnes et craintives petites figures ! Qu’une mère vigilante, les entourerait vite de ses bras sauveurs !… Hélas ! Perrine et Charlot ne peuvent invoquer cette douceur, et seuls, un peu transis, apeurés, fatigués aussi, ils retournent se blottir au milieu de bagages de toutes sortes. Depuis deux jours, ils n’ont plus que ce gite.

Vers le soir, Perrine insiste. Il faut que Charlot se couche bien sagement, qu’il n’ait plus de vilaines peurs comme la nuit précédente. Le grand voyage est commencé, l’on est bercé par la mer qui chante, et au Canada, où l’on arrivera sans trop tarder, il faudra montrer de braves et riantes figures. Perrine caresse son frère. Elle le secoue en souriant. « Allons, allons, qu’a-t-il donc ce frérot qui ne veut même pas qu’elle s’éloigne d’un pas ? »

L’enfant, en effet, est agité. Ses joues ont la rougeur de la fièvre, son front brûle. De temps à autre, il frissonne. « Mon Dieu ! pense Perrine, est-ce que Charlot va devenir malade ?… Pour tout de bon ?… Et alors, que ferais-je ?… » Son cœur bat fortement durant quelques instants. Puis elle s’agenouille. Il est temps pour elle aussi de se reposer, et saurait-elle le faire sans une prière à Jésus, sans une pensée pour ses bons parents. Perrine lorsqu’elle se relève est rassérénée. Le secours lui viendra de là-haut quand il le faudra. Elle en est sûre maintenant.

La nuit se passe tant bien que mal. À maintes reprises, la voix de Charlot se fait entendre : « À boire, Perrine ! » La courageuse petite sœur lui verse de l’eau aussi fréquemment qu’il le désire. Mais voilà qu’au matin, alors que, sur la plainte de Charlot, elle saisit la deuxième bouteille d’eau, elle s’aperçoit avec terreur, qu’elle est presque vide. Elle va manquer d’eau, là ! Grand Dieu ! Plus d’eau !… « À boire, à boire, Perrine ! » crie plus haut Charlot. La petite se lève interdite, affolée. Elle le reconnaît, se cacher plus longtemps aux yeux de tous devient impossible. Laissera-t-elle son frère chéri, qu’elle a promis à sa mère de protéger coûte que coûte, le laissera-t-elle mourir faute de soins intelligents ? Car il est bien malade, elle en a peur. « À boire, à boire, Perrine ! » clame toujours la petite voix de l’enfant. Perrine lui présente la dernière quantité d’eau qu’elle peut trouver.

Quelques instants plus tard, à la faveur d’un sommeil plus calme de Charlot, Perrine quitte le réduit qui lui sert de refuge. Elle monte sur le pont. Elle pénètre dans la grande salle où se tiennent les voyageurs. On ne l’aperçoit pas tout d’abord. Le capitaine, M. de Courpon cause avec beaucoup d’animation dans un cercle formé de M.  et Madame de Repentigny, de leur fille Marie-Madeleine, des pères Jogues et Adam. Un petit garçon de quatre ans qui joue tout près de M.  de Repentigny voit soudain Perrine. Il court à elle. « Mère, la belle petite fille ! » s’exclame-t-il. Madame de Repentigny se retourne vivement.

mme de repentigny

Jean-Baptiste, mon mignon, reviens. Tu ne connais pas cette petite.

Elle sourit cependant à Perrine qui la regarde, surprise, stupéfiée. « Qu’elle ressemble à sa mère, vraiment ? »

jean-baptiste de repentigny

Mère, elle est si jolie, si douce, je l’aime.

(Et le bon petit se penche et l’embrasse)
m. de courpon

Que veut dire tout ceci !

(S’adressant à Perrine.)

Approche, enfant, qui es-tu, d’où viens-tu, comment as-tu pénétré ici ?

Mais Perrine, les yeux baissés se sent trop intimidée pour répondre ou même bouger. Énervée, d’ailleurs, par l’inquiétude et ses deux dernières nuits d’insomnie, elle fond en larmes.

Madame de Repentigny dont le cœur est très tendre s’élance. Mais le père Jogues intervient. Il fait signe à tous de ne pas se troubler. Souriant, paternel, il attire l’enfant près de lui. Il baisse doucement les petites mains qui voilent les yeux baignés de pleurs. Il parle. Et voilà que Perrine sous ce regard qui rayonne de pitié, devant cette bonté si sincère, est vaincue. Le silence qu’elle garde farouchement tombe de lui-même. Comment ne pas avoir une absolue confiance, en ces yeux pénétrants, graves, si encourageants !… Le père Jogues lui promet, à sa demande, de ne trahir aucune de ses confidences. Le bon jésuite a un sourire en faisant cette promesse. Il est trop tard pour utiliser le secret de ces petits, le vaisseau va bientôt gagner la pleine mer.

Le père Jogues appelle M.  de Courpon. Tous deux confèrent à voix basse quelques instants. Puis, le capitaine se rapproche de la famille Repentigny.

m. de courpon

Cette petite d’après ce que j’apprends ne s’est pas embarquée seule sur le navire. Son frère, un mioche de six ans, l’accompagne. Il est malade en ce moment.

m. de repentigny

Comment de si jeunes enfants ont-ils pu s’introduire ici ? C’est étrange.

Mme . de repentigny

Sont-ce des orphelins ?

m. de courpon

Oui, me dit le père Jogues.

Mme . de repentigny, s’apitoyant.

Les pauvres petits !… Je vais m’assurer de leur confort.

m. de repentigny

Mon amie, ne faudrait-il pas d’abord connaître la nature de la maladie dont souffre l’enfant ?

mme de repentigny, avec un soupir.

Vous avez raison. Mais c’est dur de ne pas accourir près de ces enfants sans mère.

m. de courpon, s’inclinant très bas.

Madame, vous avez un noble cœur. Et il vous sera sans doute donné de le prouver. Le père Jogues et moi descendons immédiatement auprès des jeunes fugitifs. Nous vous renseignerons dans quelques instants.

Perrine précède le capitaine et le religieux. En approchant de Charlot, qui donc aperçoit-elle installé près de lui, un jouet informe entre les mains ? Julien l’idiot. Et vraiment Charlot en paraît tout réjoui. Ses yeux, qu’agrandit la fièvre, regardent l’infirme, avec plaisir. À la vue du capitaine, l’idiot disparaît avec une prestesse inouïe.

Le père Jogues s’agenouille auprès de la couche. Tendrement, il soulève l’enfant. Perrine, tout près de lui, joint les mains. Que va-t-elle apprendre ? M.  de Courpon demeure debout et contemple la scène. Puis, tout à coup :

m. de courpon

Mon révérend père, voyez, cet enfant n’est qu’épuisé et apeuré. De l’air, de la lumière, des jeux, une saine nourriture vont le remettre. Mon expérience ne me trompe pas. Une fièvre pernicieuse ne débute pas ainsi.

le père jogues

En effet.

À Charlot, avec son bon sourire.

Petit, nous allons vite te guérir.



m. de courpon

Je vous laisse avec ces mioches, père. Vous saurez mieux que moi gagner leur confiance. Cette petite fille dont les yeux bleus me plaisent beaucoup, me regarde encore avec épouvante.

(Il rit et pose quelques instants sa main sur la tête de Perrine.)

Je vais de ce pas rassurer Mme  de Repentigny. Elle descendra bientôt j’en suis sûr. Il faut, d’ailleurs, transporter ces enfants hors d’ici. Nous allons aviser.