Bibliothèque de l’Action française (p. 59-67).



VII

Adoption



Le capitaine remonte lentement sur le pont. Il est touché du spectacle qu’il a vu. Il en garde du souci. À mi-voix, il monologue : « Que vont devenir ces pauvres petits dans les forêts de la Nouvelle-France ? … Ils sont venus de très loin, sans doute, ils ont fui devant une souffrance qu’ils ont jugée redoutable, sans issue… Hélas ! la vie ne leur a pas appris que l’épreuve que l’on choisit est souvent plus lourde que celle que l’on ne choisit pas. La Providence… » Il relève soudain la tête, une douce voix féminine l’interrompt :

madame de repentigny

La Providence, dites-vous, Monsieur ? Est-ce qu’Elle refuse notre aide ? Quelles nouvelles m’apportez-vous ?

m. de courpon, la saluant

Madame, la Providence étant très éclairée, ne saurait se passer de cœurs semblables au vôtre. C’est grâce à eux qu’Elle accomplit ses miracles de charité.

Madame de Repentigny, dont le gracieux visage est devenu tout rose, sourit sans répondre.

À son bras s’appuie Mme  Catherine de Cordé, mère des MM.  Le Gardeur. À quelque distance, quatre jolis enfants suivent discrètement : Catherine et Jean-Baptiste de Repentigny, Anne du Hérisson, Marie de la Poterie. Leurs physionomies rayonnent. Une belle promesse vient d’être faite : celle de soigner et de distraire deux nouveaux petits compagnons.

m. de courpon, les regardant tous avec attendrissement

Vous pouvez sans crainte, maintenant, vous rapprocher de nos jeunes fugitifs. L’isolement et la peur ont été cause de tout. L’indisposition de l’enfant n’a rien de grave.

catherine de cordé

Ces orphelins sont mes protégés dorénavant, capitaine. À titre d’aïeule, j’ai réclamé et obtenu le droit de les installer près de moi. L’espace ne me manque nullement.

mme de repentigny

Vous êtes toujours bonne, chère mère. Une aïeule entre mille.

m. de courpon

Je vous remercie, Madame. Cela vient à point. Et ces enfants sont dignes, je crois, de votre sollicitude. Leurs figures avenantes et honnêtes me rassurent.

D’un signe, le capitaine appelle un des matelots. Il lui intime l’ordre de conduire le groupe compatissant jusque dans la cale du vaisseau. Le père Jogues s’y trouve encore auprès des enfants abandonnés.

Le bon jésuite s’attarde auprès du malade. Il pose à Perrine quelques questions supplémentaires au sujet de sa famille. Cela complète les renseignements déjà reçus. Julien l’idiot a repris son poste dès qu’il a vu disparaître le capitaine. Assis au pied du lit, il regarde Charlot avec un mélange de chagrin, de plaisir et d’affection. Le pauvre infirme se sent étrangement attiré vers ce petit être doux, fragile, qui lui sourit de si bon cœur. Confusément, il sent que c’était mal ce silence qu’il a gardé à l’heure de l’embarquement des mioches. De temps à autre, il lève les yeux sur Perrine. La physionomie intelligente de la petite fille le rassérène. Il reprend confiance. Et Perrine, à maintes reprises, semble deviner les pensées de l’idiot. Elle fixe sur lui son regard encourageant.

Le père Jogues en voyant Mmes  Le Gardeur et de Repentigny pénétrer dans la cale, ne peut retenir une exclamation de joie. Il s’empresse au devant d’elles.

le père jogues

Soyez bénies, Mesdames, pour votre charitable visite.

Mme  de repentigny

Nous ne vous dérangeons pas, mon père ?

le père jogues

Loin de là. Je suis heureux de remettre ces chers enfants entre vos mains maternelles.

Mme  de repentigny, désignant Catherine de Cordé.

Notre bonne aïeule a désiré en prendre soin elle-même. Nous avons dû céder à ses instances.

Perrine a saisi ces derniers mots. Elle s’approche de Catherine de Cordé. Sa gentille figure, si expressive, est toute tendue de gratitude et d’émotion. Elle se penche. Elle baise avec respect les mains de la vieille dame.

Catherine de Cordé caresse les boucles blondes de la petite fille, puis soudain, rejetant un peu en arrière la tête mignonne, et plongeant un regard amical dans les yeux de l’enfant :

catherine de cordé

Comment t’appelles-tu, petite ?

perrine

Perrine Dumay, Madame.

catherine de cordé

Et ton frère ?

perrine

Charlot.

catherine de cordé

Viendrais-tu volontiers vivre près de moi ?

perrine, timidement.

Avec Charlot ?

catherine de cordé, souriant.

Avec Charlot.

perrine, fervente.

Oh ! alors, Madame, avec bonheur.

catherine de cordé, la pressant contre elle.

Bien, bien, petite Perrine. Tu me plais. Tes yeux bleus sont purs, très tendres. J’ai foi en eux. Viens me présenter ton frère. Nous serons deux à le choyer.

Mais avant de se rendre près du malade, Catherine de Cordé fait signe aux autres enfants de s’approcher. Tous entourent Perrine avec empressement, lui sourient. Un peu de curiosité se devine dans les gentilles physionomies. L’aïeule présente à tour de rôle les enfants à Perrine.

marie de la poterie, à Catherine de Cordé.

Grand’mère, nous allons tous aimer beaucoup Perrine. Comme elle est grande !… Un peu plus que toi, cousine Catherine.

catherine de repentingy

Cela ne fait rien.

(Embrassant Perrine.)

Nous serons amies, dis ? J’ai sept ans. Et toi ?

perrine

Huit ans.

marie de la poterie

Tu es notre aînée. Je n’ai que six ans, moi, et Anne, sept ans comme Catherine. Tu ne dis rien, Anne ?

anne du hérisson, timidement.

Tout à l’heure.

(Elle prend la main de Perrine dans un joli mouvement d’affection.)

La voix de Charlot se fait entendre. Perrine tressaille. L’avait-elle donc oublié ce frère chéri ? Elle court près de lui.

L’enfant est assis tout droit dans son lit improvisé. Il considère d’un regard mi-effrayé, mi-heureux Mme  de Repentigny. Elle vient de s’approcher, ayant causé quelques instants, à l’écart, avec le père Jogues.

Perrine dorlote Charlot, et doucement l’oblige à se recoucher. Julien l’idiot semble consterné. Il regarde avec hostilité le groupe des visiteurs. N’est-on pas venu troubler son petit ami ?

PERRINE, avec reproche.

Mais qu’as-tu donc, Charlot ?

CHARLOT, avec crainte et espoir les yeux fixés sur Mme  de Repentigny.

Perrine, cette dame, ça n’est pas notre jolie maman, avec de beaux vêtements faits par les anges ?

perrine, dont les yeux s’emplissent de larmes.

Non, Charlot, non, hélas !… Mais tu as raison, elle ressemble à notre mère. Et elle est bonne comme elle, petit frère. Il faut lui sourire.

charlot, tendant les bras à Mme  de Repentigny.

Embrasse-moi, veux-tu, Madame ? Très fort, comme le faisait ma maman avant de partir pour le ciel.

Madame de Repentigny, émue, prend l’enfant dans ses bras. Longtemps elle tient la petite tête appuyée contre son cœur. « Pauvre, orphelin ! » soupire-t-elle.

Jean-Baptiste de Repentigny dont les quatre ans sont expansifs met fin à la scène.

jean-baptiste de repentigny

Mère, laisse-moi voir le petit garçon qui te trouve si jolie.

(Gravement.)

Il sera mon ami, car il dit la vérité.

le père jogues

La Providence a souvent de rares délicatesses, Madame. Voyez comme votre présence, une ressemblance mystérieuse et douce, ont déjà produit des merveilles. Notre malade est réjouissant à regarder. Et Perrine ? Ses yeux brillent comme des saphirs.

Catherine de Cordé, après quelques mots à Charlot, demande que l’on procède à l’installation des deux enfants, là-haut. Le père Jogues charge Julien l’idiot du transport du malade. Avec d’infinies précautions, l’infirme soulève son léger fardeau. Farouchement il veille sur lui. Tous les heurts sont évités. Comme il se sent heureux, Julien l’idiot ! Quelle confiance lui témoigne Charlot qui a noué de façon charmante un de ses petits bras autour de son cou. Personne jusqu’ici ne l’a considéré ainsi, ni aimé. Pauvre Julien l’idiot !

Il fallut une semaine tout au plus pour rétablir le petit. Il court joyeusement maintenant, en compagnie de Jean-Baptiste de Repentigny, sous la surveillance de Julien. Dès que le service de celui-ci le permet, il s’emploie à instruire ou à égayer les bambins. Le capitaine rit de bon cœur des exploits exécutés par le trio entreprenant. Mais un jour, voilà qu’il surprend Jean-Baptiste et Charlot grimpés à un très haut cordage du vaisseau et s’y balançant sans peur. « Descendez vite de là, mes petits mousses, s’écrie-t-il, je ne tolère ces manœuvres qu’avec l’aide de Julien. » Il gronde, M.  de Courpon. Mais devant l’air contrit et apeuré des coupables, il désarme. Avec une petite tape amicale sur leurs joues fraîches, il les ramène près de Mme  de Repentigny.

Perrine ne quitte plus la grand’mère Le Gardeur. Son affection pour la noble femme qui l’a chaudement accueillie avec Charlot est touchante. C’est de la vénération. L’aïeule n’a qu’à manifester un désir pour le voir aussitôt accompli. Et ses lunettes, lorsqu’elle fait le soir sa partie de tric-trac, avec le capitaine ou l’un de ses fils ; son livre d’heures, au moment de la prière ; son manteau fourré, dès que le temps devient frais ; tous ces menus services auxquels demeurent si sensibles les vieilles gens, Perrine n’oublie jamais de les rendre. Bientôt l’on s’habitue à ne plus les voir l’une sans l’autre.

Et Perrine, chaque jour, passe également une heure attachante chez Mme  de Repentigny. Réunie aux trois petites filles, Catherine de Repentigny, Anne du Hérisson et Marie de la Poterie, elle écoute de toute son âme les enseignements de Mme  de Repentigny. Certains jours, le père Jogues apparaît au milieu d’elles. Quel accueil on fait au bon père ! Que de projets s’ébauchent avec son aide, ou suivant ses conseils. L’on arrivera bientôt dans la Nouvelle-France, et une nouvelle existence commencera pour tous. Perrine ouvre de grands yeux aux récits du jésuite. Que d’aventures il arrive mon Dieu ! dans ce vaste pays ! Que de périls s’y rencontrent ! Comme elle devra veiller avec soin sur Charlot !

Un mois, deux mois se passent. « La traversée est une des plus belles, des moins orageuses que l’on ait vue, » déclare M.  de Courpon. Depuis longtemps, on a laissé la mer, on est entré dans le golfe Saint-Laurent. À l’île de Miscou, près de la baie des Chaleurs, l’on fait escale. Les jésuites y ont une « résidence, » celle de Saint-Joseph, et avec des exclamations de surprise et de satisfaction, quelques pères sont accourus pour recevoir le père Jogues et ses compagnons. On retient le père Jogues. Il se rendra plus tard à Québec.

Québec ! Tous deviennent d’une hâte fébrile à son approche. L’on désire tant admirer son cap plein de majesté, ses forêts immenses, aux riches tons de verdure. M.  de Courpon a tout décrit à l’avance : le fort Saint-Louis, où l’on accourt dès que l’on se sent menacé par les sauvages ; la chapelle de Notre-Dame de Recouvrance, érigée par Champlain en 1632, en souvenir de la reprise du Canada par la France, après trois ans d’occupation par les Anglais ; l’Habitation où demeura la gracieuse Madame de Champlain de 1620 à 1624. M.  de Courpon, avec émotion, a même parlé de la maison du premier colon canadien, Louis Hébert. « On l’aperçoit sur le côteau Ste -Geneviève, au passage, » dit-il. Enfin le 11 juin, par un bel après-midi, le rêve se réalise. Québec apparaît.