Bibliothèque de l’Action française (p. 17-24).



II

Chez M.  le Curé



Dès la sortie du bois, l’on aperçoit l’église d’Offranville, puis son presbytère, une maison longue, basse, toute grise. Un jardin entoure la propriété. Ce jardin !… qu’il fait bon le regarder avec ses allées bien tracées, sa ceinture de pins qui en marque la limite ! Des plates-bandes, où apparaissent des muguets avec leurs fines clochettes, en occupent le centre ; à l’extrême gauche, un potager se devine à la terre fraîchement remuée. Et, ici et là, quels beaux pommiers ! Il n’y a que la Normandie pour en produire de semblables. Voyez-les, déjà chargés de feuilles, balancer mollement leurs branches, fêter le soleil et le renouveau. Les beaux pommiers de Normandie se réjouissent déjà de leur fécondité future.

Perrine et Charlot ont vite franchi la distance qui sépare ce coin délicieux du bois qui l’environne. On a un peu couru. Et Perrine, en petite fille soignée, rajuste sa jolie coiffe normande, et redresse le béret de Charlot. À l’abri d’un des arbres du jardin, elle regarde autour d’elle. Elle s’étonne. Où donc se trouve le bon curé ? Ne se promène-t-il pas, suivant son habitude lorsque le soleil descend à l’horizon, un bréviaire à la main ? Un peu de timidité la saisit. Elle n’ose avancer. Ah !…

Perrine recule, retenant Charlot qui veut s’élancer.

L’excellent prêtre approche, mais il n’est pas seul. Un moine marche à ses côtés. Perrine et Charlot ouvrent de grands yeux à sa vue. Il est vêtu d’une robe de bure, chaussé de sandales, et ses cheveux dessinent une couronne autour de sa tête. C’est un pieux récollet, un religieux de l’ordre de Saint-François, l’un de ceux qui vinrent au Canada, dès 1615. Les petits s’intéressent à ce personnage aux vêtements sévères, dont les yeux sont doux et accueillants.

Les causeurs avancent toujours ; Perrine les entend maintenant. Elle met un doigt sur sa bouche en regardant Charlot. Peine bien inutile. Le mioche est déjà loin, fort occupé auprès d’un nid de fauvettes, logé dans la branche très basse d’un pin énorme.

Et voici ce que Perrine, qui n’ose ni fuir ni se faire voir, peut saisir de la conversation des hommes de Dieu :

Le Curé

Alors, mon père, vous n’avez plus d’espoir. La Nouvelle-France vous est fermée. Vos belles missions chez les Hurons, vous ne les reprendrez plus.

le père récollet

Hélas ! Nous en avons reçu l’ordre. Notre père Le Caron est mort de douleur. Le frère Sagard se console en écrivant une « Histoire du Canada, » qui paraîtra cette année même.



le curé

Oh ! vraiment !… Et dites, mon père, dans ce pays de la Nouvelle-France, que se passe-t-il actuellement ? Sa Majesté très chrétienne en est-elle toujours le maître ?

le père récollet, avec fierté.

Certes ! M.  de Champlain, celui que l’on nomme là-bas le « père de la Nouvelle-France » n’a eu de cesse qu’il n’ait repris à Messieurs les Anglais ce pays qu’il aime plus que tout au monde. Ils ne l’auront gardé que trois ans, de 1629 à 1632.

le curé

Bravo ! Il me plaît M.  de Champlain ! Quelles merveilles ce gentilhomme accomplira là-bas !

le père récollet

M.  le curé, pourquoi faut-il que de si nobles âmes nous soient ravies ! À l’heure où je vous parle, M.  de Champlain doit être devant Dieu.

le curé

Peut-être vous assombrissez-vous vainement, mon père ?

le père récollet

Je ne le crois pas. L’on vient, à la compagnie des Cent-Associés, chargée de veiller au salut de la Nouvelle-France, de faire la nomination d’un nouveau gouverneur. Oui, depuis ce commencement de mars 1636, on a prié un Chevalier de Malte, Charles Huault de Montmagny, de se rendre à Québec, en qualité de gouverneur. L’espoir renaît à cette nouvelle. M.  de Montmagny est un seigneur plein de piété et de droiture. Il pourra peut-être nous compenser de la perte de M.  de Champlain.

le curé, joignant les mains.

Les desseins de Dieu sont impénétrables, mon révérend père. Toujours, il faut les bénir. Mais ce nouveau gouverneur part sans doute bientôt pour sa nouvelle destination ?

le père récollet

Le 8 avril prochain, dans une semaine au plus tard, M.  de Montmagny voguera vers les terres lointaines du Canada. Il faut beaucoup de courage pour y vivre. Quels terribles ennemis sont les sauvages pour nos Français ! Cependant quelque-uns des barbares se convertissent et aiment Dieu de tout leur cœur. Cela suffit pour nous décider à tout souffrir pour les attirer vers Lui !

le curé, très intéressé.

Les colons sont-ils rares ?

le père récollet

Ils augmentent peu à peu. Tenez, j’apprends M.  le curé, que deux belles familles normandes, celles de MM.  de Repentigny et de la Poterie, s’y rendent bientôt. On s’embarque tout près d’ici, à Dieppe, le 8 avril. Des enfants en bas âge prendront place sur le navire. Cela nous ramène au temps de Louis Hébert, — le premier colon, — et de Marie Rollet, sa courageuse femme. Ils ne craignirent point dès 1617 d’aller demeurer au Canada avec leurs trois enfants.

Perrine tressaille. Ces quelques paroles du religieux s’impriment dans sa mémoire : « L’on s’embarque à Dieppe, le 8 avril prochain. Des enfants prendront place sur le navire. » Elle soupire. Pourquoi n’est-ce pas Charlot et elle, Perrine, qui partent ainsi au loin. Cela vaudrait mieux que le séjour chez la terrible tante. « L’on s’embarque le 8 avril, à Dieppe, » se répète encore l’enfant… Et les mots pénètrent en son cœur, où loge un profond désespoir.

Perrine sort enfin de sa cachette. Elle se dirige, un peu confuse, vers le curé. Il l’aperçoit, et sourit afin de l’encourager.

le curé

Bonjour, mon enfant. Venez, approchez sans crainte. Je désirais vous voir.

Il lui caresse la joue, et presse Charlot contre lui. Le petit est accouru dès que sa sœur s’est décidée à paraître. Les deux orphelins sont présentés au récollet qui les regarde avec bonté et permet à Charlot d’examiner le chapelet pendu à son côté.

le curé

Ma petite Perrine, il y a du nouveau pour vous. Notre bon notaire est malade et ne pourra d’ici à deux ou trois semaines faire le voyage de Dieppe. Vous resterez donc encore un peu de temps au milieu de nous. Et même, seriez-vous effrayée, enfant, si la vieille Justine Laigle ne pouvait monter chez vous ces soirs-ci ? Elle s’est établie garde-malade chez le notaire. Dites-le, Perrine, car vous pourriez venir au presbytère ?

perrine

Oh ! M.  le curé, je n’ai pas peur, je vous assure. Et je vous remercie.

charlot, vivement.

Perrine n’a jamais peur, M.  le curé. Elle dit que maman la protège de là-haut.

le curé

Tout de même, petite fille, réfléchissez ?

perrine, d’un ton volontaire.

M.  le curé, Charlot dit vrai. Je n’ai jamais peur.

le curé, souriant.

Oh ! je sais que ma Perrine est brave, mais un peu entêtée aussi…

le père récollet

Savez-vous, M.  le curé, que cette fillette aux yeux bleus, qui nous regarde sans crainte, me rappelle une de nos enfants de la Nouvelle-France : une petite Couillard, blonde et blanche comme celle-ci.

le curé, riant.

Mon cher missionnaire, vous voyez la Nouvelle-France partout !… Allons, petits, éloignez-vous, et bon courage. Il se fait tard. Charlot n’aimerait-il pas en s’en allant passer par la cuisine du presbytère ? On lui donnerait une tartine de confitures, à ma petite Perrine aussi, si elle le désire. Bonjour, bonjour, mes enfants.