Les aventures de Perrine et de Charlot/12

Bibliothèque de l’Action française (p. 89-96).



X

Les heures douces


« Où donc est passé Charlot, mignonne, je ne l’entends plus ? » demande, quelques jours plus tard, Catherine de Cordé à Perrine.

Toutes deux, par ce chaud après-midi de juillet, cousent, assises près de la fenêtre s’ouvrant sur la forêt. Les Bourdon ont cédé à Madame Le Gardeur, au rez-de-chaussée, une pièce claire et très vaste. De beaux meubles apportés de France la garnissent. Il y a là des chaises à haut dossier dont les bois ajourés sont ravissants ; une table « Renaissance » aux pieds sculptés ; un cabinet en noyer orné au centre d’un travail en relief. Il enchante Perrine et Charlot. Ne représente-t-il pas un château à créneaux, aux tours élevées ? Le pont-levis s’abaisse sous les sabots d’un coursier monté par un fier chevalier. « Il vient délivrer la princesse enfermée dans la tour, » déclare Charlot émerveillé. Sur le pan à droite est fixé le tableau où revit l’ancêtre anobli des Le Gardeur, Jean, sieur de Croisilles. Au fond, une riche tapisserie rappelle une expédition en Terre-Sainte de Saint Louis, roi de France.

Perrine, aux paroles prononcées par Catherine de Cordé, se lève. Elle se penche légèrement au dehors.

perrine

Oh ! Madame, Julien vient d’apparaître à la sortie du bois. Il tient dans sa main… un nid d’oiseau, je crois. Charlot saute de joie.

catherine de cordé

Bien, bien. Laissons-les s’amuser en paix.

Mais Perrine ne quitte pas son poste d’observation. Elle regarde avec attention au loin. Puis, tout à coup, se retourne.

perrine

Madame, voici une visite pour vous. Trois jeunes filles descendent le coteau. Ah !… c’est votre petite-fille, Marie-Madeleine de Repentigny.

(Perrine bat des mains.)

Elle est accompagnée de ma grande amie Marie Le Neuf, et d’une autre dont je ne me souviens plus du nom. Quel dommage, Catherine, ma petite compagne, n’est pas avec elles !

Madame Le Gardeur sourit. Elle est heureuse de la diversion que lui apporte cette belle jeunesse qui l’entoure volontiers.

Quelques minutes plus tard, une main impatiente frappe à la porte, une voix claire, aux notes vives, se fait entendre.

« Grand’mère, grand’mère, vous êtes là ? »

Perrine ouvre. Quelles gracieuses apparitions surgissent !… Marie-Madeleine de Repentigny que ses douze ans ne rendent pas très grave, court s’agenouiller auprès de Catherine de Cordé. Elle lui baise les mains ; puis, tout en riant, lui enlève la fine pièce de lingerie à laquelle elle travaillait.

« Grand’mère, supplie-t-elle, nous venons causer. »

Catherine de Cordé tend la main à Marie Le Neuf, une blonde aux yeux pensifs, puis à une brune menue, un peu pâlotte, mais fort gracieuse. On la lui présente. C’est Louise Couillard, la petite-fille de Marie Rollet, Madame Hubou. Les deux jeunes filles s’installent à contre-jour.

catherine de cordé

Eh bien, petite friponne qu’as-tu à raconter ?

Elle se penche, souriante, vers sa petite-fille, assise à ses pieds.

marie-madeleine, se redressant.

Grand’mère, c’est très sérieux. Ne souriez pas ainsi. Nous avons eu une aventure, n’est-ce pas, Marie, n’est-ce pas, Louise ?

Les jeunes filles inclinent affirmativement la tête, un peu gênées de la confidence qui se prépare. Elles ont l’expérience des piquantes révélations que se permet leur amie.

catherine de cordé, s’effrayant.

Aussi pourquoi, mes petites, vous aventurer seules jusqu’ici ? Croyez-vous que je me pardonnerais si en me venant voir, il vous arrivait quoi que ce soit.

marie-madeleine, riant.

Vous n’y êtes pas du tout, grand’mère, oh ! mais pas du tout. Allons donc ! Nous n’avons couru aucun danger. Si cela était, les Iroquois mordraient maintenant la poussière. Nous…

(elle s’interrompt.)
catherine de cordé

Oh ! Oh !… Nous avons rencontré quelques preux, peut-être ? Je crois qu’il n’en manque guère au Canada.

(Elle regarde amicalement Louise Couillard.)
marie-madeleine, avec une moue.

Grand’mère vous devinez toujours !

(Puis l’embrassant avec vivacité.)

Mais vous êtes une délicieuse bonne-maman ! À vous on dit tout avec plaisir. Vos yeux sourient, même lorsque vous grondez.

catherine de cordé

Flatteuse ! Tout cela ne m’apprend nullement ce qui vous rend toutes trois si jolies et si roses. En votre qualité d’aînée, Marie, prenez la parole ?

marie le neuf, avec un léger embarras.

Madame, Louise et moi ne saurions narrer notre récit avec la grâce qu’y mettra Marie-Madeleine.

louise couillard

En effet, Madame, Marie a raison.

La jeune fille paraît fort intimidée. Elle attire Perrine sur ses genoux et dissimule sa figure sous les boucles blondes de la fillette.

marie-madeleine, moqueuse.

Oh ! quelle modestie, Mesdemoiselles !… Voici, grand’mère. Nous cheminions toutes trois vers votre demeure en causant gaiement. Nous venions vous rendre visite, et aussi, vous prier de nous céder Julien pour quelques courses chez des sauvages malades. En voici la preuve.

(elle désigne deux paniers de provisions placés à ses côtés.)

Nous cheminions…

(Sa voix se fait plaisamment solennelle.)
lorsque dans la clairière qui environne la maison de Madame Hubou nous nous trouvons en présence de trois jeunes hommes… trois beaux jeunes hommes, il faut dire la vérité, grand’mère.
(Elle rit en se détournant un peu.)
catherine de cordé, la menaçant du doigt.

Tu sais, petite, il ne faut pas craindre que les Iroquois !

marie-madeleine, avec une précocité comique.

Je le comprends. Je me suis fait au dedans de mon cœur la même réflexion que vous, grand’mère ! Trois beaux jeunes hommes, à la fois, c’est effarant !…

Marie Le Neuf et Louise Couillard se mettent à rire. Oh ! ce rire ! Frais, perlé, il fuse gentiment dans la pièce aux meubles sévères.

Jacqueline Potel apparaît. Ces voix cristallines l’attirent. La jeune femme reste friande de gaieté.

jacqueline potel

Puis-je entrer, Madame Le Gardeur ?

catherine de cordé

Certes ! ma bonne Jacqueline.

jacqueline potel

Mon mari vient d’être appelé auprès de M.  de Montmagny ainsi que M.  de Saint-Sauveur. Ils apportent un échiquier, ce qui signifie que nous ne les reverrons que fort tard dans la soirée. Mais j’interromps une intéressante conversation ?

catherine de cordé

Ma petite-fille a toute l’éloquence de la jeunesse en face d’une heureuse rencontre.

marie-madeleine

Jacqueline, trois aimables Canadiens nous ont parlé cet après-midi. C’était exquis.

catherine de cordé, fronçant les sourcils.

Comment, on s’est rapproché ?

louise couillard

Jean Nicolet était parmi eux, Madame. C’est un ami de mon père. Il me connaît depuis… toujours.

marie-madeleine

M.  Nicolet nous a regardées fort sévèrement, grand’mère.

louise couillard, baissant la tête.

Il avait raison, Marie-Madeleine. À l’époque de la traite, il n’est pas prudent de nous promener seules.

marie-madeleine

C’est ma faute.

(Se frappant la poitrine.)
ma très grande faute. Je me suis enfuie et vous m’avez suivie. Mais je ne regrette rien. Donc, M.  Nicolet s’approche de nous et chapeau bas demande à Louise : « Comment, Mademoiselle, vous sortez sans escorte ? » Louise s’est redressée fièrement devant le reproche. Nous aussi. Mais il se moquait bien de nos attitudes hautaines, M.  Nicolet. Il a repris : « Permettez du moins que mes compagnons et moi vous suivions du regard, Mesdemoiselles ? » Louise a acquiescé majestueusement de la tête. Il fallait voir cela. Oh ! ce M.  Nicolet, quel sourire s’est glissé sous sa moustache ! Les deux frères Jean et Thomas Godefroy, — c’est bien cela, Louise ? — se tenaient à quelques pas. Ils nous regardaient beaucoup. L’un d’eux, Jean, ne pouvait détacher son regard de…
marie le neuf, l’interrompant.

Oh ! Marie-Madeleine, que de détails inutiles !

marie-madeleine, malicieusement.

Tu trouves, chère ? Abrégeons alors. Je n’ajoute que ceci. Grand’mère, le plus jeune des deux frères, Thomas Godefroy de Normanville ressemble vraiment à un jeune grec. Il est comme Jean, son aîné, un canotier incomparable et possède l’estime des sauvages pour son adresse aux jeux. Ai-je bien répété tes paroles, Louise ?

louise couillard, riant.

Tu n’as rien omis.

jacqueline potel

Et tout cela est vrai. Je connais les jeunes Godefroy. Excepté Jean Nicolet peut-être, ou François Marguerie, Trois-Rivières ne possède pas de plus fins, de plus vaillants, de plus pieux gentilshommes. Et quels merveilleux truchements (interprètes) sont-ils tous ! Nos missionnaires affirment qu’ils parlent les langues sauvages beaucoup mieux que les sauvages eux-mêmes.

Le grave et pur regard de Marie Le Neuf s’attache sur Mme  Bourdon. L’éloge des frères Godefroy fait battre plus vite son cœur. « N’est-ce pas étrange ? » songe-t-elle… Puis, voyant que son émoi est deviné par la perspicace Marie-Madeleine, elle redevient indifférente et se lève.

marie le neuf

Chère Madame Le Gardeur, il est temps, je crois, de nous mettre en route. Vous permettrez que nous entraînions Julien dans nos fugues charitables ? Aussi Perrine et Charlot, s’ils le désirent.

perrine

J’irai avec plaisir.

(Elle se lève et glisse sa main dans celle de Marie Le Neuf.)
marie-madeleine

Si je vous tenais compagnie, grand’mère, durant leur absence ?

(Se tournant vers Mme  Bourdon.)

Vous resterez, amie Jacqueline ?

catherine de cordé, regardant avec affection sa favorite.

Je serai heureuse de te garder près de moi, petite. Et Jacqueline restera.