Les aventures d'un Français au pays des caciques (G. Ferry)/XIII
CHAPITRE XIII
L’HOMME AU CABAN.
À notre départ, des signes manifestes annonçaient le déchaînement prochain d’une de ces tempêtes causées par le vent du nord. Le calme précurseur de l’orage pesait sur les bois que nous traversions. Un malaise étrange paraissait régner dans toute la nature ; une chaleur suffocante faisait haleter nos chevaux, bien que nous eussions ralenti à dessein notre marche, et nos poumons cherchaient en vain la fraîcheur de l’air du matin.
Nous eûmes à peine cheminé quelques heures sous la voûte des arbres, que nous entendîmes un bruit sourd et imposant. C’était le bruit de la mer dont nous approchions sans pouvoir la distinguer encore. Quelques minutes après, nous débouchions sur ! a plage, et je pus contempler avec ravissement cet Océan qui touche aux rivages de la France ; puis, dans le lointain, Vera-Cruz avec ses clochers et ses dômes, le fort San-Juan-de-Ulua qui sortait des flots comme un rocher, et au-dessus duquel se dessinaient en longues flèches les mats dépouillés des navires en rade.
L’état de la mer présageait la tempête dont nous avions déjà reconnu les premiers symptômes en traversant les bois. Les flots venaient lentement mourir sur la grève, une senteur plus âcre s’en exhalait ; les poissons sautaient avec inquiétude à la surface de l’eau, et les oiseaux marins voletaient, éperdus, en poussant des cris d’angoisse. Au-delà de la ville, d’épais nuages couvraient l’horizon. Tout à coup il s’y fit une large trouée, et les montagnes de la Villa-Rica, la sierra de San-Martin, depuis Tuxtla jusqu’à l’embouchure du Goazacoalco, dépouillés subitement du voile qui les dérobait à nos yeux, montrèrent les dentelures azurées de leurs cimes sur le fond du ciel, redevenu bleu vif.
— Malheur aux navires qui vont se trouver dans le golfe ! me dit Calros, car le nord s’avance sur eux l’épée à la main et la nuit prochaine sera dure ; nous en saurons sans doute quelque chose ce soir à Boca-del-Rio.
Je ne répondis rien d’abord ; tout entier à la contemplation de la mer, à la veille de dire adieu au Mexique et de partir pour la France, je me sentais partagé entre les sensations les plus contraires. À la joie de ce retour, depuis si longtemps désiré, se mêlait je ne sais quel vague et douce tristesse. Le pays que j’allais quitter avait si largement satisfait ma soif d’aventures, que je m’en voulais de mon empressement à chercher ailleurs une existence plus calme. La réflexion de Calros me rappela que je me croyais trop aisément délivré. Quand, après quelques moments de silence, je lui avouai, un peu confus, mon désir de m’embarquer sur le premier navire américain en partance, Calros m’objecta d’un ton chagrin, d’abord la promesse que je lui avais faite de le suivre dans son excursion à Boca-del-Rio, puis l’état menaçant de la mer.
– D’ici à quatre jours, aucun navire ne pourra lever l’ancre, ajouta-t-il, et ce dernier argument était péremptoire. Je transigeai donc avec Calros. Sur ces quatre jours d’attente forcée, il fut convenu que j’en passerais un avec lui à Boca-del-Rio pour l’aider dans ses recherches. Boca-del-Rio n’est qu’à quatre lieues de Vera-Cruz. Calros ne devait que traverser la ville pour se rendre directement à ce village. Quand à moi, je devais m’arreter à Vera-Cruz et y régler mon départ ; après quoi, le soir même, j’irais rejoindre Calros.
Peu de temps après, nous entrions dans Vera-Cruz. Sur la plage sablonneuse et brûlante qui entoure la ville, des muletiers avaient dressé leurs tentes, attendant avec impatience le moment de fuir la côte mortelle qui dévore à chaque voyage quelques-uns des leurs. Plus loin, des portefaix nègres, habitués à ce climat dévorant, se battaient et se culbutaient sur le sable, sans égard pour leur fine chemise de batiste brodée. Je souris involontairement, en comparant ces commissionnaires fastueusement vêtus à nos modestes portefaix auvergnats, et, après avoir renouvelé à Calros la promesse de le rejoindre bientôt, je me dirigeai vers la maison de mon correspondant. Je passerai sous silence les incidents insignifiants qui remplirent ma journée jusqu’au moment où je dus songer à quitter la ville pour me rendre à Boca-del-Rio. La nuit était déjà close quand je me mis en route, maudissant de bon cœur l’insistance de Calros, qui ne me permettait pas de manquer à ma promesse.
Le vent commençait à se déchaîner du côté du nord, quand j’arrivai sur la grève après avoir dépassé les barrières de la ville. De gros nuages noirs impétueusement charriés masquaient entièrement le ciel ; un souffle glacial, tout chargé des frimas de la baie d’Hudson, venait par intervalles me frapper à la figure. La lame déferlait en mugissant et chassait jusqu’aux pieds de mon cheval de longues traînées d’une écume éblouissante. À mesure que j’avançais, la tourmente paraissait redoubler de fureur, et l’obscurité s’épaississait de plus en plus. Forcé parfois de faire volte-face pour échapper à la pluie de sable que le vent me lançait à la figure, j’apercevais alors au loin derrière moi la ville que je me repentais d’avoir quittée. À des intervalles égaux, le phare de San-Juan-de-Ulua projetait la grande lumière de son feu tournant, tantôt sur Vera-Cruz noyée dans l’ombre, tantôt sur la rade toute blanche d’écume. Je distinguais alors pendant un moment les navires à l’ancre près de se briser les uns contre les autres, puis tout retombait dans les ténèbres. Le temps, comme on le voit, n’était guère favorable à une excursion nocturne. J’avançais néanmoins avec une résignation qui n’était pas sans mérite, et déjà j’approchais du bois à l’extrémité duquel s’élèvent les maisons de Boca-del-Rio, quand je crus distinguer un cavalier devant moi. Je me dirigeai aussitôt vers lui : enveloppé d’un large manteau bleu, il ressemblait de loin à un franciscain. Le fracas de la tempête amortissait tellement le bruit de mes pas, que je parvins presque à son côté sans qu’il s’en aperçut. Je vis alors que ce n’était pas un moine, mais un campagnard de la côte dont j’avais pris le manteau de laine pour un froc. La main sur les yeux, pour les garantir de la lueur éblouissante des éclairs, le cavalier promenait au loin des regards attentifs, comme s’il eût cherché à percer le voile sombre qui couvrait l’Océan ; mais l’immensité ne laissait voir que la crête blanche des lames qui se tordaient sous l’orage. J’eus beau héler cet homme de toute la force de mes poumons, la violence du vent empêcha ma voix de parvenir jusqu’à lui. Tout à coup une détonation lointaine se fit entendre. À ce bruit, comme à un signal impatiemment attendu, le cavalier donna de l’éperon à son cheval, qui partit au galop dans la direction des bois de Boca-del-Rio. Les arbres l’eurent bientôt dérobé à ma vue, et je ne songeai plus qu’à découvrir à mon tour, au milieu des lianes et des taillis, l’étroit sentier qui aboutissait au village. Comme j’avais lieu de l’espérer, une fois sous le couvert des arbres et abrité contre la furie du vent, je pus cheminer plus à l’aise. À mesure que je m’enfonçais dans le bois, le bruit des vagues allait en diminuant. Je marchai une heure environ sous des voûtes épaisses de verdure, au milieu d’une obscurité complète, et ce fut presque avec regret que j’aperçus de nouveau, par une éclaircie, la ligne d’écume qui annonçait la mer. J’allais arriver au village de Boca-del-Rio, ainsi nommé de sa situation près de l’embouchure d’une rivière ; mais, au sortir du bois, un spectacle trop intéressant m’attendait sur la plage, pour que je ne me décidasse pas à faire une courte halte.
En dépit de la violence de la tempête, toute la population de Boca-del-Rio allait et venait sur le rivage, tous les yeux étaient fixés sur la nappe bouillonnante d’écume dont l’éclat phosphorescent contrastait avec la teinte sombre du ciel. Aucun bâtiment n’était cependant en vue ; une détonation lointaine avait seule annoncé qu’un navire était en détresse et qu’il demandait un pilote. Par une nuit semblable, il était évident qu’à moins d’un miracle, il ne pouvait se maintenir près de la côte sans finir par s’y briser. Toutefois, comme on n’avait pas entendu un second coup de canon, on espérait que le bâtiment exposé à la tempête aurait pu s’éloigner. D’ailleurs, un pilote parti le matin, avant que le vent du nord commençât à souffler, avait dû monter à son bord, et l’expérience consommée de ce marin rassurait quelques esprits. Un petit nombre de spectateurs s’obstinaient toutefois à regarder le navire comme perdu. Voilà ce que les questions qui s’agitaient dans les divers groupes m’eurent bientôt appris :
Calros était parmi les curieux réunis sur la place, et je l’eus vite reconnu. Au moment où il achevait de me donner quelques détails au sujet de la préoccupation générale, une seconde explosion, et cette fois plus distincte, arriva jusqu’à nos oreilles. Un éclair précéda bientôt une troisième détonation, et au bout de quelques secondes on put distinguer la masse noire d’un vaisseau qui s’avançait à sec avec autant de rapidité que s’il eût été couvert de toute sa voilure. Il semblait ne pouvoir échapper à sa perte ; cependant, disait-on autour de moi, une chance de salut lui restait : il fallait qu’il parvînt à s’engager dans un canal voisin du lieu où nous étions pour venir ensuite échouer sur le sable le plus doucement possible, tandis que, s’il abordait contre les rochers, il devait s’y briser infailliblement. Nul ne pouvait malheureusement, au milieu des lames qui avaient déplacé complétement les limites de la plage, discerner avec exactitude l’étroite ouverture du canal en question ; dès-lors il fallait renoncer à allumer des feux, qui auraient pu égarer le navire ; on devait se borner à des manœuvres stériles.
Toutes les manœuvres du bâtiment ne semblaient tendre qu’à éloigner le moment critique où il devrait se hasarder dans la direction du canal caché par les vagues, s’il ne préférait prolonger une lutte évidemment inutile. Tantôt il présentait à la lame un de ses flancs, tantôt il fuyait devant l’ouragan et se dirigeait vers la terre. Tout à coup un cri de joie retentit et domina le bruit de la tempête : à une portée de canon de l’endroit où les spectateurs étaient réunis, un fanal brillait d’un vif éclat. Un homme courageux s’était-il dévoué pour indiquer la passe ? À bord du navire on sembla le croire et interpréter le signal comme nous l’avions interprété nous-mêmes, car nous le vîmes, grossissant avec une effrayante rapidité, s’avancer vers le fanal, qui allait et venait sans cesse, mais toujours en ligne droite. Un foc au beaupré était l’unique voile que le bâtiment pût porter pour se diriger à l’aide du gouvernail. Un cas d’extrême détresse pouvait seule prescrire cette manœuvre. Parfois, quand le vent mollissait un instant, un temps d’arrêt avait lieu, mais une nouvelle rafale redonnait bientôt l’impulsion au navire. Enfin on le vit s’élever d’un bond subit, il se pencha sur la hanche gauche, puis sur la droite, s’élança de nouveau pour se coucher encore sur le flanc, et s’abattit une dernière fois sur sa membrure brisée. Un cri de détresse arriva jusqu’à nous au milieu du fracas du vent et de la mer ; au même instant, le fanal s’éteignit, semblable à ces feux follets qui dansent la nuit au-dessus des tourbières et disparaissent après avoir attiré les voyageurs dans un abîme. La perte de la goëlette était consommée. Il ne restait qu’à sauver l’équipage. Pendant qu’on délibérait sur le choix des moyens, un homme se montra sur la proue du bâtiment naufrage, et, à la lueur de la lanterne éclairant son visage, on distingua un personnage qui n’était plus pour moi un inconnu depuis son séjour à Manantial : je veux parler du pilote Ventura. Quelque mots qu’il lança à travers un porte-voix n’arrivèrent pas jusqu’à nous ; mais une corde qu’il tenait à la main ne laissait aucun doute sur le sens de ses paroles. Ventura demandait qu’une embarcation mise à l’eau vînt chercher le bout de cette amarre. L’entreprise était impraticable. L’appel du pilote demeura sans réponse. Nous vîmes alors, au milieu des gerbes d’écume qui couvraient le beaupré de la goëlette, une barque descendre le long du bord, puis quelques hommes s’y laisser glisser. Nous allions assister à la dernière et à la plus triste scène de ce drame maritime : sa barque si péniblement mise à flot, après s’être soutenue pendant quelques minutes au-dessus des vagues disparut au milieu d’un nuage d’écume.
Un seul des hommes montés sur le canot réussit à atteindre en nageant le rivage, et cet homme, tout ruisselant d’eau, presque épuisé de fatigue et de froid, n’était autre que le pilote Ventura. Sans se préoccuper des questions qui se croisaient autour de lui, Ventura, déroulant un cordage qu’il avait attaché autour de son corps, donna l’ordre d’en fixer solidement l’extrémité pour opérer le sauvetage des matelots restés à bord de la goëlette. Cent mains saisirent aussitôt le cordage et le maintinrent avec la force d’un cabestan. Cela fait, le pilote reprit haleine, et ses premiers mots m’expliquèrent le détail le plus important, le plus mystérieux aussi de la scène à laquelle je venais d’assister : le navire naufragé avait été perdu par une fausse indication ; le fanal qui l’avait attiré sur un banc de rochers avait été allumé par les mains perfides d’un de ces maraudeurs pour qui tout naufrage est une occasion de butin. Tout en racontant l’épisode où il venait par son courage de jouer un rôle si honorable, Ventura promenait autour de lui des regards irrités ; il semblait chercher celui dont l’odieuse manœuvre avait causé la perte de la goëlette. Je ne pus m’empêcher alors de penser à l’individu que j’avais vu chevaucher devant moi avant d’arriver à Boca-del-Rio et qui, au premier signal de détresse donné par le navire, avait lancé si brusquement sa monture au galop dans la direction de la mer.
– Malédiction, s’écria Ventura en terminant son récit, malédiction sur ces maraudeurs que le vent du nord attire vers la plage pour piller les naufragés ou les débris des cargaisons ! Que l’enfer confonde surtout le coquin qui nous a fait échouer pour satisfaire son infernale et maladroite cupidité !
Pendant qu’il parlait, un mouvement donné au cordage, qui fléchissait sous une violente pression, annonça que les matelots de la goëlette s’aidaient de cette amarre pour gagner la terre. En effet, tantôt à la nage, tantôt en prenant pied, les hommes du navire naufragé ne tardèrent pas à arriver successivement sur la grève, non sans peine et sans danger, car à l’heure de la marée la mer grossissait et le vent redoublait de violence. Le bâtiment qui était une goëlette américaine, portait à Alvarado[1] un riche chargement en contrebande, qui allait devenir, selon toute apparence, la proie des flots ou des habitants de la côte ; mais, comme selon les règles de la prudence américaine, la cargaison était assurée pour une somme au moins égale à sa valeur, le capitaine, comprenant que c’était une affaire à régler entre les assureurs et les propriétaires des marchandises, ne songea qu’à demander un gîte et un verre de grog. Les riverains s’empressèrent de lui offrir, ainsi qu’à l’équipage, une hospitalité intéressée avec l’arrière-pensée de profiter sans scrupule, pendant la nuit, des épaves que la mer ne tarderait pas à leur envoyer. Pour moi, je fis emmener mon cheval par l’un des habitants du village, après avoir eu la précaution de passer dans ma ceinture les pistolets qui garnissaient les fontes. Mon intention était de rester sur la grève pour ne perdre aucune des scènes étranges que me promettait le pillage organisé du navire.
Les femmes et les enfants s’étaient retirés, et on ne voyait plus sur la plage qu’un petit nombre d’hommes qui n’attendaient pas sans impatience le moment où la mer devait rendre une partie du chargement qu’elle avait englouti. Le pilote Ventura fit éteindre les feux, et la grève redevint sombre, sinon silencieuse, car les flots grondaient aussi haut que le tonnerre, dont les montagnes de Tuxtla répercutaient les éclats. Parfois un pâle rayon de lune venait éclairer la nappe d’écume qui couvrait la mer, et laissait entrevoir le navire échoué que les vagues démantelaient sur les rochers.
— Partout où il y a des cadavres, nous dit le pilote en montrant du doigt la goëlette, les vautours noirs ne manquent pas de s’abattre ou les requins de se réunir, et nous allons bientôt voir arriver celui qui a causé la perte de ce navire. Ce serait une honte que d’autres partageassent avec nous ce que la mer envoie sur nos côtes.
Tout restait calme cependant, et, en attendant que les maraudeurs parussent, je pus examiner à mon aise la disposition des lieux. À quelques pas de nous était l’embouchure d’une rivière qui coulait sous un berceau d’arbres touffus. En-deçà de la rivière se trouvait le village de Boca-del-Rio, et entre elle et nous s’étendait une rangée de mangliers formant un rideau qui pouvait, grâce à l’obscurité, nous cacher complétement. Sur l’observation du pilote, ce fut le poste que nous choisîmes pour y épier les maraudeurs.
L’attente ne fut pas de longue durée. Une troupe d’hommes à cheval ne tarda pas à longer le cours d’eau et à faire son apparition sur la plage. Arrivée à peu de distance des mangliers, la troupe fit halte comme pour s’orienter, et un cavalier s’avança seul et avec précaution.
— Le coquin est allé chercher du renfort, dit le pilote à voix basse.
— Et des mules de charge sans doute aussi pour emporter le butin, reprit un des riverains.
Dans le cavalier qui s’était détaché en avant, je reconnus parfaitement l’homme dont les allures suspectes m’avaient inquiété dans le trajet de Vera-Cruz à Boca-del-Rio. Étonné sans doute de trouver la plage aussi déserte après l’avoir laissée si bruyante, cet homme, toujours enveloppé dans son large froc bleu, continua de reconnaître silencieusement les lieux, et s’avança près des mangliers. Après quelques secondes d’examen attentif, il alla rejoindre ses camarades. On distinguait déjà quelques-uns des débris de la goëlette que le flot portait vers la plage. C’était un indice certain que des épaves plus précieuses ne se feraient pas longtemps attendre. Alors les maraudeurs ne purent plus contenir leur impatience. Ils vinrent se poster un à un le long de la grève de façon que rien ne leur échappât. L’homme au caban bleu, qui paraissait être le chef de ces misérables, avait poussé son cheval jusque dans les flots pour mieux surveiller l’arrivée des épaves.
— Quelqu’un de vous a-t-il une carabine à me prêter ? nous demanda le pilote.
Un des assistants lui tendit son mousquet ; Ventura le saisit. En ce moment, la silhouette sombre du chef des maraudeurs et de son cheval, se détachant comme un bloc équestre sur la blancheur des flots, présentait un admirable point de mire. Le coup partit, et nous vîmes le cavalier s’affaisser, puis disparaître sous la vague. Les autres bandits prirent aussitôt la fuite sans attendre une seconde explosion. Un moment après, un homme sortit de l’eau et s’élança sur la grève, la balle que lui avait destinée Ventura n’avait frappé que son cheval. Le pilote courut à sa rencontre pour lui barrer le chemin. Une lutte s’engagea dans les ténèbres. Au moment où nous arrivions pour prêter aide au pilote, il venait d’être terrassé par le maraudeur, dont le poignard avait heureusement glissé sur ses vêtements. Il n’était plus possible de rejoindre ce misérable, qui s’était enfui à toutes jambes après avoir cru tuer son adversaire d’un coup de stylet. Ventura se releva péniblement.
Je n’ai pu l’atteindre, nous dit-il en se tâtant le corps, mais c’est égal, j’ai reconnu ce drôle de Campos ! Décidément je ne suis pas blessé, et c’est un miracle que le coquin ne m’ait pas cloué sur le sable avec son couteau. Je ne sais, par exemple, à qui appartient le cheval dont il s’est emparé sans façon pour s’enfuir plus vite.
– Ne m’avez-vous pas dit que cet homme se nommait Campos ? s’écria aussitôt Calros. Tereso Campos ?
— Oui, Tereso Campos.
— C’est celui que je cherche, continua le Jarocho en me serrant la main.
— Vous le cherchez ? demanda le pilote, et pourquoi ?
— Pour le tuer, reprit Calros avec une héroïque simplicité.
— Eh bien je me charge de vous le faire trouver demain, et pour peu que le propriétaire du cheval dont il s’est emparé se joigne à nous, comme il doit le faire, le coquin aura du bonheur s’il nous échappe.
– Vous l’entendez, seigneur cavalier, me dit Calros, vous voilà comme moi intéressé à vous venger de Campos.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que, si je ne me trompe, c’est votre cheval que le coquin a volé.
Je lui répondis, avec un désintéressement parfait, qu’à l’exception d’une selle de quelque valeur, je n’attachais pas le moindre prix au coursier dont on m’avait privé, que j’étais même presque disposé à plaindre le voleur, qu’enfin je doutais que le cheval fut le mien ; mais je dus renoncer à faire usage de ce dernier faux-fuyant. Mon cheval, que j’avais, on s’en souvient, renvoyé au village, avait été, par son trop insouciant conducteur, attaché provisoirement à un arbre près de la grève, et Campos n’avait eu que la peine de l’enfourcher. Je fus donc condamné, d’une voix unanime, à regarder ce vol comme un affront sanglant, que je ne pouvais laisser impuni.
Avant de nous mettre en campagne à la poursuite des fuyards, il y avait toutefois une opération fort délicate à terminer, sans parler des préparatifs à faire pour une excursion qui n’était pas sans quelque péril. L’opération dont je parle était la répartition équitable des débris que le flot commençait à apporter en grand nombre. L’honnête Ventura ne faisait si rude guerre aux maraudeurs, je commençais à m’en apercevoir, que parce qu’ils empiétaient sur sa propre industrie. On avait recueilli d’abord quelques portions isolées de gréement, puis des barils d’eau-de-vie ou de vin, bientôt suivis de caisses flottantes. À mesure qu’on retirait ces épaves de la mer, on les entassait sur la grève, dans un endroit sec, en attendant que le moment fût venu d’en faire le partage. Je dois dire que Ventura procéda à cette répartition avec une stricte impartialité ; il ne s’adjugea en sus de sa part, comme compensation des dangers qu’il avait courus, qu’un certain nombre de précieuses petites caisses de toile d’Irlande. Le tout étant ainsi réglé à la satisfaction des riverains, ceux-ci emportèrent leur butin avec tant de précipitation, qu’en un instant la grève fut déserte.
Nous pouvions enfin, Ventura, Calros et moi, convenir de l’emploi des dernières heures de la nuit, qui déjà touchait à son milieu. Il fut décidé que, dans une heure au plus tard, nous nous retrouverions au bord de la rivière, à un endroit désigné par le pilote, qui nous quitta pour mettre en sûreté son butin. Calros et moi, nous prîmes, en pressant le pas, le chemin du village. Le Jarocho avait assisté avec une indifférence dédaigneuse au pillage de la cargaison naufragée. Avant de quitter la grève, il jeta un dernier regard sur la mer, qui battait avec une fureur croissante la carcasse démantelée de la goëlette puis sur les rares débris que le flot poussait encore sur la côte.
— Tout cela, dit-il avec un mélancolique sourire, ne vaut ni un fandango à l’ombre des palmiers, ni un regard de Sacramenta.
Je ne pus m’empêcher de convenir qu’il avait raison ; mais ce n’était guère le moment de s’oublier en des rêveries amoureuses. Quelques instants de marche suffirent pour nous ramener au village, et, après un frugal repas, indispensable pour nous remettre des fatigues passées comme pour nous préparer aux fatigues à venir, nous nous dirigeâmes silencieusement vers l’endroit où nous attendait Ventura.
- ↑ Petit port à seize lieues de Vera-Cruz.