Les aventures d'un Français au pays des caciques (G. Ferry)/XII

CHAPITRE XII

LE FANDANGO.


De toutes les castes de la famille mexicaine, il n’en est point peut-être de plus curieuse à étudier que celle des Jarochos. J’ai dit qu’on désignait sous ce nom les paysans du littoral de Vera-Cruz. Leur costume ne ressemble en rien à celui des autres habitants des campagnes et présente quelque analogie avec le costume andalou. L’opinion générale est qu’ils descendent directement des gitanos d’Andalousie, et leurs goûts d’indépendance, leur prédilection marquée pour les bois et les lieux déserts, leurs idées superstitieuses, leurs penchants cruels, confirment, de tous points, cette supposition. Comme leur costume, leur dialecte n’appartient qu’à eux : étrange assemblage des termes les plus choisis du plus pur castillan et des locutions populaires les plus triviales, défigurés par une prononciation vicieuse, ce dialecte ne peut-être compris, même de ceux qui savent l’espagnol, sans des études toutes particulières. Bien que portés par leur esprit querelleur vers les hasards de la mer et des combats, les Jarochos sont trop jaloux de leur indépendance pour se soumettre volontiers à la discipline d’un camp ou d’un vaisseau. C’est encore ce besoin effréné d’indépendance qui leur fait mépriser l’existence modeste et sédentaire du laboureur. La vie errante du pâtre ou du maquignon est celle qu’ils préfèrent, et le sabre joue un rôle essentiel dans leurs délassements. Le Jarocho se priverait du plus indispensable vêtement plutôt que du sabre droit, affilé, luisant, qu’il porte à sa ceinture, toujours sans fourreau, et dont il prend plus de soin que de sa propre personne. Ce sabre est plus souvent d’ailleurs dans la main du Jarocho que sur sa hanche. Un point d’honneur futile, le pari le plus insignifiant, tout sert de prétexte à ces gitanos du Mexique pour se livrer à des jeux sanglants qui entraînent parfois une longue suite de combats à outrance, quand, au lieu de se contenter du premier sang, un des deux antagonistes a donné à son adversaire un coup mortel. Quelques qualités rachètent pourtant les défauts de ces hommes indomptables. Le Jarocho est sobre, franc, loyal, hospitalier envers les blancs (il appelle ainsi les gens d’une classe plus élevée) ; il a le vol en horreur ; il aime le sol où il est né ; étranger à tout instinct cupide, il vit, content de peu, au milieu d’un pays fertile, où trois moissons couvrent chaque année les champs qu’il ensemence sans les cultiver. Le jeu, la musique, la danse, la poésie, car tout Jarocho est quelque peu improvisateur, se partagent avec l’amour presque tous les instants de cette existence heureuse et facile. L’extérieur du Jarocho porte d’ailleurs un cachet de distinction qui convient à de pareils goûts. L’habitation des campagnes de Vera-Cruz est en général robuste et bien fait. Il a la maigreur nerveuse des races d’élite, et la nature a jeté sur toute sa personne un prestige d’élégance en harmonie avec ce culte chevaleresque voué par le jarocho à trois objets : son cheval, son épée et sa maîtresse.

Sept ans avant l’époque de mon passage à Manantial et quelque temps après mon arrivée au Mexique, je m’étais déjà trouvé en contact momentané avec cette classe d’hommes ; mais, peu familiarisé avec la langue espagnole, je n’avais pu absolument rien comprendre au bizarre dialecte des Jarochos. Ma dernière mésaventure avait cela de bon, qu’elle me jetait de nouveau au milieu de cette caste exceptionnelle, après un séjour au Mexique qui m’avait suffisamment préparé à l’étudier.

Le lendemain matin, quand je m’éveillai, au moment où le soleil commençait à répandre une insupportable chaleur, mon hôte était déjà debout ; la mise élégante et presque recherchée qui avait remplacé son costume de voyageur me rappela que le jour qui se levait était un jour de fête pour Manantial. Une torsade de perles de Venise, rehaussée de distance en distance de petits miroirs, entourait ! a forme de son chapeau ; sa chemise de fine batiste était ornée de riches broderies ; les boutons de sa calzonera de velours se composaient, à la ceinture, de piastres fortes, et, le long des jambes, de réaux et demi-réaux ; ses pieds étaient chaussés de cordouan, dont les tiges s’arrondissaient au-dessus de la cheville en éventails brodés. Enfin, son sabre, fourbi avec plus de soin encore, étincelait suspendu à sa ceinture de soie écarlate, et des houppes de soie de la même couleur en ornaient la poignée de corne. Dans cet équipage, aussi galant que fièrement porté, Calros avait un air de raffiné dont j’augurai très-bien pour ses affaires de cœur.

Cependant, malgré le contentement intérieur qui rayonnait sur son visage, Calros relevait parfois d’un air soucieux les crocs de sa moustache. Une arrière pensée pénible semblait mêler quelque amertume à sa joie. Je lui demandai la cause de sa préoccupation.

Ah ! si vous vouliez, me répondit-il en soupirant, prendre sur vous la vengeance dont je suis chargé, je serais délivré d’un souci qui va m’obséder plus péniblement encore au milieu des plaisirs de ce jour.

— Quoi ! votre serment vous empêchera-t-il de boire, de chanter ou de jouer ?

— Non ; il m’empêchera de me battre, et qu’est-ce qu’un fandango sans quelque bonne petite querelle qui en relève la saveur ? Mais bah ! on ne peut pas avoir tous les plaisirs à la fois. Je chanterai plus fort, je jouerai davantage, et je boirai d’autant pour me calmer.

Je doutais fort de la vertu calmante des cartes et de l’eau-de-vie de Catalogne, mais j’affectai de croire pleinement à l’efficacité du remède, d’abord pour être agréable à mon hôte, ensuite pour le détourner de faire encore une fois, dans l’intérêt de sa vengeance, appel à ma bravoure.

Comme Calros, Manantial avait aussi pris un costume de fête. Un mouvement inusité régnait dans tout le village. Sur le seuil des cabanes apparaissaient de temps à autre des femmes qui étalaient coquettement, aux feux du soleil, parmi des flots de mousseline et de dentelles, l’or et le corail, si chers aux beautés basanées des pays méridionaux. Sur la clairière, on disposait une espèce d’estrade destinée aux danseuses ; on improvisait des boutiques d’eau fraîche, de jus d’ananas, d’eau-de-vie catalane ; on dressait des tables ; quelques heures encore, et les Jarochos des villages voisins allaient arriver de tous côtés. Le soleil, dans toute sa force, versait un torrent de lumière éblouissante. L’ombre des palmiers déjà moins perpendiculaire, marquait deux heures après midi. Des cavaliers arrivaient en foule, mettaient pied à terre et attachaient aux troncs des arbres et aux piliers des maisons leurs montures aux flancs fumants. Ce fut bientôt un pêle-mêle d’hommes et de chevaux ; les hennissements, les cris, les éclats de rire et les préludes des guitares résonnaient de tous côtés. Des cercles se formaient suivant les goûts de chacun autour des tables de jeu, des débits de liqueurs ou de l’estrade réservée aux danseuses. Ce fut dans ce dernier que je m’établis en observateur. C’était le centre où les passions les plus fougueuses allaient se développer dans toute leur effervescence.

L’estrade, élevée à quelques pouces du sol, n’attendait plus que les danseuses, qui devaient seules y figurer, car par suite d’un usage bizarre, commun à tous les villages de Vera-Cruz, les hommes restent spectateurs des danses qu’elles exécutent entre elles. Un Jarocho s’assit par terre près de l’estrade, croisa les jambes, et, d’une main vigoureuse, commença de racler de la mandoline. Huit ou dix danseuses s’empressèrent de répondre à cet appel, firent un tour sur le parquet et commencèrent à danser. Assez monotone d’abord, la danse s’anima peu à peu. J’admirai l’agilité et la grâce avec lesquelles plusieurs de ces femmes portaient, en dansant, un verre plein d’eau sur la tête sans en répandre une goutte, ou détachaient, sans faire usage de leurs mains, les nœuds compliqués d’une ceinture de soie attachée autour de leurs pieds. Toutefois, bien que ces prouesses chorégraphiques excitassent de légitimes applaudissements, les passions des assistants semblaient encore sommeiller. Les rires, les reparties piquantes et les jurons avaient accompagné seuls jusqu’alors les libations d’eau-de-vie relevée d’écorces d’orange qui se faisaient à la ronde. Quand la première danse, assez froidement accueillie, fut terminée, la guitare préluda à un nouvel air : c’était la danse appelée pelenera.

Cette fois encore, l’estrade fut bientôt remplie, et, parmi les femmes qui s’avançaient, je reconnus, à sa gracieuse tournure, à sa provocante beauté, doña Sacramenta, celle que mon hôte appelait, dans son langage fleuri, son ange humain bien-aimé. Un jupon de mousseline transparente ceignait ses hanches. Ses bras arrondis et dorés plutôt que hâlés par le soleil sortaient des broderies et des dentelles de sa chemise de batiste. Une gorgerette, semblable à celle des Arlésiennes, couvrait, sans presque les cacher, les contours de ses épaules ; ses pieds étaient chaussés de bas de soie à jour et de souliers de satin, une tresse de ses cheveux entourait, dans de noirs replis, un peigne d’écaille rehaussé d’or massif. Ses paupières, baissées sous les regards de feu qui de toutes parts se dirigeaient sur elle, laissaient voir les longs cils dont elles étaient ornées. Ce n’était plus cette calme beauté que j’avais admirée la veille aux rayons de la lune ; c’était, aux feux du soleil, la beauté ardente de la fille des tropiques dans son plus brillant éclat.

Dès ce moment, à l’excitation produite par des libations multipliées, et qui grandissait à chaque moment sous l’ardeur dévorante du ciel, vint se joindre parmi les spectateurs une excitation d’une nature toute différente et plus terrible encore.

— Ah ! disait à côté de moi un Jarocho dont les cheveux commençaient à grisonner, au dernier fandango de Malibran, Quilimaco a perdu une de ses oreilles, et Juan de Dios le bout du nez pour une belle qui ne valait pas une seule boucle des cheveux de celle-ci.

— Patience, répondit un autre, la belle Sacramenta doit avoir plus d’un prétendant dans ce village, et je vous prédis qu’avant ce soir elle aura fait danser le sabre et la ceinture de deux au moins d’entre nous.

J’écoutais ce dialogue sans trop le comprendre ; les événements devaient me l’expliquer. Deux partis, deux groupes s’étaient spontanément formés autour de l’estrade des danseuses. Dans le premier, un Jarocho, aussi somptueusement vêtu que Calros, semblait, à en juger par son attitude arrogante, y exercer un ascendant marqué. Au milieu du camp opposé, mon hôte paraissait aussi être entouré de ses adhérents. Il était facile de pressentir qu’à la fin de ce jour les assistants ne se sépareraient pas mécontents, comme il arrive après une fête qu’aucune querelle sanglante n’est venue troubler. Animés par l’espoir de quelque collision, les musiciens raclaient leur guitare avec un redoublement d’ardeur ; la discorde planait dans l’air.

Au moment où, après le tour d’usage, les danseuses commencèrent à se mettre en mouvement, des chanteurs entonnèrent d’une voix nasillarde un couplet dont les paroles n’avaient aucun rapport avec les circonstances présentes : c’étaient quelques proverbes vulgaires mis en vers, dépourvus presque de sens, mais remarquables par une obscénité que pouvait seule faire pardonner la naïveté de cette poésie sauvage. Je vins alors me placer près de mon hôte, dont l’œil suivait avec une attention jalouse tous les mouvements de Sacramenta, et je remarquai que la danseuse ne lui accordait pas même une œillade en retour de ses regards passionnés.

— Vous le voyez, me dit-il à voix basse ; espérer hier, désespérer aujourd’hui, tel est mon sort ; aussi nous partirons demain.

Ces derniers mots trahissaient une douleur si poignante, que je maudis de bon cœur l’impitoyable coquetterie de celle qui se jouait ainsi de son amant.

— Ah ! reprit-il, elle ne m’a pas pardonné ce maudit nœud de rubans rouges que je n’ai pu me procurer.

En ce moment, son antagoniste s’avança vers l’estrade, et, se découvrant, il présenta son chapeau à Sacramenta d’une manière tout à fait galante. Celle-ci le reçut le sourire aux lèvres, sans interrompre en rien les évolutions commandées par la danse. La figure de Calros resta impassible ; il se contenta de faire à l’un de ses partisans un geste presque imperceptible. Celui-ci, s’avançant à son tour, présenta également son chapeau a la danseuse. Les convenances exigeaient qu’en pareil cas la femme ne montrât de préférence pour aucun des deux hommes elle continua donc de danser en tenant les deux chapeaux à la main. L’avantage de voir son chapeau placé sur la tête de la danseuse devait appartenir au troisième galant qui saisirait l’occasion ; comme je m’y attendais, ce fut Calros qui en profita. Les deux antagonistes échangèrent aussitôt un regard de défi ; puis, le premier, détachant sa ceinture écarlate de crêpe de Chine, la noua en rosette et vint la suspendre en écharpe à l’épaule nue de Sacramenta.

Les guitares, raclées avec plus d’ardeur, semblaient résonner comme des clairons ; les voix des chanteurs s’élevaient au même diapason. Tandis que les hommes échangeaient des regards de satisfaction évidente, les femmes chuchotaient entre elles, et semblaient envier les hommages rendus à Sacramenta. La jeune fille dansait toujours ; son teint s’était coloré d’une vive rougeur qui prêtait plus d’éclat encore à ses yeux noirs. Cependant une vague appréhension soulevait son sein. Heureuse et tremblante à la fois, elle n’osait tourner ses regards vers celui pour qui son cœur ressentait une vive inquiétude. Aussi, en dépit du calme trompeur du visage de Calros, le tressaillement soudain des muscles décelait-il toutes les tortures de la jalousie.

— Courage ! lui dis-je tout bas, n’avez-vous plus sur votre cœur la fleur du suchil ?

Calros releva la tête, comme si ce souvenir lui rendait de la confiance ; il détacha son sabre, et alla le suspendre à l’épaule de Sacramenta. Ainsi s’accomplissait la prédiction dont j’avais en vain cherché d’abord à deviner le sens : Sacramenta dansait avec le sabre et la ceinture de deux de ses prétendants. C’était un bizarre coup d’œil que cette lame étincelant au soleil sur l’épaule nue de la jeune fille et près de son sein palpitant, que vinrent bientôt couvrir des flots de cheveux déroulés sous le poids du chapeau qui lui servait de coiffure.

La foule se taisait ; il y avait parmi elle une anxiété semblable à celle qui règne dans un cirque de taureaux quand le sang a mouillé l’arène. Tout à coup une voix mâle, imposante, s’écria près de l’orchestre : Bomba[1] ! Les chants cessèrent aussitôt, les cordes des instruments vibrèrent aigrement ; cette voix était celle du rival de Calros, qui chanta les vers suivants :

 
De tu voluntad, confio,
Pero fiel te he de advertir
Que si erej la vida mia,
No me dej en que sentir,
Si me quierej alma mia[2].

Les adhérents du Jarocho répétèrent en chœur le dernier vers. Frappant alors avec force sur le bois de la guitare de l’un des musiciens. Calros s’écria d’une voix retentissante : Letra, et il reprit, comme début d’un nouveau couplet, le dernier vers répété par le chœur :

Si me quierej alma, mia,
No quieraj otro conmigo.
Que si compartej tu amor,
No quiero amor compartido.
Hay en campaña un traidor[3].

Ce fut au tour des amis de Calros de répéter en chœur :

Hay en campaña un traidor.

À mesure que le moment approchait où les passions contenues des deux rivaux allaient faire explosion, les figures, par une affectation de courtoisie chevaleresque, se couvraient d’un masque de tranquillité trompeuse.

Rentré dans le groupe qui lui était dévoué, pendant le dernier couplet qu’avait chanté Calros, son rival s’avança de nouveau au-delà du cercle et reprit :

Le diraj a ese tu amante,
A ese mi competidor,
Que si trae jierro y valor
Que se me pare delante[4].

Calros reprit avec un calme sourire en donnant la réplique :

Que se me pare delante,
Este traidor, falso amigo.
Dile, mi vida, al tunante
Que el valor anda conmigo[5].

Soit qu’elle cédât à la fatigue d’une danse trop prolongée, soit que l’émotion générale qui se manifesta au dernier couplet chanté par son adorateur l’accablât, Sacramenta cessa de danser et revint à sa place ; les autres danseuses l’imitèrent. Instruits par l’expérience à ne pas attendre le commencement de la mêlée, dont leurs instruments sont souvent les premières victimes, les musiciens se retirèrent précipitamment à l’écart. Quelques prescriptions du cérémonial habituel restaient encore à remplir ; les prétendants avaient à racheter les gages dont ils avaient paré la danseuse. L’usage fixe ce rachat à un demi-réal. Les deux rivaux s’avancèrent l’un après l’autre, et remplirent de monnaie d’argent les deux mains de Sacramenta. Tandis qu’elle recevait, au milieu du murmure flatteur excité par la prodigalité des deux hommes, une offrande à laquelle elle ne pouvait, sans grossièreté, se soustraire, ses deux petites mains étendues tremblaient involontairement et ses lèvres pâlies essayaient, mais en vain, de sourire. Calros cherchait aussi vainement dans ses yeux un regard d’encouragement. Pâle et muette, embellie par une émotion qu’elle ne pouvait dissimuler, la jeune fille cachait toujours avec le même soin, sous ses longues paupières baissées vers la terre, la préférence qu’elle ressentait sans doute en secret pour l’un des deux rivaux. Le sabre allait décider la question, et les plaisirs de la fête allaient être complets pour mon hôte en dépit de ses sage résolutions, quand une femme, fendant la foule, vint lui rappeler le serment qu’il allait violer. C’était la mère de celui dont il devait venger la mort.

— C’est une honte, Calros, s’écria la vieille femme, d’accepter ainsi, au préjudice de votre parole, une querelle sans motif, tandis qu’un de vos parents traîtreusement tué n’a pas encore été vengé.

Calros avait accueilli avec un air d’évidente contrariété cette intervention intempestive : aussi fit-il tous ses efforts pour conjurer l’interdiction qui allait clouer son sabre à son côté ; mais la vieille, se bornant à rappeler l’engagement sacré pris par le Jarocho, opposait à toutes ses raisons une réponse invariable.

– Eh ! mon Dieu ! Josefita, dit enfin Calros d’un air de bonhomie, vous faites là beaucoup de bruit pour rien, et vous méconnaissez mes bonnes intentions, car c’est dans l’intérêt du défunt que j’agis ainsi ; pour porter des coups plus sûrs à son meurtrier, n’est-il pas indispensable que je m’exerce la main ? Et c’est vous qui vous y opposez ?

— Et si un revers fait tomber cette main sur le sol, reprit la vieille avec un air de triomphe, qui vengera mon fils ?

– Ah ! ceci est sans réplique, répondit Calros mis hors de garde par cet argument ; mais c’est égal, les femmes embrouillent toujours les affaires. Alors, qu’on me remplace ; continua-t-il d’un air de mauvaise humeur, si mon adversaire y consent toutefois.

L’adversaire s’inclina, et, ! e chapeau sur l’oreille, le poing sur le manche de son sabre, la jambe droite en avant, il s’écria avec une majestueuse condescendance :

— Qu’est-ce que je veux, moi, dans tout ceci ? ne pas laisser dire que ceux de Manantial ont ouvert un fandango sans le fermer convenablement, sans en faire à nos visiteurs les honneurs, comme cela se doit. Or, continua-t-il en clignant l’œil avec un redoublement de fatuité, si je ne puis me battre pour les doux yeux de doña Sacramenta, j’accepterai quiconque voudra jouer, au premier sang, une bouteille d’eau-de-vie de Catalogne.

Des applaudissements interrompirent l’orateur, qui, se balançant sur les hanches avec une superbe assurance, reprit tout aussitôt :

– Je dois dire seulement qu’ayant, il n’y a qu’une heure, laissé mon dernier réal sur l’as de cœur, je suis dans l’impossibilité de payer et dans l’obligation de vaincre. Qu’on me désigne ma victime.

Cette péroraison fanfaronne, tout à fait digne d’un vrai Jarocho, porta l’enthousiasme à son comble parmi les assistants. Quant à l’orateur, laissant tomber sur Calros qui se rongeait les poings, un regard de suprême impertinence, il se berçait doucement dans son triomphe.

– Allons, don Calros, vous ne manquez pas sans doute d’amis qui voudront vous remplacer ? reprit-il.

Au premier mouvement d’enthousiasme avait succédé un profond silence. La perspective de payer de sa personne et de sa bourse ne paraissait bien vivement sourire à aucun des assistants, et je n’étais pas sans une certaine appréhension moi-même que mon hôte n’en revînt à son idée fixe de me prendre pour suppléant. Heureusement un incident inattendu vint sauver l’honneur de la population de Manantial.

Par la route que j’avais suivie la veille, un étranger s’avançait vers nous au pas le plus rapide d’un cheval qui avait, comme tous ceux de Tierra-Caliente, le cou allongé et une allure des plus pacifiques. Tous les yeux se fixèrent sur le nouveau venu, qui paraissait étranger au village, et dans lequel je reconnus seul le Jarocho qui avait interrompu ma partie avec Cecilio. Satisfait d’avoir arraché quelques courbettes à sa paisible monture, l’étranger mit pied à terre et l’attacha, sans proférer une parole, à l’un des piliers de bois d’une maison voisine ; puis, toujours silencieux, il revint près de l’estrade, tira son sabre à la poignée duquel flottait un nœud de rubans rouges, s’en servit pour tracer un rond sur le sable, et le cloua par la pointe dans le centre de cette circonférence.

Un silence profond accueillit cette étrange visite. Quant à moi, il me semblait assister, au milieu de ces mœurs chevaleresques, à quelque épisode d’un chant de l’Arioste. Cette épée enfoncée en terre était l’arrogant défi d’un seul homme à une population toute entière. L’antagoniste réclamé par le rival de Calros se présentait aussi à propos qu’il pouvait le désirer. Tout les yeux cherchèrent le rodomont mis en demeure cette fois de justifier sa fanfaronnade ; mais celui-ci, trouvant sans doute son nouvel adversaire trop redoutable, s’était éclipsé au moment où l’attention de tous les spectateurs était absorbée par cet incident imprévu. L’étranger, qui paraissait un de ces paladins dont un vœu enchaînait la langue, s’avança, aussi fièrement qu’il était arrivé, vers l’une des cantines, et, frappant rudement avec une piastre forte sur les planches qui tremblèrent sous la commotion, se fit servir par geste un large verre d’eau-de-vie, donna la piastre en échange, puis porta le verre à sa bouche ; mais, en homme qui dédaigne d’exciter son courage à l’aide de spiritueux, il ne fit que tremper ses lèvres dans la liqueur et jeta le contenu du verre par-dessus son épaule. Dans les idées reçues parmi les Jarochos, on ne pouvait faire plus magnifiquement les choses. Certain alors d’avoir fait son entrée dans les règles, le nouveau venu promena sur tous les assistants un regard fier et tranquille. Il attendait.

Tous les habitants de Manantial regardaient l’étranger avec admiration, mais aucun ne semblait plus impatient que mon ami Calros de se mesurer avec ce brillant champion. C’était, on s’en souvient, faute d’un nœud écarlate qu’il avait encouru, la veille, la disgrâce de Sacramenta. Or, à la poignée du sabre de l’inconnu flottaient des rubans du plus beau pourpre. Le combat qui se livra à cette vue dans l’âme de Carlos ne fut pas de longue durée. Après quelques secondes de réflexion, il se pencha vers moi.

— Vive Dieu ! me dit-il à voix basse, au diable soit la vieille ! Sacramenta aura ces rubans écarlates.

Puis se levant vivement, il alla planter son sabre à côté de celui de l’inconnu. Le défi était accepté. L’étranger porta courtoisement la main à son chapeau, et après avoir un instant considéré l’adversaire qui répondait à son défi, il jeta un regard rapide sur le groupe des femmes, comme s’il cherchait celle à laquelle il voulait offrir l’hommage de sa valeur. Il eut bientôt distingué la belle Sacramenta, et, s’avançant vers elle avec une remarquable aisance :

— Les Fandangos de Medellin, dit-il, ont perdu tout leur attrait, depuis que doña Sacramenta n’est plus là pour les embellir. Puis-je me flatter qu’elle ne les a pas oubliés, non plus qu’un de ses apasionados les plus fervents ?

Au moment où la jeune fille ouvrait la bouche pour répondre, Calros, dont la jalousie inquiète était en éveil, s’approcha à son tour de l’étranger, et prenant la parole :

– Pardon, seigneur cavalier, dit-il ; mais j’ai un goût particulier pour les rubans rouges : vous agréerait-il de faire de ceux qui ornent votre sabre le prix du premier sang ?

– Volontiers, répondit l’étranger ; j’allais oser en offrir l’hommage à doña Sacramenta comme quelque chose de bien indigne, mais qui doit acquérir désormais un certain prix, puisque ce sera celui du sang versé pour elle.

Après cette réponse, accompagnée d’un gracieux sourire, il ôta son chapeau qu’il tint à la main, et, la tête découverte, il alla reprendre son sabre à l’endroit où il l’avait planté. Calros se découvrit également et prit le sien. Un combat de courtoisie s’engagea préalablement entre les deux champions dont aucun ne voulait se couvrir le premier : après bien des façons, les deux hommes terminèrent le débat en remettant le chapeau sur leur tête l’un et l’autre en même temps. Alors le plus âgé des assistants se chargea de choisir le terrain et de partager le soleil. Cela fait, les deux combattants se mirent en face l’un de l’autre ; les hommes les entourèrent, et tous deux n’attendirent plus que le signal. Certes, si l’étranger était aussi adroit qu’il paraissait brave et bien appris, ce devait être un ennemi redoutable ; j’étais inquiet pour Calros du résultat de cette rencontre, dont l’issue pouvait être fatale à sa réputation comme à ses affaires de cœur. Le signal fut donné au milieu d’un silence si profond, qu’on entendait, malgré la foule, le faible souffle du vent bruire dans le feuillage.

Les deux adversaires commencèrent par se porter mutuellement des coups furieux qui faisaient craindre plutôt un combat a mort qu’une lutte au premier sang ; mais chaque fois un bond soudain prévenait, aux applaudissements de tous, le dénouement qu’on redoutait. Tantôt les fers coupaient l’air avec un sifflement lugubre, tantôt ils retentissaient frappés l’un contre l’autre avec un cliquetis aigu. Cependant il était évident que l’étranger en voulait plus à l’honneur de son antagoniste qu’à sa vie ; or, dans ces combats de gladiateurs, le point d’honneur consiste à garantir la main ; une main blessée est une tache ineffaçable pour la réputation du ferrailleur le plus renommé. La perte de la vie n’est rien auprès d’un pareil affront. Malheureusement pour Calros, les rubans rouges flottant à la poignée de l’arme de son adversaire garantissaient celui-ci plus sûrement que n’aurait fait une garde d’acier. C’était pour orner de ces rubans les beaux cheveux de Sacramenta que Calros exposait sa vie, c’était pour garder ces mêmes rubans sans souillure que son adversaire se défendait. Les combattants avaient, en rompant alternativement la mesure, parcouru un espace de terrain considérable. La foule tumultueuse des spectateurs ondulait en tous sens suivant que les deux adversaires se déplaçaient eux-mêmes. Aucun d’eux n’était encore atteint, quand le fer de l’étranger, relevant celui de Calros, glissa en sifflant le long de la lame. Une seconde de plus, et les doigts tranchés de mon hôte allaient laisser échapper le sabre ; mais une rude parade fit dévier en même temps l’arme menaçante, et le bras seul de Calros, atteint au-dessus du poignet, laissa jaillir un filet de sang. Au même instant, une tache rouge empourpra sur l’épaule la chemise de l’inconnu. Les deux fers s’abaissèrent à la fois le combat était terminé sans qu’il me fût possible de décider qui des deux champions avait été le premier blessé ; mais le coup d’œil rapide et exercé des témoins de ce duel avait déjà tranché la question. L’étranger n’essaya pas d’en appeler de leur jugement, et, détachant les nœuds de soie qui jusqu’alors avaient orné son sabre, il les présenta sur la pointe de son sabre à Calros ; c’était s’avouer vaincu. Ce dernier acte de courtoisie acheva de lui gagner tous les cœurs, et, malgré sa défaite, il partagea avec son rival tous les honneurs de la victoire. Un seul lui manqua, celui peut-être qu’il enviait le plus. Une pâleur mortelle avait couvert, pendant toute la durée du combat, les joues de Sacramenta, mais cette pâleur fit bientôt place à une vive rougeur, quand Calros s’avança vers elle. Tandis qu’elle recevait de lui les précieux rubans qu’il avait si vaillamment gagnés, les mouvements tumultueux de son sein, un doux et radieux sourire, des regards qui ne se baissaient plus vers la terre, disaient assez éloquemment à l’heureux vainqueur que sa bien-aimée attachait autant de prix à ce nœud écarlate qu’il en attachait lui-même à la fleur de suchil tombée la veille de sa chevelure.

Ce dernier épisode avait passé à peu près inaperçu de tous. Les hommes entouraient l’étranger, qui, cette fois, les avaient conviés à passer au cabaret ; Calros ne tarda pas à les rejoindre, et les deux rivaux luttèrent encore de prodigalité au grand contentement des invités, qui savouraient l’eau-de-vie à longs traits et se félicitaient d’avoir pendant huit jours un si brillant fandango à commenter. Pour moi, après avoir laissé pendant quelques instants l’étranger répondre aux questions des buveurs ; j’allais à mon tour m’approcher de lui et me faire reconnaître quand l’attention générale fut brusquement détournée par un cavalier qui arrivait à toute bride. Ce cavalier n’était autre que l’homme à qui l’étranger avait la veille donné devant moi un rendez-vous à Manantial. A la vue du sang qui tachait la chemise du rival de Calros, le survenant s’écria :

– Il y a eu de l’agrément ici, à ce qui paraît, ami Julian ?

— On passe son temps du mieux qu’on peut, ami Ventura, répondit l’étranger.

– Eh bien ne vous l’avais-je pas dit ? reprit le cavalier en montrant le ciel, qui, depuis quelque temps chargé de nuages, présageait une tempête. Nous allons avoir de l’occupation sur la plage. Êtes-vous d’humeur à m’accompagner ?

— Volontiers, répliqua l’étranger assez tristement, car je crains de n’avoir plus rien à espérer ici.

Et remontant à cheval après avoir échangé avec tout le monde les serrements de main, les deux amis s’éloignèrent au galop. Ce fut le signal du départ pour tous les assistants. La brillante joute de Calros et de Julian avait dignement terminé la fête.

Qu’étaient-ce que ce Julian et ce Ventura ? Personne, parmi ceux qui m’entouraient, ne semblait les connaître ; mais je me réservais d’interroger Calros à cet égard. La nuit venue, couché près de mon hôte sous le péristyle de sa cabane, j’étais, en effet, au moment de le questionner sur les deux inconnus, quand un bruit de pas sous lesquels les herbes sèches criaient à peine vint nous interrompre. C’était encore la vieille Josefa. Soigneusement drapée, malgré la chaleur, dans son voile, qui ne laissait entrevoir que deux yeux étincelants sous un double bandeau de cheveux gris, Josefa m’offrait un type assez complet de ces sorcières qu’on retrouve encore au Mexique parmi tant d’autres débris du moyen âge.

– Je suis chargée d’un message pour vous, dit-elle à Calros ; venez avec moi, et une bouche qui vous est bien chère vous dira que vous pouvez partir quand vous voudrez, et que vous serez le bienvenu au retour, si votre mort ne laisse pas un cœur inconsolable.

Calros se leva vivement et suivit la vieille femme. Une heure après, il était de retour. Il savait que les vœux les plus fervents allaient l’accompagner dans sa périlleuse entreprise, et son front était rayonnant.

– Il est néanmoins bien dur de quitter Sacramenta, ajouta-t-il ; mais je n’ai plus de prétexte pour différer mon départ, et nous nous mettrons en route demain matin.

— Soit mais quelle route comptez-vous prendre ? Savez-vous où s’est réfugié celui que nous allons poursuivre ?

– Nous suivrons la grève ; la vieille Josefa m’assure que le pilote Ventura pourra me mettre sur la bonne voie : c’est à Boca-del-Rio, sur la plage, que nous le rencontrerons.

Le nom de Ventura, prononcé par Calros, me fournissait un prétexte que ma curiosité saisit aussitôt : je demandai à mon hôte s’il connaissait ce Ventura, et surtout ce Julian, dont la conduite chevalaresque m’avait singulièrement intéressé ; mais je n’obtins que des réponses vagues qui m’affermirent dans mon dessein d’accompagner Calros à Boca-del-Rio, où j’espérais retrouver les deux amis.

Le lendemain matin nous sellions nos chevaux avant le jour, et, aux premières lueurs de l’aube, nous quittions le village encore enseveli sous la brume matinale.

  1. Exclamation usitée pour réclamer le silence au moment d’un toast. On y répond par une autre exclamation, letra.
  2. « J’ai confiance en ta tendresse, — mais je dois te le dire : — si tu es ma vie, — ne me donne pas de chagrin ; — ne m’en donne pas si tu m’aimes, ô mon âme. »
  3. « Si tu m’aimes, ô mon âme, — n’aime personne avec moi. – Que si tu partages ton amour, — je dédaigne un amour partagé ! — Il y a un traître en campagne. »
  4. « Tu lui diras, à ton amant, — à ce rival, — que, s’il a du fer et du cœur, — il se mette face à face avec moi. »
  5. « Qu’il se mette face à face avec moi, – ce traître, ce faux ami. — Dis-lui, ô ma vie, à ce vagabond, – que la valeur marche avec moi. » On remarquera que j’ai conservé dans le texte de ces couplets l’orthographe particulière aux Jarochos.