Les aventures d'un Français au pays des caciques (G. Ferry)/XI
CHAPITRE XI
LE NŒUD DE RUBANS ROUGES.
Au bout d’une demi-heure de marche lente et pénible, toujours poursuivi par la musique irritante des perroquets, j’aperçus un cavalier qui cheminait devant moi. Ce cavalier, vêtu comme l’un de ceux qui avaient un instant interrompu notre partie, semblait aussi agacé que je l’étais moi-même. Penché sur un coté de sa selle à la façon des Jarochos, il avançait lentement, gesticulant, levant le poing vers la voûte du ciel avec tous les symptômes d’une rage concentrée. Enchanté que le hasard m’envoyât un compagnon d’infortune, je crus devoir lui apporter le tribut de mes consolations j’y réussis au-delà de mon espoir. À peine, à force de coups d’éperons, eus-je pu mettre mon cheval à côté du sien, qu’une hilarité subite remplaça l’irritation à laquelle il semblait en proie.
— Est-ce de moi, par hasard, que vous riez ainsi ? lui demandais-je assez brusquement, car, mal disposé comme je l’étais, j’avais trouvé cette démonstration de gaîté plus qu’inconvenante.
— De vous, non, seigneur cavalier, répondit le Jarocho ; mais vous m’excuserez si, à l’aspect de votre cheval, je fais trêve à mes habitudes ordinaires de courtoisie.
— Pourtant mon cheval n’est guère plus laid que celui que vous montez, ce me semble, repris-je fort choqué de cette réponse.
— C’est possible, mais enfin il est plus laid : c’est une satisfaction que je n’aurais espéré trouver, et dont je profite, ne vous déplaise.
Le cavalier, se remit à rire de plus belle, et avec tant d’abandon que, la contagion me gagnant, je mêlai mes éclats de rire aux siens. Effrayés sans doute de ce bruit insolite, les perroquets criards se turent un instant. Cependant, ce premier accès passé, nous continuâmes de front notre route, sans échanger d’autres paroles. Les perroquets avaient recommencé leur vacarme, et mes oreilles déchirées ainsi que mon amour-propre froissé me faisaient désirer la reprise de notre entretien, dût-il même dégénérer en querelle, comme une diversion nécessaire. Je pris le parti de me venger d’abord sur les oiseaux maudits que leur plumage confondait avec la verdure des arbres, et je tirai au hasard l’un de mes pistolets sur les branches entrelacées au-dessus de nos têtes. J’eus la satisfaction fort inespérée de voir un des perroquets tomber en se débattant à nos pieds. Le Jarocho me regarda d’un air d’étonnement inquiet.
– L’aviez-vous visé, par hasard ? me demanda-t-il.
– Sans doute, lui répondis-je brusquement, et ceci doit vous prouver qu’il y a quelquefois du danger à rallier les gens avant de les connaître.
À ces mots, le Jarocho arrêta son cheval, et, se campant assez fièrement, le poing sur la hanche, tandis que de l’autre main il enfonçait son chapeau de paille sur sa tête, il s’écria :
— Écoutez, seigneur inconnu, je suis d’une caste et d’un pays où la parole est courte et la main prompte. Je n’ai pas eu l’intention de vous offenser ; mais, si c’est une querelle que vous me cherchez, vous avez trouvé votre homme ; malgré la disparité de nos armes, j’essaierai de faire de mon mieux.
Et fidèle à l’habitude de ses pareils, qui ne manquent jamais d’appeler la poésie au secours de leur valeur, il se mit à chanter d’une voix plus éclatante qu’harmonieuse le couplet suivant :
A eso mi competidor
Dile que llevo cortante
Que si tiene jierro y valor
Que se me pare delante[1].
Puis il dégagea sa lame affilée de l’anneau de cuir qui lui tenait lieu de fourreau et mit sa flamberge au vent. À son exemple, je dégainai mon sabre.
Une rencontre au milieu des solitudes américaines, avec les oiseaux des bois pour uniques témoins, avait son côté chevaleresque ; mais les chevaux que nous montions l’un et l’autre juraient si fort par leur encolure décharnée et leur allure pacifique, avec nos dispositions belliqueuses, qu’au moment même de croiser le fer, nous ne pûmes, en nous toisant, garder notre sérieux. Le fou rire qui s’était déjà une fois emparé de nous nous reprit de plus belle. Je fut le premier cependant à retrouver mon sang-froid, et je me hâtai de dire au Jarocho qu’après sa protestation contre toute pensée d’offense à mon égard un duel entre nous n’avait plus de motif sérieux et ne pouvait s’expliquer que par des prétentions guerrières fort peu compatibles avec notre chétif équipement. Le Jarocho me tendit la main.
— Je suis fort aise de vous voir satisfait, reprit-il, car il m’eût été bien pénible de devenir l’ennemi d’un homme qui s’est montré aussi loyal que brave, j’ai d’ailleurs une autre querelle à vider, et j’eusse manqué à un grave devoir en me battant avec vous avant d’avoir terminé l’affaire que je laisse en suspens.
Nous reprîmes notre marche après avoir échangé ces explications. Alors, pour donner une autre direction à l’entretien, me rappelant les dernières paroles des deux cavaliers qui s’étaient séparés à l’embranchement des deux chemins :
– Vous avez, à ce que j’ai ouï dire, un fandango demain à Manantial ? demandai-je à mon compagnon.
— Oui, et au diable soit-il ! J’avais promis à ña[2] Sacramenta un nœud de rubans rouges, et je reviens sans en avoir pu trouver le plus petit bout dans les environs. Tout à l’heure, quand vous m’avez rejoint, je maudissais ma mauvaise étoile. Peut-être venez-vous aussi à Manantial pour assister au fandango ?
— Oui, lui dis-je, mais c’est le hasard seul qui m’amène de ce côté, car je comptais, sans un contre-temps imprévu, coucher ce soir à Vera-Cruz.
— Vous ne vous repentirez pas, je l’espère, de ce contre-temps ; il y aura une foule pressée comme de la fumée, des alburs par morceaux. Mais où descendrez-vous à Manantial ? il n’y pas d’auberge.
— Chez vous, parbleu ! repris-je, puisque vous paraissez désirer que j’assiste à votre fandango.
Le Jarocho s’inclina en signe d’assentiment et se mit à me faire aussitôt une brillante énumération des plaisirs qui m’attendaient le lendemain. Mon hôte parlait encore quand déjà nous approchions de Manantial. La nuit était venue. Sous un ciel étincelant d’étoiles, au milieu d’épais massifs de verdure, quelques feux épars annonçaient de loin le village. Nous atteignîmes bientôt une petite clairière sur laquelle étaient disséminées quelques cabanes en bambous avec leur toit de feuilles de palmiers ; c’était Manantial. Au son monotone d’une mandoline, des femmes vêtues de robes blanches, des hommes au costume pittoresque préludaient par la danse aux divertissements du lendemain, et de jeunes mères endormaient au bruit des chansons leurs enfants suspendus dans des hamacs de fil d’aloès. Nous entrâmes dans le cercle formé autour des danseurs. Une acclamation générale m’apprit bientôt le nom de mon nouvel hôte.
— Ah ! voilà Calros[3], s’écria-t-on de tous côté, comme à l’aspect d’une personne depuis longtemps attendue. Quelques hommes qui ne prenaient point part à la danse s’avancèrent amicalement vers le Jarocho qui ne sembla répondre qu’indifféremment à ce bon accueil. Le froncement de ses sourcils indiquait une émotion péniblement contenue. Ses yeux étaient fixés sur le groupe des danseuses, et la direction de ses regards ne tarda pas à me désigner l’objet d’une si vive préoccupation. C’était une jeune et gracieuse fille dont les pieds glissaient légèrement sur le gazon. Ses cheveux d’ébène étaient ornés d’un diadème de fleurs mêlées de vers luisants, dont la lueur bleuâtre ceignait son front d’une mystérieuse et fantastique auréole. Vêtue d’une robe blanche dont les pâles rayons de la lune argentaient les ondulations, Sacramenta, les épaules nues, semblait une de ces fées nocturnes qui dansent au milieu des clairières quand tout dort dans les forêts.
Le regard oblique et presque dédaigneux que la jeune fille laissa tomber sur le Jarocho, l’expression de colère jalouse qui se lisait clairement sur les traits de ce dernier, m’eurent bientôt révélé un de ces drames douloureux, une de ces luttes de la coquetterie et de l’amour qu’on retrouve partout sous le ciel. Calros ne paraissait pas cependant un de ces hommes accoutumés à voir dédaigner leurs hommages. Un air de distinction marquée faisait valoir la mâle beauté de sa physionomie. Le Jarocho attendit patiemment que la danse fût finie, et, fendant les groupes formés devant nous, il s’avança vers la jeune fille sans plus s’occuper de moi que si je n’avais eu, en fait d’hospitalité, que l’embarras du choix. Arrivé prés d’elle, il mit pied à terre. J’étais trop éloigné pour saisir ses paroles ; néanmoins, grâce aux clartés qui, s’échappant d’une cabane voisine, tombaient à flots sur lui et sur Sacramanta, je pus observer une pantomime suffisamment significative. Je ne doutai pas que Calros ne s’excusât au sujet du ruban rouge qu’il n’avait pu se procurer mais il était clair pour moi qu’il plaidait sa cause avec un succès des plus médiocres. Un sourire moqueur se dessinait sur les lèvres de la jeune fille ; ses grands yeux noirs semblaient exprimer une ironie si impitoyable, que le pauvre Jarocho parut complétement découragé. Il l’écouta en caressant la poignée de corne de son poignard, tandis qu’un nuage plus sombre encore couvrait de nouveau son visage ; puis, rappelant sans doute son orgueil, un instant dompté, il fit deux pas en arrière et mit le pied à l’étrier pour s’éloigner. Cependant, avant de se remettre en selle, il jeta sur la jeune fille un dernier regard, mais un regard irrité. Sacramenta y répondit en secouant la tête par un mouvement tout empreint d’une grâce provocante ; une des fleurs de suchil qui ornaient sa chevelure se détacha et vint rouler sur l’herbe près d’elle. Le Jarocho regarda avec indécision cette petite fleur qui s’était flétrie sur le front de celle qu’il aimait. La jeune fille parut d’abord ne pas prendre garde à l’hésitation de Calros ; puis, tandis que ses deux mains assujettissaient de nouveau sa coiffure odorante, par un geste de coquetterie qu’eût enviée une femme de nos salons, elle montra du bout de son petit pied chaussée de satin bleu la fleur qui gisait sur l’herbe. Une joie ineffable vint rayonner sur la figure du Jarocho, qui se baissa vivement, ramassa avec bonheur ce frêle gage d’espérance, et, s’élançant sur sa selle, se perdit bientôt dans l’ombre.
Il était évident que, dans l’excès de sa félicité, Calros ne pensait plus à moi. C’était naturel mais il était naturel aussi que je ne voulusse point passer la nuit à la belle étoile. Je me mis donc à la poursuite de l’hôte qui m’échappait.
— Hé seigneur don Calros, lui criai-je de loin, vous oubliez, ce me semble, l’hospitalité que vous m’aviez si gracieusement offerte.
— Pardon, seigneur cavalier, me dit-il en s’arrêtant, mais vous ne croiriez peut-être pas qu’il m’arrive parfois d’être distrait ?
— J’en suis convaincu, lui dis-je, et ne vous en veux nullement d’avoir oublié un étranger, rencontré par hasard, et dont une impérieuse nécessité peut seule excuser l’indiscrétion.
— Dans notre pays, l’étranger est partout chez lui ; mais l’hospitalité que je vous donnerai ne sera pas gratuite, car vous pourrez me la payer par un service ou par un conseil dont j’ai besoin.
— Volontiers, répondis-je, si c’est en mon pouvoir.
Nous nous acheminâmes vers la cabane du Jarocho, située à l’extrémité du village. C’était un jacal, comme la plus grande partie des maisons de Manantial. Un petit enclos, dans lequel erraient quelques chèvres, était attenant à l’habitation. Des bananiers, chargés de leurs régimes savoureux, étendaient sur le modeste jardin leurs larges feuilles balancées au souffle de la brise. La cabane se divisait en trois pièces séparées par des nattes de jonc. Dans l’une de ces pièces, une vieille femme préparait le repas du soir devant un brasier dont la flamme rougeâtre éclairait seule le jacal. Cette femme était la mère de Calros. Pendant que nous dessellions nos chevaux, mon hôte lui avait expliqué en quelques mots les circonstances de notre rencontre, et j’étais à peine introduit auprès d’elle, que le souper se trouva servi ; il était frugalement composé de riz au lait, de bananes frites et de ces haricots rouges de Tierra-Caliente, qui jouissent dans tout le Mexique d’une réputation proverbiale. Le repas achevé, la bonne femme se retira en me souhaitant un paisible sommeil. Calros et moi, nous restâmes nonchalamment étendus sur nos couvertures près de la porte, restée ouverte, et nous laissâmes errer nos regards sur les savanes qui s’étendaient à perte de vue autour de l’habitation.
On veille tard dans les pays chauds : l’atmosphère embrasée que la brise de nuit ne tempère pas toujours, les piqûres des moustiques qui bourdonnent incessamment, écartent longtemps le sommeil. Près de nous, nul bruit ne se faisait entendre, si ce n’est le vent du soir qui agitait l’herbe, dont le frémissement se mêlait au murmure d’un ruisseau voisin ; mais plus loin les sons aigus des petites guitares mêlés à des éclats de rire féminins, annonçaient que la veillée se prolongeait aussi. Le Jarocho gardait le silence, et, de mon coté, je me laissais aller à cette indolente contemplation qui est la vie de la zone tropicale. La voix du Jarocho me fit enfin souvenir que le moment était venu de payer l’hospitalité dont j’étais l’objet.
– Vous voyez, me dit-il, cette brume blanche qui amortit le feu des étoiles ! ces vapeurs sont celles qui, à la fin des jours les plus chauds, s’élèvent des lacs, des ruisseaux et des chutes d’eau. Croyez-vous possible qu’à la voix de certaines créatures mortelles comme nous, cette brume uniforme, impalpable, étendue comme un voile transparent, se condense, se réunisse et nous offre l’image des amis qu’on a perdus ou des ennemis qu’on a tués ?
— J’en doute, lui répondis-je étonné de ce préambule, et je croyais que ces superstitions appartenaient seulement à nos tristes pays septentrionaux, où les âmes cependant ne devraient guère être tentées de revenir après la mort.
– Ici, reprit Calros d’un ton solennel, les esprits ne redoutent pas le séjour des vivants, ils aiment à hanter les bois et à se balancer sur les lianes fleuries ; mais je vous vois sourire. Parlons d’autre chose. Avez-vous vu ce soir ña Sacramenta.
— Cette belle jeune fille au diadème de fleurs et de vers luisants ?
– Elle-même ; elle est bien belle, n’est-ce pas ? il y a six mois environ, dans une fête à laquelle, par hasard, je n’assistais pas, une querelle s’engagea à son sujet, il s’ensuivit mort d’homme ; le meurtrier joua des éperons et se sauva. L’homme tué était mon parent : je fus désigné, selon l’usage, pour venger sa mort, dont, je l’avoue, je ne fus pas fort affligé, car il aimait ña Sacramenta, et ceux qui l’aiment sont mes ennemis ; j’acceptai néanmoins ce que m’imposait le point d’honneur. S’il n’eût fallut simplement que demander, l’épée à la main, compte du sang versé, je me serais hâté de m’acquitter de ce devoir, mais il fallait découvrir la trace soigneusement cachée du meurtrier et visiter pour cela tous les villages du littoral. Je compris alors que j’aimais Sacramenta plus que la vie, plus que l’honneur peut-être, et j’éloignais de jour en jour l’instant de me mettre en campagne. On peut connaître à des indices certains l’ouragan qui va rugir, on peut suivre pas à pas la piste invisible du jaguar, la trace d’un homme qui se cache ; mais nul ne peut lire dans le cœur d’une femme. Vingt fois j’ai cru être aimé de Sacramenta, et vingt fois ses dédains ont fait entrer le doute dans mon âme ; je n’osais donc pas m’éloigner sans savoir si elle se réjouirait de mon absence, ou si elle ferait des vœux pour mon retour. Aujourd’hui même encore l’incertitude me torture, et cependant un je ne sais quoi me dit d’espérer. Ce matin j’aurais pu partir, certain de voir mes vœux dédaignés ; ce soir, j’oserais presque me flatter d’un fol espoir.
– Une simple fleur qu’on porte sur le cœur opère donc bien souvent des miracles ? interrompis-je.
— Quoi ! s’écria le Jarocho, auriez-vous le don de voir ce que nul n’a vu ?
— Je n’ai vu que ce que chacun a pu voir comme moi ; mais quand une femme donne à celui dont elle est aimée une fleur qu’elle a portée, elle sait que cette fleur doit dire à son amant d’espérer.
— Plaise à Dieu ! s’écria vivement le Jarocho ; pourtant, ajouta-t-il en soupirant, ce n’est pas le premier gage que j’aie ainsi reçu, et qui me dit que le lendemain ne viendra pas cette fois encore dissiper les illusions de la veille ? Depuis le jour où ña Sacramenta est venue s’établir à Manantial, il y a de cela un an, ma vie s’est écoulée ainsi dans des alternatives de joie et de tristesse ; cependant le mort n’est pas encore vengé. J’ai tâché de t’oublier ; malheureusement d’autres y pensaient pour moi. Le défunt avait une vieille mère qui chaque jour me rappelait de quelle besogne j’étais chargé. Il y a huit jours, je la rencontrai. Je voulus l’éviter, car elle passe pour être un peu sorcière, mais elle vint à moi et me dit : « Les morts ont plus de mémoire que les vivants ! » Je lui demandai ce qu’elle voulait dire, quoique je le susse bien. — Vous le saurez ce soir, me répondit-elle. Le soir, en effet, continua Calros d’une voix altérée, j’étais comme aujourd’hui, seigneur cavalier, sur le seuil de cette porte, rêvant à des projets insensés, écoutant la voix des arbres et du vent ; une brume blanche voilait le ciel comme à présent ; tout à coup un nuage s’interposa entre mes yeux et les étoiles, ce nuage prit une forme humaine, c’était celle du défunt ! Je le vis distinctement, debout devant moi ; je fermai les yeux ; quand je les rouvris, le nuage avait disparu. Vous comprenez maintenant pourquoi, seigneur cavalier, je vous ai demandé, à vous qui, en votre qualité d’Européen, devez être un savant, si les créatures humaines pouvaient évoquer les morts.
Les idées superstitieuses n’ont guère cours au Mexique ; toutefois la race des Jarochos semble en avoir gardé le monopole. Les sorciers, les revenants, les talismans, les maléfices, jouent un grand rôle dans leurs traditions locales. Il me fut impossible de persuader à mon hôte que, dans la solitude, les imaginations ardentes se forment mille chimères, et n’échappent pas toujours à de véritables hallucinations. Calros secouait la tête d’un air incrédule. Mes doutes sur la puissance d’évocation attribuée aux sorciers ne réussirent qu’à modifier ses croyances.
– Je veux bien, me dit-il, que l’ombre de mon parent n’ait point été évoquée par un pouvoir humain ; mais c’est Dieu même qui me l’a envoyée. Aussi mon parti est-il pris : je ne resterai pas à Manantial un jour au-delà de celui qui nous éclairera demain. Cependant c’est un rude effort que je fais en m’éloignant, car, à présent plus que jamais, j’aurais voulu rester dans ce village, qui m’est moins cher parce que j’y suis né qu’à cause de celle qui l’habite.
– N’y aurait-il pas moyen de concilier votre devoir avec votre amour ?
— Il y en aurait bien un qui consisterait à trouver un ami dévoué à qui je déléguerais mes pouvoirs ; un hôte fait partie de la famille, et, en cette qualité, seigneur cavalier, vous pourriez me remplacer, vous mettre en quête du meurtrier que je poursuis et qui ne saurait vous refuser la revanche que vous lui demanderiez les armes à la main.
— Ce serait en effet une mission bien glorieuse, mais je craindrais beaucoup de me trouver au-dessous d’une pareille tâche, répondis-je modestement ; tout ce que je pourrais vous promettre serait de vous accompagner dans vos recherches et de vous aider au besoin.
– C’est une offre que je ne refuse pas, répondit Calros nous partirons donc après-demain matin.
Ce point délicat une fois réglé à notre mutuelle satisfaction, et surtout à la mienne, nous songeâmes à passer la nuit le plus commodément possible. Nous nous étendîmes sous le hangar qui servait de péristyle à la cabane. Une brise fraîche commençait à dissiper la chaleur du jour, les cigales se taisaient sous l’herbe, et, dans les savanes, les troupeaux aspiraient, en mugissant, la fraîcheur de la nuit. Bercé par le murmure des feuilles, je prêtai quelque temps l’oreille aux bruits nocturnes des bois, et je ne tardai pas à m’endormir. Bientôt des songes confus représentèrent à ma mémoire tous les événements de la journée, et je finis pas rêver que je rapportais à doña Sacramenta la tête du meurtrier que j’avais vaillamment tué en combat singulier.