Les aventures d'un Français au pays des caciques (G. Ferry)/X

CHAPITRE X

UN VALET RENOUVELÉ DE GIL-BLAS.


Diverses circonstances me rappelaient en France, et bientôt vint le jour où je quittai Mexico pour gagner Vera-Cruz, et, de là, l’Europe. Entre cette dernière ville et la capital du Mexique, une entreprise américaine avait établi un service de diligences qui effectuaient le trajet en quatre jours.

Mais désirant ne pas sacrifier mes habitudes de voyageur solitaire au plaisir de faire rapidement cette route, je résolus de gagner Vera-Cruz à cheval, accompagné d’un valet nommé Cecilio, qui était à mon service depuis plusieurs années. C’était un jeune garçon, sa figure joufflue et son air à la fois hypocrite et naïf me rappelaient involontairement le personnage d’Ambrosio dans Gil-Blas.

Mon instinct de voyageur ne m’avait pas trompé en m’inspirant cette détermination : à peine avais-je quitté Mexico que je fus acteur ou témoin de plusieurs aventures[1] que je raconterai peut-être plus tard.

Au milieu de ces péripéties, j’atteignis sain et sauf, cependant, le terme de mon voyage ; j’entrai bientôt dans le territoire de la province de Vera-Cruz, et je fis halte à Jalapa, jolie petite ville, située dans une fertile et verdoyante vallée, qui mérite quelques traits de description.

Si nulle part au Mexique le soleil n’éclaire une végétation plus riche que dans la vallée de Jalapa, nulle part aussi l’influence d’une atmosphère pluvieuse ne se fait plus constamment sentir. Un dais de vapeurs grisâtres s’étend presque toujours depuis le sommet du Cofre de Perote jusqu’à l’extrémité opposée de l’horizon. Une pluie fine tombe de cette coupole humide, des flocons de brume roulent sur les toits des maisons, les rues sont désertes, et Jalapa expie cruellement, pendant la plus grande partie de l’année, les magnificences de son éternelle verdure ; mais à l’heure où le soleil a déchiré ce voile de nuages, quand le ciel marie de nouveau son limpide azur à la verdure des collines, Jalapa redevient la ville enchantée qu’un horizon lointain promet au voyageur. Ses rues escarpées, qui ont repris leur physionomie riante, présentent à chaque pas une décoration toujours nouvelle : l’œil s’arrête tantôt sur les maisons blanches et rouges qui surgissent parmi les massifs de goyaviers, de liquidambars et de palmiers ; tantôt sur les montagnes qui abritent la ville, sur les rochers qui disparaissent sous une draperie de convolvulus, sur les mille cascades qui s’échappent de leurs flancs et sur les sentiers qui se perdent entre une double haie de daturas, de chèvrefeuilles et de jasmins.

Le soir venu, l’ombre couvre le paysage, mais d’un voile qui en adoucit les contours sans les effacer. La nuit même à Jalapa n’a rien à envier au jour. C’est alors que la ville commence à vivre. Dans les maisons des pays chauds, le rez-de-chaussée est, à l’approche de la nuit, un rendez-vous pour la famille et les amis. C’est le soir, à Jalapa comme dans plusieurs autres villes du Mexique, que le passant peut surprendre dans tout son charme l’existence domestique des habitants. Chaque fenêtre ouverte répand dans la rue silencieuse et obscure un bienfaisant rayon de lumière, et laisse échapper le joyeux bruit de l’intérieur. Par les nuits tièdes de ce beau climat, l’étranger peut prendre ainsi sa part des fêtes de chaque soir ; il peut voir les Jalapenas déployant sans affectation leur désinvolture proverbiale, depuis le moment où ces fêtes commencent jusqu’à celui où les fleurs des coiffures se fanent, où la harpe cesse de se faire entendre et où les fenêtres se ferment derrière leurs grilles.

Soit que l’on quitte Jalapa pour se diriger vers Mexico à travers les brouillards glacés de la zone froide, et que l’on gagne Vera-Cruz sous le poids d’une chaleur de plus en plus étouffante, c’est toujours à regret que l’on abandonne cette tiède vallée.

Je me mis néanmoins en route, emmenant avec moi mon valet Cecilio et un autre compagnon de voyage dont je n’ai pas encore fait mention, une chienne épagneule répondant au nom anglais de Love, que Cecilio avait transformé en un nom espagnol d’une signification toute différente Lova (louve). Cette chienne me suivait dans toutes mes promenades, et mon cheval Storm, qui l’avait prise en affection, ne galopait jamais si gaiement que lorsqu’il la sentait bondir entre ses jambes ou mordre son poitrail fumant.

Nous eûmes bientôt laissé derrière nous les collines fertiles de Jalapa, ses massifs d’orangers et de daturas, ses champs de bananiers et de goyaviers, et nous ne tardâmes point à dépasser Lencero. C’est le nom qu’a laissé un soldat de Cortez à un petit endroit où il avait établi une auberge et où s’élèvent encore quelques-unes de ces cabanes à claire-voie appelées jacales[2]. Un souvenir plus récent recommande encore Lencero à la curiosité du voyageur. Près de ce hameau, sur le sommet d’une colline d’où, par un jour serein, l’œil embrasse les dentelures lointaines de la Cordillère et une échappée de la mer, s’élève une petite maison peinte en rouge, ornée d’un modeste péristyle et surmontée d’un belvédère en vitres. Cette agréable retraite fut la maison de campagne du général Santa-Anna.

À quelque distance de Lencero, nous traversâmes les gorges de Cerro-Gordo, et une rumeur sourde comme celle de la mer qui se brise contre des rochers nous annonça la proximité de la rivière de l’Antigua. Sept arches audacieusement jetés sur un large précipice au fond duquel coule la rivière, des montagnes tranchées, des abîmes comblés, attestent encore aujourd’hui, en ce lieu nommé Puente-Nacional, la grandeur passée des anciens maîtres du Mexique.

Vera-Cruz n’est qu’à quarante-huit kilomètres de Puente-Nacional, et depuis notre départ de Jalapa la chaleur s’était graduellement augmentée. Storm aspirait avec délices le vent brûlant qui rasait l’herbe, et lui rappelait la brise enflammée des Savannes. C’était la première fois, depuis cinq ans, qu’il se baignait dans les rayons d’un soleil semblable à celui de sa querencia lointaine, et sa joie se traduisait par de sauvages hennissements. Love, au contraire, la langue pendante, les flancs haletants, cherchait vainement quelques gouttes de rosée au milieu d’une végétation flétrie par la chaleur du jour.

Fatigué d’une marche qui s’était prolongée bien au-delà de mes prévisions, j’avais fait halte un instant. Je comptais reprendre bientôt ma route et arriver le soir même à Vera-Cruz, quitte à laisser Cecilio me rejoindre le lendemain, si son cheval ne pouvait suivre le mien ; mais le sort en avait décide autrement, Cecilio, resté en arrière, me rejoignit au moment où je me remettais en route. La sueur découlait de son visage empourpré ; une inquiétude extrême se peignait sur tous ses traits, d’ordinaire si placides. Il mit son cheval de pair avec le mien. Je fus doublement surpris : c’était la première fois qu’il se permettait à mon égard un pareil manque de respect, et l’effort que venait de faire sa monture était pour moi sans précédents.

– Seigneur maître, me dit Cecilio, si les renseignements que j’ai pris sur la route ne sont pas trompeurs, nous entrons ici dans le domaine de la fièvre jaune ; je crains fort, je l’avoue, pour une existence à laquelle j’ai la faiblesse de tenir ; avec le bon plaisir de votre seigneurie, je n’irai donc pas plus loin.

— En effet, lui dis-je, la fièvre jaune commence dans ces parages ; elle affectionne en outre les gens joufflus de ton espèce ; qu’à cela ne tienne, tu connais le chemin d’ici à Mexico ; puisse le cheval que je te donne en récompense de tes bons services t’y faire arriver à bon port !

Malheureusement il y avait entre le maître et le valet une question de gages arriérés que le don d’un cheval fourbu, hors de service, ne tranchait pas précisément en faveur du valet. Ce dernier me le donna délicatement à entendre, et voulut être payé séance tenante. Je dus alors recourir à un argument que je croyais sans réplique.

– Tu sais pourquoi j’ai quitté Jalapa ; or, comme je ne puis trouver dans ces solitudes quelque maison de commerce qui veuille accepter une traite de moi sur Vera-Cruz, je t’engage à prendre encore ton mal en patience jusque-là.

Cecilio ne répondit pas, mais son attitude me prouva qu’il ne se tenait pas pour battu. En effet, au bout d’une demi-heure environ de marche silencieuse, il revint à la charge.

— Si votre seigneurie voulait m’emmener en Europe, reprit-il, le vif désir que j’ai de visiter des pays si curieux me ferait au moins supporter la perspective de la fièvre jaune. Qui ne risque rien ne passe pas la mer, comme dit le proverbe.

J’objectai à Cecilio qu’un pareil voyage était chose fort coûteuse, que, parmi les étrangers qui s’expatriaient pour venir au Mexique, on comptait fort peu de millionnaires, et que la plupart s’en retournaient les mains nettes comme ils étaient venus. — Tel, ajoutai-je sans autre allusion, qui fait au Mexique une certaine figure n’est pas, hélas ! prophète dans son pays.

Cecilio comprit à demi-mot et se résigna de nouveau. Nous reprîmes notre route, mais cette fois il marchait obstinément sur mes talons. Tout d’un coup il poussa une exclamation joyeuse.

— Qu’est-ce ? demandai-je.

— J’ai trouvé un accommodement merveilleux.

— Ah ! voyons cet accommodement.

– Je propose à votre seigneurie, reprit-il gravement, de jouer son bon cheval Storm contre les gages qui me sont dus. Dans l’impossibilité de me solder ici même et vu la ferme résolution où je suis de ne pas aller plus loin, votre seigneurie ne peut refuser une proposition si conciliante. Si votre seigneurie gagne, je la tiens quitte de tout, et il me restera l’honneur de l’avoir servie gratis ; si votre seigneurie perd, il lui restera le cheval orange et la grâce de Dieu.

Je fus d’abord sur le point de rejeter hautement une proposition si extraordinaire ; mais bientôt l’idée me parut si extravagante, que j’acceptai d’emblée. Nous mîmes pied à terre. Selon un usage assez répandu au Mexique, Cecilio ne voyageait jamais sans être muni d’un jeu de cartes ; le maître et le valet s’assirent face à face sur le revers du chemin et à l’ombre d’un bouquet d’arbres. Love s’étendit, haletant, sur le sable, tandis que Storm, impatient du repos, creusait la terre de son sabot. À la vue du noble animal qui peut-être allait cesser de m’appartenir, je regrettai un instant ma témérité, mais il n’était plus temps. Cecilio me passa les cartes.

— Votre seigneurie me fera l’honneur de tailler, dit-il en redoublant de gravité cérémonieuse.

Je frémis en pensant à ma veine habituelle, et je pris le paquet de cartes d’une main mal assurée. Pour ne pas prolonger une position aussi bizarre, je fixai la partie à trois alburs[3]. Cinq minutes allaient donc trancher la question. J’amenai deux cartes. Cecilio en choisit une, je pris l’autre ; puis, après en avoir successivement retourné une demi-douzaine, je gagnai le premier albur. Cecilio ne sourcilla pas ; quant à moi, j’espérai un instant que le hasard allait se tromper une fois dans ma vie en ma faveur, mais je perdis le second coup. Restait le troisième albur, la partie décisive.

Absorbés comme nous l’étions, nous n’avions pas fait attention à deux cavaliers qui s’avançaient de notre côté. Je ne les aperçus, pour ma part, qu’au moment où ils étaient presque sur nous. Alors le bruit de leurs voix me fit lever la tête, et un coup d’œil suffit pour me montrer dans l’un des survenants le type parfait du Jarocho[4]. Il portait dans toute sa pureté le costume particulier à cette classe d’hommes : un chapeau de paille aux bords larges et retroussés par derrière, un mouchoir à carreaux rouges et jaunes qui sortait du chapeau comme une résille et, de ses plis flottants, protégeait le cou et les épaules contre les ardeurs du soleil ; une chemise de toile fine, à jabot de batiste, sans veste par-dessus ; un caleçon de velours de coton bleu, ouvert sur le genou et pendant en pointe jusqu’à mi-jambe. Sous une ceinture de crêpe de Chine écarlate, qui lui serrait les hanches, était suspendu un sabre droit à poignée de corne, sans garde et sans coquille, dont la lame nue et tranchante étincelait au soleil. Ses pieds, sans chaussures, n’appuyaient que du bout de l’orteil sur l’étrier de bois. Le Jarocho, la tête indolemment penchée sur une épaule, gardait à cheval l’attitude particulière a ceux de sa caste, dont il avait la tournure dégagée et le maintien chevaleresque. Sa peau était d’une couleur foncée qui tenait le milieu entre celle du nègre et celle de l’Indien. Enfin sa barbe touffue décelait l’origine orientale de sa race. Il était plus difficile de préciser la condition de l’autre cavalier, vêtu d’une veste d’indienne, d’un pantalon blanc, de brodequins de cuir de Cordoue, et qu’un riche chapeau de paille garantissait des rayons du soleil. Sa figure, passablement rébarbative, pouvait convenir aussi bien à un négociant ou à un maquignon qu’à un voleur de grand chemin, et le cheval de luxe qu’il montait pouvait confirmer cette triple supposition.

Deux joueurs, en quelque endroit qu’ils se trouvent, sont toujours un agréable spectacle pour les Mexicains de toutes les classes, et, à mon grand déplaisir, les deux cavaliers firent mine de s’arrêter devant nous. Je restai immobile, mes cartes à la main, et assez confus d’être surpris dans une occupation si étrangère à mes habitudes. Cependant, comme il n’y avait pas d’enjeu visible, je me flattais de garder les apparences du passe temps le plus innocent ; mais j’avais affaire à des juges experts en matière de faiblesse humaine.

— Joueriez-vous par hasard ce beau cheval bai brun ? me demanda, en me saluant, le cavalier à la veste d’indienne, et en accompagnant son salut d’un regard perçant.

– Précisément, répondis-je.

— En ce cas, vous jouez gros jeu, mon maître, reprit le cavalier, et si, comme je le crois, ce cheval est le vôtre, je vous souhaite une chance favorable mais serait-il indiscret d’assister à votre partie ?

— Je préférerais la finir comme je l’ai commencée ; j’ai toujours remarqué que je joue avec plus de bonheur quand je n’ai pas de témoins.

Le cavalier trouva mes scrupules de joueur trop respectables pour ne pas se conformer à mes désirs, et, se tournant vers son compagnon :

– Aussi bien, dit-il à celui-ci, le temps nous presse ; c’est ici que nous devons nous séparer ; comptez que, si j’en ai le loisir, j’irai demain vous rejoindre à la fête de Manantial, quoiqu’à dire vrai, si certains indices ne m’abusent, le vent du nord ne doive pas tarder à souffler.

– À demain donc, si c’est possible, répondit le Jarocho, et les deux cavaliers se séparèrent, le premier suivant le chemin direct, et le cavalier à la veste d’indienne prenant un sentier sur la gauche.

– Que diable le vent du nord peut-il avoir à faire avec le fandango d’un petit village ? demandai-je machinalement à Cecilio.

– Le cavalier à la jaquette d’indienne craint peut-être de s’enrhumer, reprit Cecilio d’un air de fatuité satisfaite.

Après cette ingénieuse explication, nous reprîmes notre partie, un instant interrompue. Je retournai de nouveau deux cartes. L’une d’elles était le valet de trèfle : ce fut celle que choisit Cecilio. Cette fois, d’une main tremblante, je fis successivement glisser les cartes l’une sur l’autre ; mon cœur battait, peut-être allais-je perdre un compagnon de cinq ans ! Cecilio essuyait la sueur qui inondait son front. Tout à coup il poussa une exclamation qui retentit jusqu’au fond de mon âme : je venais de découvrir le valet de cœur.

— Vous avez perdu, monsieur, s’écria-t-il.

À ces mots, prononcés en bon français, je regardai Cecilio avec une muette surprise. Quant à lui, s’approchant fièrement de Storm, il se disposa à l’enfourcher.

– Halte-là drôle, je n’ai pas joué la selle, m’écriai-je en l’arrêtant, et je lui ordonnai d’ôter la selle de Storm pour la mettre sur le dos du cheval orange. Cecilio exécuta l’ordre qui devait être le dernier qu’il recevait de son ancien maître, et je le regardai faire dans un douloureux silence. La double opération terminée, Cecilio monta sur le cheval qui n’était plus le mien. Je maudis alors ma folie, mais trop tard. Par fierté, cependant, je ne laissai rien percer du remords cuisant que j’éprouvais, et je demandai à Cecilio, pour dissimuler mon chagrin, comment il se faisait qu’il parlât français sans que je l’eusse su jusqu’alors.

— Je n’ai pas été cinq ans, reprit-il, derrière la chaise de votre seigneurie, lorsqu’elle dînait avec ses compatriotes, sans apprendre sa langue ; mais, quant à le laisser paraître, je m’en serais bien gardé : votre seigneurie, dès-lors, aurait eu pour moi une foule de secrets.

Évidemment Cecilio était d’une famille de ces valets rusés qui jouent un si grand rôle dans les romans picaresques de l’Espagne. Plus d’une fois il m’avait rappelé le personnage d’Ambrosio de Lamela dans Gil Blas. Sa physionomie ne m’avait pas trompé. Cependant, malgré l’impudence qu’il dévoilait pour la première fois, il semblait, au moment de me quitter, sous le coup d’une préoccupation pénible, Il était naturel, en effet, qu’il éprouvât quelque regret de se séparer ainsi d’un maître qui n’avait eu que des bontés pour lui. Ému par cette pensée, je retrouvai au fond du cœur une étincelle de l’affection que je lui avais vouée.

— Cecilio, mon ami, lui dis-je, ce cheval que tu m’as gagné, je te l’aurais sans doute donné dans quelques jours, est ce de m’en dépouiller qui cause ton affliction ?

Cecilio poussa un soupir.

— En effet, dit-il, je regrette de voir votre belle selle sur un si vilain cheval, et j’ai honte de ne pouvoir harnacher convenablement celui que je vous ai gagné. À ce propos, puisque votre seigneurie est en veine, lui agréerait-il de jouer aussi la selle ?

C’en était trop. Outré de cette dernière ingratitude :

— Prends garde, lui dis-je, en faisant mine d’armer mon pistolet, que je ne reprenne de force un cheval qu’un drôle comme toi n’est pas digne de monter.

Cecilio ne répondit à cette menace qu’en piquant des deux et en sifflant pour appeler la chienne épagneule, qui jusque-là avait regardé avec un air d’inquiétude cette brusque séparation du maître et du cheval. Je sifflai de mon côté. Ainsi mise en demeure d’établir pour la première fois une ligne de démarcation entre deux affections dominantes de sa vie, la pauvre bête hésita. Elle rejoignit Storm d’une course rapide et revint bientôt vers moi les yeux humides et suppliants. Les mouvements convulsifs de son corps trahissaient son angoisse, et décelaient le combat qui se livrait en elle. Ses membres tremblèrent un instant, puis, poussant trois hurlements douloureux, elle disparut loin de moi, dans la poussière que soulevait le galop de son compagnon bien-aimé ; je restai seul. Le cœur partagé entre la rage et la douleur, je fus tenté un moment de me venger de ma déconvenue sur le malheureux cheval que le sort me laissait, mais ce ne fut qu’un court instant de faiblesse. J’avais appris, dans les traverses multipliées d’une vie d’aventures, la difficile vertu de la résignation ; les phases diverses de cet épisode sentimental s’étaient accomplies en outre sous l’empire de circonstances si bouffonnes, que je finis par me jeter sur l’herbe en poussant un fol éclat de rire.

Ma déconvenue avait changé mon itinéraire ; il ne m’était plus possible de gagner ce jour-là Vera-Cruz, monté comme je l’étais ; je résolus donc de passer la nuit à Manantial, petit village que je supposais à une lieue de là tout au plus. J’avais dès lors du temps devant moi, et je ne pouvais mieux l’employer qu’à faire la sieste, à l’ombre des arbres, dans la verte solitude où je me trouvais. C’était une des parties les plus pittoresques des forets qui s’étendent depuis Puente-Nacional jusqu’à Vergara. Au milieu de ces fourrés épais, d’étroits sentiers tracés par la hache courent dans diverses directions sous une voûte de feuillage presque impénétrable ; à côté de ces sentiers, une végétation luxuriante entrave partout les pas de l’homme, et livre à peine un passage aux bêtes fauves. De longues lianes se tordent, s’entrelacent et étreignent les troncs rapprochés des arbres. Au milieu des lataniers qui inclinent jusqu’à terre leurs palmes gigantesques et luisantes, le cocotier couvre de ses larges éventails son collier de fruits verts ; l’arbre à soie laisse échapper les flocons blancs de ses gousses entr’ouvertes. À l’ombre de ce feuillage touffu, les arums étalent leurs coupes vernies, et au-dessus comme au-dessous de ce dôme de verdure, les gobéas suspendent les guirlandes multicolores de leurs campanules. Tel est l’aspect de ces bois, aspect qui varie toutefois aux diverses phases du jour. À l’heure de midi, cette végétation puissante se courbe sous les feux du soleil, depuis la cime orgueilleuse du palmier jusqu’à l’humble mousse qui tapisse le sol. Une brise brûlante pénètre sous les fourrés et semble y arrêter le cours de la vie : les bêtes fauves, les oiseaux, les insectes, les plantes, tout se tait, tout dort sous ce souffle enflammé ; mais quand le soleil ne dore plus que la pointe des arbres, quand les vapeurs se dégagent lentement de la terre pour retomber plus tard en rosée, ces forêts silencieuses et leurs hôtes renaissent à la vie.

Les perroquets, au plumage vert qui se confond avec le feuillage vert, font entendre leurs cris aigus, les oiseaux retrouvent leur voix. Des myriades d’insectes bruissent sous l’herbe, de sourds craquements s’échappent des profondeurs de la forêt jusqu’alors muettes, les plantes semblent secouer leur sommeil léthargique ; et les palmiers darder leurs pointes aiguës. Une dernière transformation commence avec la nuit : les tons de la verdure se confondent graduellement, bientôt une teinte transparente s’étend sur tous les objets. Les ramages divers, tous les bruits cessent l’un après l’autre.

Toutefois le silence qui succède peu à peu aux rumeurs de la soirée n’est pas celui des heures ardentes du jour. La nuit a ses mystérieuses harmonies, quand les voix du crépuscule se taisent. Le vent du soir frémit, à travers les lianes tendues, comme s’il faisait vibrer les cordes d’une harpe éolienne ; les feuilles sèches résonnent faiblement sous la pression des anneaux d’un reptile le cenzontle, le roi des oiseaux chanteurs d’Amérique, répète l’un après l’autre tous les bruits de la solitude, et le cuitlacoche[5], qui se balance sur une branche au-dessus des cascades, semble, en sifflant, s’enivrer du murmure des eaux.

J’avais subi, sans pouvoir y échapper, l’influence énervante de la chaleur, et je m’étais endormi sans nul souci de mon cheval. C’était une proie que le moindre voleur eût dédaignée, et je dois du reste reconnaître que, dans les parages où je me trouvais, la probité des habitants n’a jamais souffert d’atteinte. Il faisait encore grand jour quand je me réveillai ; pourtant la brise commençait à tempérer déjà les feux de l’atmosphère. Déjà aussi, au-dessus des arbres qui m’avaient abrité, des essaims des perroquets avaient commencé leur discordant ramage, et cette musique infernale était de nature à ébranler douloureusement les nerfs les moins délicats. L’impatience me prit, et, enfourchant avec colère la triste monture qui remplaçait mon excellent Storm, je m’élançai dans le sentier tracé qui devait me conduire à Manantial.

  1. Gabriel Ferry a consigné ces aventures dans un ouvrage actuellement sous presse, intitulé Un bandit Mexicain.
  2. Ces cabanes sont construites en bambous espacés de manière à laisser circuler partout l’air et la lumière.
  3. On nomme ainsi chaque partie du jeu appelé monte.
  4. On appelle Jarochos les paysans du littoral et de la campagne de Vera-Cruz.
  5. Le cenzontleet le cuitlacoche sont les deux types principaux de la classe des oiseaux moqueurs.