Les aventures d'un Français au pays des caciques (G. Ferry)/XIV

CHAPITRE XIV

DERNIÈRES AVENTURES


Dans une petite crique ombragée par de grands saules, nous trouvâmes le pilote occupé à disposer les avirons d’une barque encore retenue à la rive. J’avais craint les fatigues d’une marche forcée à travers les bois, et je vis avec plaisir qu’au lieu d’une excursion pédestre, il s’agissait de la faire en canot. J’en témoignai ma satisfaction au pilote.

– Ici, me dit-il, nous ne savons voyager que de deux façons : à cheval ou en canot ; nous laissons aux Galiciens nouvellement débarqués la ressource d’enfourcher le sentier. Vous savez ramer, sans doute ? s’adressant à Calros.

Celui-ci fit un signe affirmatif, et nous prîmes place dans la barque ; en ma qualité de passager, j’étendis mon manteau dans le fond pour me mettre à l’abri du vent. Quoique assez éloigné de son embouchure, la rivière était gonflée par le flot et clapotait. Nous nous mimes en route, et bientôt, sous l’impulsion des deux rameurs, nous commençâmes à glisser assez rapidement sur la surface sombre de l’eau. Sur les rives, c’était la solitude imposante des forêts d’Amérique, et le bruit sourd de l’ouragan qui s’engouffrait dans les arbres. Les bords du fleuve étaient très-accidentés. Tantôt son lit s’élargissait, et la barque traçait son sillon à une distance égale des deux rives. Tantôt l’eau resserrée dans son cours rongeait des rives escarpées et coulait impétueusement sous une voûte épaisse d’acajous et de cèdres inclinés, qui laissaient pendre jusque sur nous de longues guirlandes de plantes parasites. Je me laissais aller au charme d’une rêverie qui me faisait oublier complétement le but de notre voyage nocturne ; une observation du pilote m’en tira brusquement.

— Chacun, dit-il, a dans ce bas monde ses envieux et ses ennemis. Je connais pour ma part plus d’un individu, y compris Campos, qui se réjouiraient fort de savoir qu’à cette heure avancée de la nuit, au milieu de ces solitudes que jamais alcade n’a visitées, ils pourraient rencontrer Sinforoso Ventura sans défense.

— N’avons-nous pas des armes ? reprit Calros. Votre carabine, les pistolets de mon ami que voici, mon sabre, les comptez-vous pour rien ?

— En rase campagne, ces armes pourraient être d’une utilité incontestable ; ici elles ne serviraient de rien. Un homme, caché dans ces arbres qui se penchent sur nous, choisirait très-commodément de nous trois celui à qui par fantaisie il voudrait loger une balle dans la tête ; ou bien un tronc d’arbre mort, jeté dans la rivière dont nous remontons le cours, pourrait faire chavirer notre canot, s’il ne le brisait pas. Qu’en pensez-vous ?

— D’accord, répondit Calros ; heureusement on ignore que vous remontez la rivière cette nuit même.

— Qui sait ! dit le pilote, il y a des traîtres et des espions partout. Si quelqu’un de ces maraudeurs que nous avons mis en fuite a pu se douter de nos projets, soyez sûrs que ses compagnons seront avertis à temps pour se trouver encore cette nuit sur notre passage à un endroit que je connais. — Il y a deux heures déjà que nous ramons, ajouta-t-il en secouant la tête, cet endroit n’est pas bien loin. Vous savez maintenant ce que nous avons à craindre ; voyez s’il vous convient d’aller en avant ou de prendre terre en attendant le jour.

— Je veux perdre le moins de temps possible, répondit froidement Calros. Si nous ramons bien, nous serons dans une heure au village qu’habite Campos.

— Soit, repris Ventura, continuons, et à la grâce de Dieu !

Un morne silence se rétablit parmi nous après cette exclamation du pilote. Pour moi, connaissant désormais quels dangers nous avions à courir, je m’assis à l’avant du canot pour distinguer, s’il était possible, les embûches dont nous étions menacés ; mais l’obscurité de la nuit eût mis en défaut des yeux plus perçants que les miens. La voûte des arbres versait une ombre épaisse sur le lit de la rivière ; parfois cependant une bouffée de vent secouait dans l’eau, comme une pluie d’étincelles, des essaims de vers luisants arrachés aux feuilles qui les abritaient. Nulle étoile ne brillait au ciel à travers le feuillage. Un quart d’heure s’était écoulé sans que rien vînt justifier les soupçons du pilote, quand Calros laissa reposer la rame quelques instants pour reprendre haleine : le canot ; dérivant par la force du courant, se mit aussitôt en travers sur la rivière.

— Maintenez la barque en ligne droite avec le fil de l’eau, s’écria vivement le pilote ; en supposant que les hommes n’y soient pour rien, le vent peut avoir déraciné quelque arbre mort, et le choc, en nous prenant le flanc, nous ferait chavirer infailliblement ; en présentant la proue, nous pouvons du moins échapper à ce danger. C’en est un d’autant plus réel que le flot fait remonter l’eau salée jusqu’ici, et qu’il n’est pas rare que des requins accompagnent le flot.

Cet avertissement me révélait un risque de plus que je ne soupçonnais pas, et, en présence des dangers croissants de cette expédition nocturne, je pensai avec plus d’amertume encore aux heures de sommeil ou de farniente que j’aurais pu passer dans mon hôtel de Vera-Cruz.

Calros ne se fit pas répéter l’avertissement et repris son aviron avec plus d’ardeur. Nous étions arrivés à un endroit où deux berges escarpées et rapprochées l’une de l’autre rétrécissaient singulièrement le lit de la rivière. À quelques pas plus loin, il se resserra tellement que les avirons ne pouvaient plus jouer entre les deux bords, et ce ne fut qu’à l’aide d’un crampon de fer accroché aux lianes que le pilote put faire surmonter au canot la rapidité du courant. Bientôt un plus large espace, au sortir de cet étroit canal, permit aux rameurs de reprendre l’aviron, mais les bords de la rivière, à mesure qu’elle s’élargissait, s’élevaient aussi en proportion. De droite et de gauche, de hauts rochers surplombaient au-dessus de l’eau comme l’arche d’un pont brisée par le sommet. Sous cette voûte, chaque coup d’aviron éveillait un écho. Nous avancions au hasard au milieu d’épaisses ténèbres sans pouvoir pressentir si chaque effort n’allait pas nous pousser contre les parois des rochers.

— Il faudrait avoir ici les yeux du chat tigre pour distinguer sa route, s’écria le pilote.

— En avons-nous pour longtemps encore ? demanda Calros.

— Quelques bons coups d’aviron nous tireront de là, répondit Ventura ; mais le plus embarrassant est de découvrir l’entrée du canal qui sert d’issue à ce bassin. Ce canal est aussi étroit que celui d’où nous sortons. Prenez la gaffe, seigneur cavalier, pour voir si nous n’abordons pas contre les rochers.

Je fis ce qui m’était recommandé. Le canot n’avait pas dévié de la ligne droite ; la gaffe que je tenais en main s’agita des deux côtés dans le vide.

— Tout va bien, dis-je, et nous sommes au milieu du courant.

Les rameurs appuyèrent de nouveau sur leurs avirons, et l’embarcation vola sur la rivière. Tout d’un coup la gaffe dont j’étais muni heurta violemment le roc et m’échappa. En même temps je me sentis reversé de mon banc ; un craquement de branches brisées se fit entendre le canot s’était arrêté subitement.

– Qu’est ceci ? s’écria le pilote, qui s’était précipité à l’avant et promenait ses mains tendues sur un inextricable entrelacement de lianes et de branchages. Demonio ! les coquins ont mis à la dérive un arbre mort, que le courant a apporté jusqu’ici, et qui bouche notre dernière issue. Comment sortir de ce défilé ? Un quartier de roc lancé du haut de ces berges nous aura écrasés avant que nous ayons pu nous frayer un passage.

L’évidence était accablante, je ne répondis rien. Le plus sûr était de revenir vers le canal d’où nous sortions ; mais le canot fortement engagé au milieu des branches de l’arbre déraciné, résistait à tous nos efforts. Quelques moments se passèrent dans une lutte désespérée contre l’obstacle qui venait de nous barrer la route.

Tout à coup une voix tonnante retentit au-dessus de nos têtes.

— Qui va là ? nous cria-t-on.

— Amis, répondis-je sur l’invitation du pilote.

— Cela ne suffit pas. Vous êtes trois, et je veux entendre trois voix.

— Eh bien, caramba ! s’écria Calros, dites à Campos que je suis ici, moi Calros Romero de Manantial.

– Et demandez-lui aussi, ajouta fièrement le pilote, s’il se rappelle le nom de Sinforoso Ventura de Boca-del-Rio.

Un coup de sifflet aigu retentit dans les bois ; un autre sifflement lui répondit derrière nous, et nous prouva que les deux rives étaient également gardées. Quelques secondes s’écoulèrent lentes comme des siècles. Des formes vagues se dessinèrent enfin sur les rochers au-dessus de nos têtes, des cris menaçants retentirent, et des lueurs vacillantes éclairèrent les flots. Le pilote n’attendit pas plus longtemps pour faire feu sur les bandits ; mais ceux-ci avaient sur nous l’avantage de la position et des armes plus terribles que les nôtres. Une détonation répondit d’abord au coup du pilote ; puis un bloc énorme de rocher, déplacé péniblement, fut lancé dans l’eau qui rejaillit sur la barque en gerbes d’écume. Le pilote poussa un cri d’angoisse. Pour nous, aveuglés, suffoqués par l’eau qui nous avait inondés, nous sentîmes le canot bondir comme sur la crête d’une vague, et, violemment arraché aux branchages qui le retenaient, dériver rapidement au fil de la rivière. Quand je revins de ma stupeur, le pilote n’était plus avec nous. Je l’appelai à plusieurs reprises ; Calros seul me répondit :

— C’en est fait de lui ! N’avez-vous pas entendu son dernier cri ? Il est au fond du fleuve. À notre tour maintenant.

Une prompte retraite était la seule chance de salut qui nous restât. Calros avait repris les avirons et ramait avec vigueur. Nul bruit ne se faisait plus entendre que celui de l’eau fendue par les coups mesurés de la rame. Nos ennemis avaient-ils perdu notre trace, ou bien attendaient-ils près de l’étroit canal que nous venions de franchir et vers lequel nos efforts redoublés nous ramenaient ? Quel que fût le sort qui nous attendît à cette dernière issue, il était impossible de reculer. Bientôt nous nous engageâmes dans la passe dangereuse. Le tronc d’un gaïac ou d’un cèdre penché sur l’eau, le frémissement du vent dans les branches, un lézard qui fuyait de son lit de feuilles sèches, un écureuil effrayé par le bruit de rames, le moindre bruit ; la moindre forme suspecte entrevue, nous trouvaient attentifs et la main sur nos armes. Notre navigation était ainsi interrompue par des haltes fréquentes après lesquelles Calros ramait avec une nouvelle ardeur.

Nous atteignîmes enfin un endroit où la végétation moins abondante laissait une des rives à découvert : c’est là que nous abordâmes. Une exploration rapide nous prouva que cette clairière ne cachait aucune embûche. Une fois la reconnaissance des lieux faite, nous décidâmes que nous y prendrions une heure de repos et que nous aviserions ensuite aux moyens de continuer notre excursion soit par terre, soit par eau. En ce moment, les premières clartés du jour commençaient à paraître. Quelle fut notre surprise quand, au moment où nous allions installer notre modeste campement, nous entendîmes une voix connue prononcer le nom de Calros et le mien : cette voix n’était autre que celle de notre compagnon Ventura. Nous nous crûmes un moment le jouet d’une hallucination ; mais bientôt il ne nous fut plus possible de douter de la parfaite résurrection du brave pilote, qui se présenta sur l’autre rive en nous invitant à lui faire passer l’eau. Traverser la rivière et l’aller chercher fut pour Calros l’affaire d’un instant.

— Et par quel miracle êtes-vous de ce monde ? demandai-je aussitôt à Ventura. J’ai encore dans les oreilles un cri d’angoisse qui vous est échappé.

— C’est ce cri qui vous a sauvé la vie. Quand au miracle, ce n’en est un que pour ceux qui n’ont jamais vu un Mexicain de bonne race aux prises avec le danger. Lorsque j’ai compris que nous courions risque d’être écrasés sans défense, je me suis élancé du canot dans les branches de l’arbre qui obstruaient notre passage, et, en voyant tomber le quartier de rocher que ces misérables ont précipité dans la rivière, j’ai poussé le cri d’angoisse que vous avez pris pour un cri de mort. Les coquins en ont été dupes comme vous ; ils se sont enfuis. Une fois hors de l’eau, j’ai rapidement cheminé par le bord opposé de la rivière, et j’ai suivi son cours, sachant bien que je devais vous retrouver n’importe à quelle distance. Je ne me suis pas trompé, comme vous voyez, et nous allons reprendre notre marche. Quant à vous, seigneur Calros, impatient de vous venger de Campos comme vous l’étiez avant ce nouvel attentat, vous en devez avoir maintenant l’envie la plus ardente. J’ai des amis dans le village de Campos ; nous allons l’y rejoindre, nous mettre face à face avec lui, et dans deux heures d’ici vos souhaits seront exaucés.

La venue du pilote avait rendu à Calros toute la bouillante impatience sur laquelle la fatigue avait un moment prévalu. Il ne pouvait donc plus être question d’aucune halte. Une courte discussion s’engagea seulement sur la question de savoir si nous reprendrions notre navigation interrompue, ou si nous continuerions le chemin à pied. Ventura fut d’avis qu’on remontât dans le canot, car il était certain, disait-il, que nous ne rencontrerions plus d’ennemis, et que les eaux avaient dispersé les obstacles accumulés par les maraudeurs sur quelques points de la rivière. Nous finîmes par nous ranger à cet avis, et sans perdre de temps, nous reprîmes nos places, Calros et Ventura à l’avant et à l’arrière du canot, moi entre les deux rameurs, heureux d’être dispensé, par mon inexpérience, de prendre part à la manœuvre et de pouvoir contempler avec une entière liberté d’esprit le magnifique paysage qui se déroutait devant nous, éclairé par les premiers feux du matin.

La rivière, d’un aspect si sombre la veille, semblait sourire dans son lit de verdure au soleil levant. De légères vapeurs s’élevaient, condensées par la chaleur dévorante qui remplaçait brusquement la fraîche température de la nuit. Les fleurs des jasmins sauvages, des suchils et des lauriers-roses confondaient leurs parfums et leurs couleurs au milieu des festons de lianes à fleurs bleues ou pourpres qui laissaient prendre leurs réseaux le long des deux rives sur des couches épaisses de nénuphars et de sagittaires. Un moment séparées par le sillon rapide du canot, ces vertes et mobiles arcades se reformaient bientôt derrière nous. Rien, dans ces lieux solitaires, n’avait gardé la trace du passage de l’homme ; nul bruit ne s’y faisait entendre que les coups réguliers du pivert sur le tronc retentissant d’un arbre mort.

Mes compagnons restaient fort indifférents à ces pompes et à ces harmonies de la solitude. Je finis moi-même, il faut bien l’avouer, par me laisser distraire de ma contemplation pour prêter l’oreille à leur entretien qui devenait de plus en plus animé. En train d’énumérer ses griefs contre Campos, le pilote venait, sans s’en douter, de faire vibrer une corde bien sensible dans l’âme du chevaleresque amant de doña Sacramenta. Calros apprenait avec une douloureuse surprise que Julian, son adversaire au dernier fandango de Manantial, était aussi son rival. Julian, ami du pilote, n’avait pour lui aucun secret. Sa passion pour Sacramenta remontait à l’époque où les parents de la jeune fille n’étaient pas encore venus s’établir à Manantial, et habitaient un autre village, également voisin de la côte, nommé Medellin. Après le départ de Sacramenta pour Manential, Julian n’avait pas perdu l’espérance de la revoir et de se faire aimer d’elle. La vieille Josefa, cette femme dont Campos avait tué le fils et qui cherchait partout un vengeur pour punir le meurtrier, était souvent appelée de Manantial à Medellin pour y exercer son équivoque profession de magicienne et de devineresse. C’était par elle que Julian recevait des nouvelles de Sacramenta, et la sorcière lui avait même promis de disposer en sa faveur le cœur de la jeune fille, s’il parvenait à la mettre sur la trace de l’auteur du meurtre de son fils. Cette condition, Julian avait pu la remplir grâce à sa liaison avec le pilote, qui, par d’anciennes relations avec Campos, avait été à même de connaître tous les crimes commis par ce misérable. Julian avait donc pu désigner à la vieille Josefa Campos comme l’assassin de son fils et le pilote Ventura comme l’homme qui était le plus à même de seconder une tentative contre le meurtrier. Josefa avait, de son côté, tenu parole ; elle avait été auprès de Sacramenta l’interprète de Julian, interprète assez favorablement écouté, assurait le pilote avec un malin sourire, puisque l’amoureux avait été invité par la jeune fille à prendre part aux fêtes de Manantial et à défier en son honneur le plus vaillant champion du village. — Ce que le pilote ne savait pas, c’est que la vieille Josefa, dans son désir de trouver un vengeur à son fils, avait également exalté la passion de Calros pour lancer ce dernier à la poursuite de Campos. Moi seul et Calros pouvions compléter les révélations de Ventura.

Cependant nous gardâmes le silence, moi parce que je craignais d’exciter encore par des consolations intempestives la jalousie de Catros, et celui-ci parce qu’une trop cruelle émotion remplissait son âme. Le pilote s’aperçut de notre préoccupation, et reprit en se tournant vers Calros :

— Mais j’y songe, c’est vous que mon ami Julian a défié ; c’est vous qui êtes sorti vainqueur de ce combat livré en l’honneur de doña Sacramenta. Eh bien ! dois-je vous le dire ? Julian m’a avoué que, même après sa défaite, il n’avait pas encore perdu toute espérance. C’est au point qu’il parle de quitter Medellin, et que vous le verrez un de ces jours venir s’installer à Manantial.

— Êtes-vous sûre de ce que vous dites ? demanda Calros d’une voix altérée.

— Mon ami Julian m’a-t-il jamais trompé ? répondit le pilote. Croyez-moi, ce n’est pas un homme à se payer d’illusions. S’il va jamais à Manantial, c’est parce qu’il ne manquera pas de bonnes raisons pour s’y rendre.

C’en était trop, et Calros ne trouva pas la force de continuer l’entretien qui dès lors ne fut pas repris. Les yeux fixés sur l’eau qui fuyait des deux côtés du canot, le malheureux se penchait sur son aviron avec une énergie fiévreuse. Son corps seul était avec nous ; son âme s’était reportée au bois de Manantial.

Enfin nous arrivâmes au terme de cette navigation, dont tous les instants avaient été si pénibles. La rivière élargie coulait entre deux rives basses et presque à fleur d’eau. Sur l’une d’elles, des champs de cannes à sucre étendaient leurs vagues de verdure jusqu’au pied d’une chaîne de collines qui s’élevaient à une petite distance du rivage.

– Nous sommes arrivés, s’écria le pilote ; c’est ici qu’il faut aborder. Le village est derrière ces collines.

Nous mîmes pied à terre ; le pilote amarra le canot sur le bord et marcha devant nous. Nous eûmes bientôt atteint le village ; tout y était tranquille. Sous les péristyles des cabanes ombragées pour la plupart de bouquets de palmiers et de bananiers, quelques habitants, nonchalamment couchés dans leurs hamacs, saluaient de loin le pilote comme une vieille connaissance. Après avoir répondu brièvement aux questions qu’on lui adressait sur les derniers événements de la côte, Ventura s’empressa de demander où était Campos. Il expliqua en même temps, en montrant Calros, le motif de la venue du Jarocho. Cette nouvelle fut accueillie par le groupe oisif et batailleur comme une bonne fortune inappréciable ; mais dans l’intérêt même du divertissement, l’affaire devait être conduite avec mystère, et chacun rivalisa de discrétion. On se mit sans bruit en route vers la cabane occupée par Campos. Celui-ci était comme on s’y attendait, couché dans son hamac. Je ne pus m’empêcher d’admirer la force de volonté avec laquelle cet homme parvint à cacher son trouble à la vue du pilote qu’il devait croire englouti dans les eaux de la rivière. Il se leva tranquillement, nous regarda tous avec une curiosité dédaigneuse, et ne parut éprouver quelque émotion qu’en apercevant Calros.

— Qui vous envoie sur mes traces, lui demanda-t-il.

— Josefa, répondit Calros ; c’est par son ordre que je suis venu de Manantial ici.

– À bon entendeur demi-mot, reprit Campos ; c’est bien, je suis à vous.

Les conditions du duel furent aussitôt débattues, avec un calme et une dignité que je n’attendais pas des deux adversaires. Ni le pilote, ni Calros ne daignèrent faire la moindre allusion aux événements de la nuit. C’était d’un duel à mort qu’il s’agissait, et dans ce moment solennel toute récrimination était oiseuse. Le rendez-vous étant pris et accepté, Campos s’éloigna pour aller recruter ses témoins, et nous nous dirigeâmes vers l’endroit désigné. Je marchais en arrière avec Calros, taciturne et sombre.

— Quoi qu’il arrive, me dit-il à voix basse, que je meurs ou que je reste vivant, vous n’aurez pas de message à remplir, elle ne doit plus entendre parler de moi.

Après un quart d’heure de marche environ dans une direction opposée au lit de la rivière, nous arrivâmes sur les bords d’un de ces bassins marécageux si communs dans certaines parties du Mexique. D’un côté s’étendait une ceinture d’arbres ; de l’autre s’élevaient, comme une falaise, de hautes dunes d’un sable fin et mouvant, qui d’un jour à l’autre devaient combler, en s’éboulant, la lagune qu’elles bordaient. C’est là que nous attendîmes la venue de Campos et de ses témoins. Calros arpentait le terrain en proie à une impatience fiévreuse, car il n’était pas de ces amants langoureux prêts à se laisser arracher la vie pour échapper au supplice d’une amère déception. Il était d’une caste féroce dont les joies comme les douleurs veulent être excitées ou adoucies par le sang. Un bruit de pas et de voix ne tarda pas à annoncer l’approche de celui qu’on attendait. Les préparatifs du combat ne furent pas longs. Le terrain mesuré, le soleil partagé, les deux adversaires furent mis face à face. J’entendis le signal, j’entendis, le cœur serré, le choc des deux fers ; j’avais détourné la tête, mais, à un cri de rage qui fut poussé, un mouvement irrésistible ramena mes regards vers les combattants. Un homme venait de s’élancer sur le sommet des dunes : il brandissait un tronçon de sabre, et le sang ruisselait de son flanc sur le sable : c’était Campos. Sa fuite avait été si rapide, que son adversaire était encore immobile à sa place. Un des témoins s’approcha pour prêter à Campos une arme en remplacement de celle qui s’était brisée dans sa main ; mais il vint trop tard. Épuisé par l’effort qu’il venait de faire, Campos chancela, puis s’affaissa sur le sable. Un moment il voulut se retenir sur la pente du talus, mais le terrain mobile s’éboula sous ses mains crispées, et le malheureux, après quelques instants d’une lutte horrible, alla s’engloutir dans le marais, au milieu d’une avalanche de sable.

Il ne restait plus qu’à protéger la fuite de Calros ; nous quittâmes en toute hâte le théâtre du duel, et nous eûmes le temps d’arriver au canot avant que l’alcade du village eût lancé aucun alguazil sur nos traces. Aidée par la rapidité du courant, l’embarcation glissa comme une flèche au milieu des rochers, tandis que les bois et les collines de la rive semblaient fuir derrière nous. Au bout de deux heures, nous avions gagné l’embouchure de la rivière, et nous descendions sous les saules qui ombrageaient la maison du pilote. Sa compagnie nous était désormais inutile ; nous prîmes congé de lui. Avant de nous laisser partir, il essaya de décider Calros à rester avec lui.

– Je cherchais, lui dit-il, un homme brave et décidé pour faire de lui un autre moi-même. Je l’ai trouvé en vous. Le bord de la mer est préférable aux bois, c’est pour enrichir ceux qui l’habitent, que le vent du nord souffle trois mois de l’année. Restez avec moi : dans un an vous serez riche.

Mais un abattement complet avait remplacé l’ardeur fiévreuse de Calros, un ressort paraissait s’être brisé dans son âme ; il secoua mélancoliquement la tête en signe de refus.

— Eh bien ! j’en suis fâché, dit le pilote, et je regretterai toujours un compagnon qui manie l’aviron aussi bien que le sabre. À nous deux, nous aurions pu faire quelque coup d’éclat dans mon métier. Adieu donc, et que chacun de nous suive son destin !

Nous nous séparâmes, et j’accompagnai Calros à la cabane où il avait laissé son cheval. Pendant notre absence, les bûcherons avaient retrouvé le mien à peu de distance dans les bois.

— C’est ici que nous allons nous séparer, me dit Calros, vous allez revoir bientôt votre pays, et moi…

Il n’acheva pas ; je complétai sa pensée, et j’y répondis en l’engageant à retourner à Manantial. N’y avait-il donc aucun motif de consolation pour lui dans les épisodes du naïf roman qui s’était déroulé devant moi depuis la fleur de suchil tombée de la chevelure de Sacramenta, la veille du fandango, jusqu’au nœud de rubans si vaillamment conquis le lendemain ! J’oubliai que la passion a des intuitions auxquelles les meilleurs raisonnements sont de faibles réponses, et j’essayai, mais en vain, de prouver à Calros que son désespoir était au moins prématuré.

— Les paroles du pilote, me dit-il, n’ont été que l’écho d’une voix qui me criait sans cesse : Sacramenta ne t’a jamais aimé.

— Mais, repris-je, si vous voulez dire un adieu éternel à votre mère et au village qu’habite Sacramenta, pourquoi avez-vous refusé l’offre du pilote ? Votre vie retrouverait ainsi ce qui lui manque maintenant, un but arrêté.

— Peu m’importe : le Jarocho est né pour vivre libre et seul. Une cabane de bambous, des bois et une rivière, une carabine ou des filets, voilà tout ce qu’il me faut, voilà ce que je trouverai partout. Adieu, seigneur cavalier ; ne dites à personne que vous m’avez vu pleurer comme une femme.

Et, ramenant son chapeau sur ses yeux, Calros donna de l’éperon à son cheval. Ce ne fut pas sans une vive sympathie que je suivis quelques instants du regard cet homme dont l’exaltation passionnée, l’humeur aventureuse, m’avaient révélé le caractère du Jarocho sous un de ses aspects les plus séduisants. J’avais à regagner Vera-Cruz à pied, cette fois, car mon cheval n’avait conservé de son harnachement qu’une longe qui me servait à le tirer après moi. Au bout de quelques instants de marche, accablé de chaleur et de soif, je m’arrêtai dans une cabane, et l’hôte voulut bien accepter la pauvre bête en paiement de la modeste collation qui m’avait été servie.

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Deux jours après, je faisais voile à bord du Congress vers les États-Unis. J’allais retrouver la vie calme et régulière, qui, sur me terre de liberté a aussi sa grandeur, mais pourquoi le taire ? Je ne disais pas adieu sans regret à cette vie aventureuse, exceptionnelle, que, comme tant d’autres Européens établis au Mexique, j’aurais pu rendre moins agitée, moins pleine de hasards et dont j’avais voulu pénétrer toutes les bizarreries, tous les mystères. La société mexicaine m’avait séduit ; elle avait eu pour moi tout l’attrait d’un roman dont j’avais tenu à n’ignorer aucune scène. On comprend qu’il soit difficile de se séparer sans mélancolie d’un monde où la réalité garde encore dans sa tristesse même un charme si poétique. Quand d’ailleurs ce monde s’en va, on éprouve une pieuse satisfaction à en rassembler les traits principaux, à en recueillir les vestiges qui s’effacent. C’est ce sentiment qui m’avait soutenu dans mes longues courses à travers le Mexique, et qui se réveille encore au moment où je remonte en pensée vers ces jours de voyage, qui ont été pour moi des jours de jeunesse et d’enthousiasme.

FIN.