Les aventures d'un Français au pays des caciques (G. Ferry)/VI
CHAPITRE VI
UNE TRAGÉDIE D’AMOUR.
Déjà le village était à une lieue derrière nous. La route que nous suivions était plutôt un ravin qu’un chemin fait de main d’homme. Nous ne tardâmes pas à entrer dans une forêt de sapins qui s’étendait sur une chaîne de collines escarpées. L’obscurité, épaissie autour de nous par les cimes entrelacées des arbres, était si profonde, que nos chevaux ne pouvaient littéralement avancer qu’à la lueur des éclairs. Dans les intervalles qui séparaient les explosions de la foudre, ils s’arrêtaient immobiles et frémissants. Bientôt l’orage redoubla ; les troncs des sapins craquèrent sous l’effort du vent ; les cavités de la montagne se renvoyaient les éclats du tonnerre en effrayants échos. Puis les éclairs devinrent plus rares, et enfin ces clartés intermittentes, qui jusqu’alors nous avaient permis d’avancer insensiblement, nous furent tout-à-fait refusées. Un dernier coup de tonnerre assourdissant fut suivi d’une pluie torrentielle. Il nous était devenu impossible à la fois de marcher en avant ou de rebrousser chemin. Forcés de demeurer immobiles comme des statues équestres, nous dûmes nous héler pour connaître nos positions respectives. Je m’aperçus alors que j’étais fort près de fray Serapio. Quand à nos trois compagnons, leurs voix nous arrivèrent à peine comme un écho lointain au milieu des sifflements de la rafale. Nous nous trouvions dispersés sans espoir de nous rejoindre peut-être de toute la nuit, et forcés d’accepter, chacun à l’endroit où les ténèbres nous clouaient, la menaçante hospitalité de la forêt.
— Puisque nous voilà condamnés à rester immobiles comme la statue de Charles IV à Mexico, dis-je au franciscain, ne serait-ce pas le moment de me raconter l’histoire de votre ami fray Epigmenio ?
— De fray Epigmenio s’écria le moine. Ce n’est pas une histoire à conter par un temps et dans un lieu semblables. Quand j’entends les arbres gémir comme des âmes en peine, quand j’entends les torrents rugir comme des bêtes féroces, alors, je rougis de l’avouer, j’ai peur.
Un long silence suivit ce court échange de mots.
— Où sommes-nous ? demandai-je enfin à fray Serapio.
Nous devons être à une demi-lieue du Desierto. si toutefois nous avons su rester dans le bon chemin. Je crains malheureusement que nous ne soyons engagés dans un ravin d’où il serait presque impossible de sortir au milieu de ces ténèbres. Or, dans quelques heures, si la pluie continue, ce ravin ne sera plus un chemin ; ce sera un torrent qui nous emportera comme des feuilles mortes, et alors Dieu veuille avoir nos âmes !
J’avais vu trop souvent dans les campagnes américaines des torrents grossis par les pluies d’orage déraciner des arbres séculaires et entraîner des rochers, pour douter un moment de l’imminence du danger signalé par fray Serapio. À ses sinistres paroles, je ne trouvai qu’une seule réponse à faire, il faut allumer du feu à tout prix. Malheureusement le moine avait laissé son briquet à l’étudiant. Je ne me décourageai point encore, et ne voulant négliger aucun moyen de sortir de ce mauvais pas, je descendis de cheval, je pris dans une de mes mains la longe attachée au cou de l’animal ; de l’autre, j’essayai de me guider en me tenant aux rochers. Je ne tardai pas à me trouver arrêté par un talus escarpé. J’avançai d’un autre côté ; toujours un mur à pic. Forcé enfin de m’arrêter après avoir déroulé la longe dans toute sa longueur, je revins pas à pas près de mon cheval en rassemblant de nouveau la longe dans ma main, et je me remis en selle.
– Ce ravin est une vraie prison, dis-je à fray Serapio.
— Ce n’est pas le torrent seul que je redoute, reprit le moine. Si même nous échappons à l’eau nous pouvons encore périr par le feu sous ces grands arbres qui attirent la foudre.
— Ne pourrions-nous pas laisser là nos chevaux, et tâcher de gagner à pied un endroit moins périlleux ?
— Nous courrions risque de rouler dans quelque fondrière. À la manière dont le vent frappe mon visage, je reconnais que le ravin doit s’étendre encore bien loin d’ici. Restons donc à notre place, et confions-nous à la divine Providence.
J’étais à bout d’expédients, et je ne trouvai aucun argument à opposer à ces derniers mots, que le moine prononça d’un ton fort lamentable. Quelques instants se passèrent. L’ouragan toutefois avait son harmonie, et je m’oubliais à l’écouter. Dans les profondeurs de la forêt gémissaient mille voix éplorées ; les torrents hurlaient en bondissant de roche en roche ; les sapins craquaient comme les mâts d’un vaisseau battu par la tourmente, et sur nos têtes le vent rendait d’étranges sons en sifflant dans les feuillages. Le bruit de l’eau qui coulait sous les pieds de nos chevaux augmentait avec une force croissante. Dans les rares moments où le sifflement de la tempête s’apaisait un peu, nous entendions les voix de nos compagnons, qui, soit par ignorance du danger soit pour s’étourdir, avaient pris le parti de chanter à tue-tête.
— Ne trouvez-vous pas, dis-je au moine, que cette gaieté a quelque chose d’irritant ? J’ai bien envie, en les avertissant du péril que nous courons tous, de faire changer leur chanson à boire en un De profundis.
– À quoi bon ? dit mélancoliquement le franciscain. Ne vaut-il pas mieux qu’ils ignorent le danger et que la mort les surprenne dans leur joyeuse insouciance ? En ce moment où les esprits des ténèbres semblent planer au-dessus de nous, la voix humaine a je ne sais quelle harmonie consolante. Tenez, j’avais refusé tantôt de vous raconter l’histoire de fray Epigmenio, réflexion faite, j’aime encore mieux entendre le son de ma propre voix que le sifflement du vent dans les sapins. Et puis j’y songe : c’est dans le couvent du Desierto, voisin de cette forêt, que s’est passée, précisément à l’époque de l’année où nous sommes, la partie la plus intéressante de la vie du révérend.
— Il est certain, dis-je, que cette circonstance devrait ajouter un intérêt particulier à votre récit ; mais en ce moment je me sens fort peu disposé à l’entendre. Cependant, s’il peut vous être agréable de raconter cette histoire, je…
« Fray Epigmenio, reprit le franciscain en m’interrompant, n’a jamais été, même dans sa jeunesse, qu’un assez triste compagnon. C’est vous dire qu’il ne me ressemblait en rien. Loin d’avoir voulu, comme moi, se faire soldat avant d’endosser le froc, il était entré bien jeune encore en qualité de novice au couvent des frères carmélites, surnommé le Désert. Au temps dont je parle, c’est-à-dire il y a cinquante ans, le Désert n’était pas abandonné comme aujourd’hui. C’était une retraite habitée par plusieurs religieux qui voulaient, en s’éloignant des villes, apporter dans la pratique de la règle un raffinement d’austérité. Vous devinez quelle influence cette solitude sauvage pouvait exercer sur un cerveau malade. Moi-même je ne répondrais pas de ma raison si je devais passer ma vie en pareil lieu. Les supérieurs du jeune novice s’alarmèrent bientôt de l’exaltation farouche qui avait pris chez lui la place d’une solide piété. Ils représentèrent à Epigmenio que le démon, jaloux de ses mérites, lui tendrait quelque piége où il succomberait. L’avertissement était sage ; Epigmenio n’écouta rien. Bien plus, il s’isola presque entièrement de ses frères, et s’enferma plus obstinément que jamais dans sa cellule, espèce de sombre cachot dont les fenêtres s’ouvraient sur le bois qui entoure le couvent. C’était la plus triste cellule de ce cloître, et fray Epigmenio l’avait choisie de préférence à celles dont les croisées donnaient sur le jardin. La vue des fleurs semblait à ce rigide cénobite une distraction trop mondaine. Des flots de verdure noire constamment agités par le vent et encadrés dans un amphithéâtre de rochers aux formes fantastiques, voilà le paysage sur lequel Epigmenio avait presque sans cesse les yeux fixés. Je vous l’ai dit, la tête la plus saine n’aurait pu résister longtemps à ces influences combinées de la solitude et de la prière. Le moine avoua plus tard que des visions étranges passaient devant ses yeux pendant ces longues journées de contemplation et de silence. Des voix mystérieuses frappaient ses oreilles, et ce n’était pas toujours les concerts des anges qu’il entendait : les murmures de la forêt se transformaient en soupirs voluptueux, en voix féminines, qui montaient jusqu’à lui avec l’âcre senteur des sapins ; souvent même des figures tentatrices lui apparaissaient sous les feuillages éclairés par la lune… »
À ce moment, le franciscain s’interrompit brusquement, et, se tournant vers moi : — M’écoutez-vous ? me dit-il.
— J’avoue, répondis-je, que j’écoute plus attentivement encore l’eau dont le bruit augmente singulièrement sous nos pieds, et je trouve que nous sommes fort à plaindre de n’avoir pas ici un de ces beaux clairs de lune dont vous parlez.
« Fray Epigmenio, reprit Serapio, sans faire attention à ma remarque, se crut un saint, puisque des tentations pareilles venaient l’assaillir ; il crut pouvoir lutter contre le démon, comme les ermites des anciennes légendes. Un jour, à l’heure où le soleil allait se coucher, il ne se contenta pas d’attendre le tentateur dans sa cellule, il voulut le braver dans cette forêt même, peuplée de si étranges fantômes. Il y avait déjà quelque temps qu’il errait sous la voûte épaisse des sapins, lorsque des sanglots étouffés retentirent non loin de lui. Il s’arrêta pour prêter l’oreille, puis s’avança du côté d’où ces gémissements semblaient venir. Pendant longtemps ses recherches furent inutiles ; enfin il arriva, de détour en détour, à un carrefour du bois au milieu duquel gisait, sur le gazon, un homme qui l’invita de la main à s’approcher de lui. Fray Epigmenio hésita un moment. L’inconnu était un homme de haute taille, vêtu d’un riche costume de velours noir ; une pâleur mortelle était répandue sur sa physionomie, et il serrait contre sa poitrine un mouchoir ensanglanté. Enfin, après s’être signé dévotement, Fray Epigmenio se décida à s’approcher du blessé. « Au nom de Dieu, lui demande-t-il, de quelle mauvaise rencontre êtes-vous victime ? » Le saint nom de Dieu parut causer à l’étranger une émotion pénible ; d’une voix éteinte il apprit à Epigmenio qu’il voyageait avec sa fille, et que des voleurs venaient de le dévaliser après l’avoir frappé d’un coup de poignard. Il ajouta qu’il n’invoquait pas de secours pour lui, mais pour la faible créature qui était à ses côtés, et en même temps, écartant les branches d’un buisson près duquel il était couché, il montra à Fray Epigmenio une jeune fille étendue sans connaissance sur l’herbe à quelques pas de lui. Les rayons de la lune tombaient en plein sur son beau visage et sur sa robe blanche. Vous comprenez quel dut être le trouble d’Epigmenio à la vue de cette jeune fille, qui lui rappelait les plus adorables visions de ses nuits. Il se remit pourtant après un court silence, et représenta à l’étranger que le couvent du Desierto était encore éloigné ; que, fût-il même plus près, une femme ne saurait y recevoir l’hospitalité. L’inconnu se plaignit alors de ne pouvoir même continuer sa route, car il n’avait plus son cheval, qui s’était échappé au moment de l’attaque des voleurs. Rassemblant toutes ses forces, il déclara que sa blessure le faisait moins souffrir et qu’il allait profiter de ce soulagement passager pour se mettre à la recherche de l’animal. Le moine, de son côté, s’éloigna en promettant, s’il trouvait le cheval échappé, de le ramener au lieu où ils laissaient tous deux la jeune file évanouie. Que vous dirai-je ? Fray Epigmenio chercha longtemps et inutilement. Dans tous les endroits que la lune éclairait, une bizarre hallucination lui montrait la robe blanche de la jeune fille qu’il venait de quitter. Bientôt, soit qu’il eût perdu sa route, soit qu’une puissance l’entraînât, le moine se retrouva près de l’endroit où reposait la compagne, toujours évanouie, de l’étranger. Seulement, celui-ci n’était plus là. Une tentation terrible menaçait la vertu du révérend. Il y avait là, devant lui, une femme jeune et belle, dont la chevelure noire flottait déroulée sur de blanches épaules. Jamais la lune n’avait eu de plus magiques reflets, jamais les bois n’avaient exhalé une senteur plus enivrante. Fray Epigmenio, épouvanté, appela l’étranger de toutes ses forces mais l’écho seul lui répondit. »
Un éclair éblouissant vint interrompre, à cet endroit, le récit du moine, et nous annoncer que l’orage redoublait. Cette nouvelle interruption devait se prolonger bien au-delà de nos prévisions. Une eau fangeuse gagnait déjà nos étriers. Nos chevaux, immobiles depuis longtemps, venaient enfin de se retourner pour présenter leurs poitrails au fil de l’eau, dont l’impétuosité croissait de minute en minute avec de sourds grondements. Autour de nous, dans l’épaisseur du bois, le fracas des torrents se mêlait de plus en plus terrible à la sauvage harmonie des vents, qui soufflaient de tous les points de l’horizon.
— L’eau monte ! s’écria fray Serapio, et nos chevaux seront bientôt sans force contre elle.
Presque au même instant, une eau glacée vint mouiller nos pieds et nous arracher un cri de saisissement. Nos chevaux firent une brusque conversion, et, soit guidés par leur instinct, soit emportés par la force du courant, ils commencèrent à descendre la pente du ravin. Un autre cri de détresse, que le vent nous apporta, nous apprit que le torrent entraînait aussi nos compagnons d’infortune. Un second éclair vint illuminer la forêt et fut suivi d’un éclat de tonnerre qui vibra longtemps dans l’espace. Une odeur sulfureuse se répandit dans l’air ; presque aussitôt, à notre inexprimable satisfaction, un sapin frappé à quelques pas de nous par la foudre s’enflamma rapidement et ne tarda pas à jeter autour de lui une large zone de lumière.
— Nous sommes sauvés ! cria fray Serapio j’aperçois près d’ici un talus moins escarpé que nos chevaux pourront gravir.
Déjà nos compagnons avaient en effet franchi les bords du torrent ; ils nous invitaient, du geste et de la voix, à les imiter. Mon cheval raidissant alors ses jarrets par un effort désespéré, atteignit à son tour le sommet du talus. Je fus suivi de près par fray Serapio, qui, deux fois repoussé par cette berge glissante, était revenu à l’assaut une troisième fois et s’était comporté, dans cette occasion difficile, en véritable cavalier mexicain. Nous n’étions pas cependant à l’abri de nouveaux dangers. Un moment avait suffi pour nous tirer d’une situation désespérée, mais il fallait se hâter de chercher un abri ; il ne pouvait plus être question de pousser jusqu’à l’hacienda. Le ciel, qui s’était éclairci, nous montra une route battue qui longeait le ravin. Cette route devait nous mener aux ruines du Desierto, au couvent même où fray Epigmenio avait prononcé ses vœux. Nous nous élançâmes dans le sentier battu, certains, cette fois, de ne plus nous égarer, et, quelques minutes après avoir échappé au danger d’une submersion imminente, notre petite troupe s’arrêta, avec une satisfaction profonde, devant les murs ruinés de l’antique monastère.
Après avoir attaché nos chevaux dans la cour extérieure du couvent, nous choisîmes, à l’entrée du bâtiment, la cellule qui nous offrait l’abri le plus commode, les premiers moments de halte furent consacrés à un échange de réflexions moitié bouffonnes et moitié sérieuses sur le danger auquel nous venions d’échapper. Don Romulo avoua qu’il avait pris part à dix-sept conspirations, qu’il avait été banni, avec des circonstances aggravantes, de trois républiques, le Pérou, l’Équateur et la Colombie, mais que les moments qu’il venait de passer devaient être comptés parmi les plus pénibles de sa vie, si pleine d’émotions. Quant au moine, à l’étudiant et à l’officier, ils confessèrent de bonne grâce que si, à l’approche du danger, l’insouciance s’était montrée dans leurs discours, elle était loin de régner dans leur âme. Ces premières confidences échangées, nos yeux se portèrent plus tranquillement sur l’édifice en ruines où le hasard nous avait forcés de chercher un asile.
Situé au milieu d’un paysage qui rappelle celui de la Grande-Chartreuse de Grenoble, le couvent du Desierto était encore, à l’extérieur, assez bien conservé. Ses coupoles et ses clochers dominaient comme autrefois les massifs de sapins qui l’entouraient ; quoique près d’un demi-siècle se fut écoulé depuis que les moines l’avaient abandonné, le lierre n’avait pas encore voilé entièrement les baies des cellules désertes. La mousse verdâtre tapissant les murs attestait seule le défaut d’entretien et les ravages du temps. Il fallait franchir cette première enceinte encore debout et pénétrer dans l’intérieur du couvent, pour avoir le spectacle de la destruction et de la tristesse qui l’accompagne. Les coupoles dégradées laissaient pénétrer le jour sans obstacle par de larges ouvertures, les pilastres des cloîtres s’écroulaient, les degrés de pierres étaient descellés, des monceaux de ruines encombraient le chœur et la nef de l’église, un épais manteau de pariétaires couvrait ces débris. Les vapeurs qui s’amassent sur le sommet de la montagne où s’élevait le couvent tombaient en une pluie fine sur les dalles déchaussées et répandant partout une humidité glaciale. Au-dessus du maître-autel, à travers une des nombreuses fissures du dôme, ces vapeurs condensées s’échappaient et tombaient goutte à goutte avec la régularité d’une clepsydre, comme pour marquer la fuite des heures et rompre, par le léger bruit qu’elles faisaient en tombant sur le marbre, le lugubre silence qui règne dans cette morne solitude. Tel était le couvent du Desierto, vu à la clarté du jour et par un temps serein. Qu’on imagine maintenant l’aspect de cette retraite à l’heure où nous y avions cherché un refuge, lorsque l’orage, qui durait depuis le commencement de la nuit, se calmait à peine. Qu’on fasse pénétrer les pâles clartés de la lune sous ces arceaux déserts, qu’on fasse siffler dans la nef abandonnée, dans la cage vide de l’orgue, dans les cellules dépeuplées, les derniers rugissements de la tourmente ; on aura une idée du gîte qui nous était offert pour achever la nuit.
Nous grelottions tous sous nos habits trempés, et une de nos premières occupations fut de chercher les matériaux nécessaires pour allumer du feu. Nous nous partageâmes l’exploration du couvent. Je m’engageai seul dans une des parties les plus ruinées de l’édifice. Le souvenir du vieux moine de Saint-François m’était revenu à l’esprit, et je me plaisais a évoquer cette bizarre image en parcourant les galeries abandonnées. Autour de moi, les piliers du cloître allongeaient de grandes ombres sur le terrain blanchi par la lune. Tout était silencieux comme dans une nécropole. Les courtines de lierre frémissaient seules sous le vent. Du cloître, j’entrai dans un vaste corridor ; à travers de larges crevasses à la voûte, quelques rayons de la lune pénétraient furtivement. Dans le lointain, je crus remarquer sur les dalles quelques lueurs rougeâtres à côté de ces blanches clartés, j’entendis aussi un hennissement qui ne semblait pas venir de la cour où nous avions attaché nos chevaux. Au même instant, mes compagnons me rappelèrent, et je m’empressai de les rejoindre. Ils avaient réuni quelques fagots de menu bois : ce n’était pas néanmoins le résultat le plus intéressant de leurs recherches. L’officier don Blas affirmait qu’il avait aperçu au clair de lune un cheval qui n’était pas l’un des nôtres. L’étudiant prétendait avoir rencontré le spectre de l’un des moines enterrés dans le couvent. Un court silence accueillit ces bizarres récits. Don Romulo le rompit le premier.
Voilà décidément une société bien mêlée, le cheval de quelque bandit et le fantôme d’un moine, des spectres et des malfaiteurs !
Nous engageâmes fray Serapio à prononcer dans son formidable latin la classique formule d’exorcisme ; mais le moine nous répondit brusquement :
— Mon latin n’éloignerait pas le spectre dont il est question, il l’attirerait au contraire. Et Dieu veuille qu’il ne paraisse pas ! Sachez-le bien, il n’y a pas ici de revenant. Le fantôme qu’a vu le seigneur don Blas est une réalité. C’est mon supérieur, le révérend père Epigmenio, qu’un vœu de pénitence, prononcé à la suite d’une peccadille de jeunesse, ramène ici chaque année au retour de la semaine sainte. S’il m’aperçoit, comment justifier mon déguisement et ma folle excursion ?
La réponse du franciscain nous rassurait complétement, et son inquiétude n’excita en nous qu’une très-médiocre compassion. Voulant néanmoins éviter entre les deux moines une rencontre et peut-être un conflit désagréable, nous choisîmes pour y faire du feu une des cellules les plus retirées du couvent, et nous nous étendîmes autour du foyer sur nos manteaux humides. Bientôt l’étudiant, l’officier et le gentilhomme dormirent profondément ; le moine et moi, nous restions seul, éveillés. Fray Serapio, attentif au moindre bruit, tremblait sans cesse d’être surpris par son inflexible supérieur ; pour moi, j’étais sous l’impression de l’histoire, si malencontreusement interrompue, de fray Epigmenio. Voyant que le franciscain ne dormait pas, je le pressai d’achever son récit. Mon compagnon, qui ne pouvait fermer l’œil, fut heureux de trouver ce moyen d’occuper son insomnie, et il s’exécuta d’assez bonne grâce, après s’être mis sur son séant et s’être rapproché du feu.
– J’ai laissé, reprit-il, fray Epigmenio au moment où le hasard livrait à sa générosité une femme évanouie. Sa première pensée fut de prendre la fuite ; la seconde fut de rester, et il resta. Il cessa même d’appeler le chevalier blessé, dont il ne souhaitait plus le retour, et lorsque la jeune fille, sortant de sa léthargie, eut ouvert sur lui des yeux chargés de langueur, le révérend perdit la tête. Si à ce moment-là l’étranger se fût montré, le moine l’eût étranglé ; mais vous avez sans doute deviné que l’homme aux vêtements noirs n’était autre que le diable lui-même.
Pour toute réponse à cette assertion fort inattendue, je me contentai de secouer la tête. Fray Serapio, qui cachait sous ses prétentions de séducteur un grand fond de crédulité superstitieuse, crut sans doute que j’adhérais à sa pensée sur le caractère du mystérieux inconnu. Il continua :
– La tentation avait été trop bien conduite pour que fray Epigmenio ne sortit pas vaincu de sa lutte avec le mauvais esprit. Non-seulement le malheureux succomba, mais il fut même si complétement ensorcelé, qu’il trouva moyen de cacher pendant un mois entier, dans le couvent du Desertio, celle qui avait été l’instrument de sa chute. Pendant tout ce mois, sa conduite extérieurement n’avait pas changé ; il affectait même plus de sévérité dans son maintien et les remords qui le tourmentaient secrètement donnaient à ses traits une expression plus sombre. Le ciel et l’enfer se partageaient son âme. Écouta-t-il enfin la voix de l’orgueil plus que celle du repentir ? Le fait est que ses hésitations cessèrent un jour, et ce jour-là il avait pris une résolution inébranlable, terrible. Que voulez-vous ? Fray Épigmenio ne devait rien faire comme les autres. Il avoua publiquement sa faute, et livra au saint-office la femme dont le démon s’était, disait-il, servi contre lui. Il l’accusait de sortilége, de magie : il avait peut-être raison. Dès ce moment, on admira plus que jamais une vertu qui se relevait avec tant d’éclat. L’inquisition instruisit néanmoins le procès du moine comme celui de la séductrice, car le saint tribunal, dans son impartialité, voyait deux coupables où le public n’en voyait qu’un. Le moine attendit le jugement dans son cloître, la femme au fond d’un cachot. Quelques semaines d’une pénible attente se passèrent. Un soir, la cellule de fray Epigmenio fut le théâtre d’une scène où l’intervention du diable ne se révèle pas moins clairement que dans la rencontre de la forêt. Courbé sur son crucifix, le moine redemandait à Dieu le calme que son âme avait perdu. Tout à coup un bruit de pas le fait tressaillir. Un homme était devant lui, le contemplait avec des yeux ardents, et cet homme n’était autre que l’étranger qui s’était montré au reclus une première fois dans la forêt, un mois auparavant. Il était vêtu de même, et plus pâle encore que la nuit où le moine l’avait trouvé baigné dans son sang. Fray Epigmenio fit un pas en arrière, mais l’étranger ne bougea pas. La formule d’exorcisme, péniblement balbutiée, ne le fit pas reculer davantage. Alors le moine appela au secours ; mais il était trop tard. Quand on entra dans la cellule, l’étranger avait disparu ; Epigmenio, frappé d’un coup de poignard, était évanoui au pied de son prie-dieu, et, sur le mur, on pouvait voir l’empreinte des doigts du meurtrier, qui s’était sans doute échappé en appuyant au lambris sa main sanglante. Cette empreinte, le temps ne l’a pas effacée ; vous pourrez la voir encore.
— Je devine la fin de l’histoire, dis-je à fray Serapio : la femme fut condamnée comme sorcière, et le moine fut absous.
– La femme, reprit fray Serapio, avoua dans les tourments sa connivence avec le diable, connivence qu’elle fut condamnée à expier en acte public ; mais elle n’attendit pas le châtiment : les gardiens la trouvèrent un matin étranglée dans son cachot avec les tresses de ces beaux cheveux noirs qui avaient fait perdre la tête à fray Epigmenio. Quand à ce dernier, sa blessure était légère ; il se rétablit promptement. Condamné à cinq ans de travaux subalternes dans le couvent de Saint-François de Mexico, il s’y chargea du soin des jardins. Presque à la même époque, l’inquisition cessa d’exister, et le couvent du Desierto fut abandonné comme trop insalubre. Depuis longtemps, un pèlerinage que fray Epigmenio fait, chaque année à la même époque dans ce couvent ruiné, perpétue seul le souvenir de cet événement.
Fray Serapio se tut. J’étais accablé de sommeil ; il me semblait que lui aussi tombait de fatigue, et je crus devoir lui épargner mes réflexions sur le récit que je venais d’entendre. Déjà j’étais couché à côté de mes compagnons profondément endormis, quand le franciscain me secoua par le bras et m’invita précipitamment à le suivre. Je me levai et me plaçai avec lui à une fenêtre d’où la vue plongeait sur les cours intérieures du couvent que blanchissaient les premières clartés du jour. Le moine, dont la figure triste et sévère m’avait si souvent frappé dans mes promenades au jardin de Saint-François, traversait en ce moment une de ces enceintes. Nous remarquâmes que ses pas étaient plus chancelants, sa taille plus courbée que de coutume. Quand il se fut éloigné : — Suivez-moi, me dit fray Serapio, dans la cellule qui fut la sienne et qu’il vient de quitter. — Cette cellule où nous arrivâmes bientôt ne se distinguait en rien des autres. Les murs étaient complétement nus ; le vent sifflait à travers les plantes parasites qui croissaient entre les pierres disjointes. Une torche de sapin plantée dans un des interstices de la muraille achevait de brûler ; fray Serapio raviva la flamme près de s’éteindre, et, avec toute l’obstination d’un cicerone consciencieux, il prétendit me faire reconnaître sur la muraille la trace des cinq doigts de l’inconnu qui avait poignardé le moine dans sa prison. Je voulus bien, par condescendance, renoncer à voir l’effet de l’humidité dans les tâches noirâtres qui semblaient à mon compagnon l’empreinte exacte de la main de Satan. Je saisis cependant cette occasion pour faire remarquer à l’excellent fray Serapio que l’histoire de son malheureux confrère s’expliquait parfaitement sans l’intervention du diable. Probablement les supérieurs de fray Epigmenio, jaloux de sa vertu rigide, lui avaient tendu le piège assez grossier où il était tombé. On avait trouvé un compère adroit et une fille complaisante ; malheureusement le fanatisme brutal du moine avait tout gâté. L’inquisition, qu’on ne voulait pas mêler dans tout ceci, avait eu vent de l’affaire. La comédie avait alors tourné au drame. La vengeance du père qui s’était repenti d’avoir vendu sa fille, la fin malheureuse de cette dernière, la vie de fray Epigmenio désormais flétrie et désolée, telles avaient été les suites de cette honteuse intrigue tramée à l’ombre du cloître même où nous nous trouvions. Tel fut le commentaire que je soumis à fray Serapio ; mais celui-ci, par entêtement aussi bien que par crédulité, se garda bien d’admettre mon interprétation.
Le lendemain, nous arrivâmes à l’hacienda de l’ami de don Diego Mercado, où une cordiale réception nous fit oublier les fatigues et les agitations de la nuit précédente.
De retour à Mexico, je continuai mes visites au couvent de Saint-François, et, je l’avoue, je lus avec plus d’intérêt les récits conservés dans ses précieuses archives, car j’avais pu me convaincre que l’antique fanatisme espagnol, dont ces récits énuméraient les actes, vit encore profondément dans une partie de la population du Mexique. Entre le passé et le présent des cloîtres de cet étrange pays, il y a un lien étroit, que les mœurs légères de quelques moines, rencontrés en passant dans les rues de Mexico, ne m’avaient pas fait soupçonner. L’inquisition a disparu, mais en laissant dans le clergé une trace profonde, une tradition singulièrement vivace de démoralisation, d’ignorance superstitieuse et de fanatisme.
Chaque fois que je me rendais au couvent de Saint-François, je rencontrais fray Epigmenio, tantôt errant dans le cloître, tantôt rêvant sous la tonnelle du jardin. Un jour, cependant, je parcourus tout le couvent sans que le vieux moine se présentât sur mon passage. Au moment où je me retirais, fray Serapio vint au-devant de moi. La présence du franciscain dans son couvent était un de ces cas trop rares pour que je ne l’interrogeasse pas sur le motif de cette pieuse dérogation à ses habitudes.
— Hélas s’écria Serapio d’une voix dolente, ne m’en parlez pas… fray Epigmenio n’en fait jamais d’autres. Il vient de mourir. Une fièvre lente le minait depuis longtemps ; ce matin elle l’a achevé, et c’est moi qui dois veiller le corps du révérend père. Pouvait-on me jouer un tour plus affreux ?
— Je ne comprend pas, lui dis-je. Serait-ce par hasard au pauvre fray Epigmenio que vous en voudriez ?
– Et à qui donc, si ce n’est à lui ? Savez-vous ce que la veillée de cette nuit me fait perdre ? Un rendez-vous charmant, mon cher. – Et pour commentaire sur ces derniers mots, fray Serapio me lança un regard expressif qui complétait sa demi-confidence. Je ne me sentis pas la force de reprocher au moine son dévergondage dont il se vantait d’un ton si cavalier. En ce moment même, les premiers tintements du glas interrompirent notre entretien.
— Adieu, me dit fray Serapio, cette cloche m’appelle à mon poste, et je vous quitte.
Je lui serrai la main, et je ne pus m’empêcher en m’éloignant de songer au bizarre contraste que présentaient ces deux hommes, habitants du même couvent, soumis à la même règle, tous deux méconnaissant la sainteté de leur mission, l’un mariant le libertinage à une pieuse crédulité, l’un poussant la piété jusqu’au fanatisme en la faisant dégénérer en cruauté. Ce contraste, me disais-je, résumerait-il toute la vie du moine mexicain ?
Parmi les personnages qui ont figuré dans ce récit, un seul devait voir une vie paisible succéder à une jeunesse aventureuse : c’était l’étudiant don Diego Mercado, qui, appartenant à une riche famille du Mexico, avait toujours regardé l’avenir sans inquiétude. Quant à l’officier don Blas, il devait mourir ignoré dans une obscure rencontre avec des voleurs de grand chemin. La destinée de don Romulo a été à la fois la plus brillante et la plus agitée. Après avoir pris part à dix-sept conspirations et s’être vu banni de trois républiques, don Romulo, compromis dans une nouvelle intrigue politique, a quitté le Mexique comme il avait quitté le Pérou, la Colombie et l’Équateur. Rentré enfin dans ce dernier État, sa patrie, il y a été élevé à la présidence, et cette fois, en présence de son propre gouvernement, il a dû renoncer à ses principes subversifs. Nous ne savons cependant si sa conversion a été bien complète. Il est des agitateurs politiques que l’exercice même du pouvoir ne corrige pas, et qui préfèrent encore aux profits de l’intrigue les joies qu’elle leur procure, les ruines qu’elle entasse autour d’eux.