Les aventures d'un Français au pays des caciques (G. Ferry)/VII
CHAPITRE VII
LA CHINA.
Un mois s’était passé, et je me trouvais à Mexico, aux prises avec une affaire assez épineuse : il s’agissait du recouvrement fort problématique d’une créance assez considérable sur un débiteur dont on ne pouvait trouver la moindre trace. L’affaire demandait à être conduite énergiquement, et je m’étais adressé, en conséquence, à plusieurs hommes de loi connus pour n’intervenir jamais en vain dans ces cas difficiles. Tous avaient commencé par me promettre leur concours, mais, dès que j’avais nommé le débiteur introuvable (il s’appelait don Dionisio Peralta), tous s’étaient récriés et avaient opposé à mes justes réclamations les plus étranges faux-fuyants. Celui-ci ne se serait jamais pardonné de causer le moindre chagrin à un aussi galant homme que le seigneur Peralta ; celui-là lui était attaché par un compérage de vieille date ; le troisième faisait valoir avec attendrissement le souvenir d’une étroite liaison d’enfance. Un quatrième fut plus franc que tous les autres, et me laissa entrevoir qu’au fond de tous ces scrupules d’amitié il y avait la crainte de quelque estocade, procédé que le seigneur Peralta avait sans doute mis plus d’une fois en usage pour se débarrasser de créanciers trop pressants. — Je ne vois, ajouta-t-il, que le licencié don Tadeo Cristobal qui puisse se charger de votre affaire. Il a un cœur de roc et une main de fer. C’est l’homme qu’il vous faut. – Je courus aussitôt à la calle de los Batanes, où demeurait, m’avait-on dit, le licencié don Tadeo ; mais là m’attendait un nouveau mécompte. Don Tadeo venait de quitter son logement, et nul ne put ou ne voulut me dire où il avait élu domicile.
Découragé et abattu au terme d’une journée tout entière passée en courses inutiles, je me promenais assez tristement sous les Arcades des Marchands, donnant sur la grande place de Mexico. J’avais résolu, en désespoir de cause, de demander quelques renseignements sur don Tadeo aux nombreux écrivains publics dont les échoppes situées sous ces galeries sont autant de bureaux de renseignements toujours ouverts ; mais, arrivé sous les arcades, j’oubliai le motif qui m’avait amené dans cet espèce de bazar, rendez-vous quotidien des oisifs de Mexico, et mon attention fut entièrement distraite par le tableau animé qui se déroulait sous mes yeux. On s’étonnera moins de cette distraction, si l’on se figure le magique aspect de la Plaza Mayor de Mexico une heure avant le coucher du soleil. Les Arcades occupaient, en effet, presque un des côtés de cette place immense, que la cathédrale, l’Ayuntamiento et le palais du Président bornent sur les trois autres faces. Les plus belles rues de Mexico viennent y déboucher entre ces édifices c’est la rue de la Primera-Monterilla, toute bordée de boutiques élégantes ; c’est la rue des Orfèvres, presque exclusivement occupée par des joaillers ou des bijoutiers ; puis, en regard de ces rues, où le commerce européen déployait toute sa splendeur, le menu négoce mexicain semblait avoir choisi pour théâtre les sombres arcades des Marchands. À l’époque de mon séjour à Mexico, aucune innovation à la française n’était venue encore altérer la physionomie pittoresque de ces arcades, qui rappelaient assez fidèlement ce qu’étaient à Paris les piliers des Halles. De lourds arceaux appuyaient d’un côté sur de vastes magasins, de l’autre sur des pilastres au pied desquels se dressaient des boutiques abondamment pourvues de livres de piété, de rosaires, de dagues et d’éperons. À côté de ces boutiques, comme pour représenter la vente en détail à ses derniers degrés, des léperos en haillons trafiquaient en petits articles de verroterie, et, leur fond de commerce sur un doigt de la main, poursuivaient les chalands de leurs importunes sollicitations.
De temps à autre, des vendeuses de canards sauvages en ragoût accroupies dans l’ombre des arceaux, mêlaient au bourdonnement de la foule leur cri si connu : Aqui hay poto grande, mi alma ; señorito, venga sted[1], ou celui non moins populaire et plus bref : Tamales queretanos[2]. Les passants et les acheteurs n’étaient pas moins curieux à observer que les marchands. La couleur chatoyantes des robes et des châles, l’or des manteaux, les bariolages des sarapes, formaient, sous la douteuse lumière que laissaient pénétrer les pilastres, un pêle-mêle étincelant qui rappelait les plus folles mascarades vénitiennes. C’était le soir surtout que la foule qui se pressait sous les Arcades des Marchands offrait un brillant spectacle. Le soir, échoppes et boutiques se fermaient, et les Arcades des Marchands devenaient un club politique. Assis sur le seuil des portes soigneusement verrouillées, ou arpentant à grands pas cet espèce de cloître, officiers et bourgeois s’entretenaient des révolutions faites ou à faire, jusqu’à l’heure où les galeries presque désertes servaient d’asile à de plus doux mystères et n’entendaient plus résonner sous leurs voûtes silencieuses que le murmure étouffée de quelque entretien d’amour.
J’errais depuis quelque temps déjà sous les Arcades des Marchands, lorsque la vue d’une échoppe d’écrivain public vint me rappeler le but de ma promenade. Parmi les industriels des Arcades, les écrivains publics forment une corporation considérable. Il ne faut pas oublier qu’au Mexique l’instruction primaire est encore assez généralement négligée, et que les fonctions d’écrivain public, au milieu de cette population illettrée, n’ont rien perdu de leur primitive importance. La plume docile des évangélistes (c’est ainsi qu’on les appelle) est requise pour mille commissions plus ou moins délicates, et souvent assez équivoques, depuis la lettre d’amour la plus banale jusqu’au billet que le bravo écrit à sa future victime pour l’attirer dans quelques ténébreux guet-apens. L’évangéliste que j’avais remarqué parmi ses nombreux confrères était un homme de petite taille, au crâne presque chauve, à peine entouré de quelques cheveux grisonnants. Ce qui l’avait surtout désigné à mon attention, c’était l’expression de jovialité sardonique qui animait cette physionomie d’ailleurs insignifiante. J’allais me diriger vers cet homme pour lui demander des renseignements sur don Tadeo, lorsqu’un incident, qui se prolongea au-delà de mon attente, vint me contraindre inopinément à reprendre mon rôle d’observateur taciturne. Une jeune fille s’était approchée de l’échoppe de l’évangéliste. De longs cheveux ondés tressés en nattes qui s’échappaient de son voile entr’ouvert, son teint légèrement basané, ses brunes épaules que sa chemise de toile fine, bordée de dentelles, laissait presque nues, sa taille svelte, que n’avait déformée aucun corset, et surtout les trois jupons de couleur tranchées qui tombaient à plis droits sur ses hanches onduleuses, tout décelait dans la jeune cliente de l’évangéliste le type le plus pur de la china[3].
— Tio Luquillas ! dit la jeune fille.
— Qu’y a-t-il ! répondit l’évangéliste.
– J’ai besoin de vous.
— Je m’en doute bien, puisque vous m’appelez, reprit Tio Luquillas, et croyant avoir deviné l’objet du message qu’on allait lui dicter, il déplia avec complaisance une feuille de papier vélin couleur de rose glacé et enjolivé de cupidons gaufrés mais la jeune fille fit de sa petite main brune et mignonne un geste d’impatience.
— Que voulez-vous, dit-elle, qu’un homme qui va mourir fasse de votre papier rose ?
— Ah ! diable dit l’écrivain sans s’émouvoir, tandis que la jeune fille passait une de ses longues nattes sur ses beaux yeux mouillés de larmes. — Ainsi, ce sont des adieux ?
Un sanglot fut la seule réponse de la grisette ; puis, se penchant vers l’oreille du vieux scribe, elle s’efforça de lui dicter une courte lettre, non sans faire de fréquentes pauses pour reprendre haleine et donner carrière à ses larmes. Jamais le contraste de la vieillesse impassible et de la jeunesse passionnée ne m’avait paru plus émouvant. Je n’étais pas le seul à le remarquer et aucun des promeneurs qui venaient à passer devant l’échoppe de Tio Luquillas ne manquait de jeter sur la jeune fille un regard de commisération et de curiosité. L’évangéliste venait de plier la lettre, à laquelle l’adresse seule manquait, lorsqu’un passant, plus hardi ou plus curieux que les autres, vint se jeter brusquement au travers de l’entretien. La physionomie de ce nouveau venu ne m’était pas inconnue, et je me souvins que, placé à côté de moi au cirque des taureaux, il m’avait, quelques jours auparavant, en véritable amateur, commenté de la façon la plus attrayante un spectacle que j’aimais passionnément. Le moment étant peu favorable pour questionner à mon tour l’évangéliste, je ne crus pas devoir me rapprocher du groupe, et je restai à quelques pas de la boutique, attendant avec patience le moment où le nouveau visiteur de Tio Luquillas se serait éloigné. Cet homme qu’une heure ou deux de causerie m’avaient seules fait connaître, m’inspirait une sorte d’intérêt. Il était âgé de quarante ans environ. Ses traits ne manquaient pas de noblesse, malgré l’expression de sombre ironie qui venait souvent en altérer la régularité. À défaut du souvenir de notre première rencontre, l’étrangeté de son costume eût suffi pour me le faire remarquer. L’amateur de taureaux portait un ample manteau bleu doublé de rouge, et il avait pour coiffure un vaste chapeau de vigogne fauve bordé de larges galons d’or.
– Pour qui est cette lettre, mon enfant ? demanda-t-il à la grisette avec un certain air d’autorité.
La jeune fille désigna de la main la prison du palais présidentiel, et murmura un nom que je n’entendis pas.
– Ah c’est pour Pepito ? répliqua l’inconnu à haute voix.
– Hélas ! oui, et je ne sais comment la lui faire parvenir, répondit la jeune fille.
— Eh bien ne soyez pas en peine. Voici une occasion que le ciel vous envoie.
En ce moment, la foule évacuait les galeries pour se porter tumultueusement sur la Plaza Mayor. Quel était le motif de cette brusque alerte ? Un fait trop commun à Mexico, un assassinat qui venait d’être commis sur la voie publique. On avait saisi le meurtrier, relevé la victime, et le funèbre cortége s’acheminait vers la prison la plus voisine. Cette prison était précisément celle où était renfermé l’amant de la jeune fille, et je compris sans trop de peine le sens des paroles d’espoir qui venaient d’être adressées à la china.
Le cortége qui défilait en ce moment sur la place avait dans son aspect demi-comique, demi-lugubre, une originalité toute locale. Un portefaix marchait en tête, portant sur ses épaules, à l’aide d’une courroie retenue par le front (comme c’est l’habitude des portefaix mexicains), une chaise sur laquelle était attaché un homme ou plutôt un cadavre, enveloppé d’une couverture ensanglantée. L’assassin, placé entre quatre soldats, suivait immédiatement sa victime. Des curieux désœuvrés et quelques amis du mort, grimaçant la douleur tant bien que mal, fermaient la marche. De tous ces hommes plus ou moins émus ou affairés, le plus tranquille, sans contredit, était le meurtrier, qui fumait sa cigarette au milieu des soldats avec une merveilleuse nonchalance, adressant de temps à autre à sa victime des reproches que celui-ci, à sa grande surprise, laissait sans réponse. — Allons, voyons, disait-il, pas de mauvaises plaisanteries, Panchito, tu sais bien que je n’ai pas les moyens de payer une pension à ta femme. Tu a beau faire le mort, je ne suis pas ta dupe. — Mais Panchito était bien mort, quoi qu’en dît l’assassin, et je me sentis frissonner, je l’avoue, quand passa tout près de moi ce hideux cadavre dont les yeux gardaient sous les rayons ardents du soleil une effrayante fixité. L’amateur de taureaux était sans doute plus accoutumé que moi à de pareils spectacles, car il alla droit au cortège, l’arrêta, et montrant au meurtrier la lettre de la jeune fille :
— Écoute, lui dit-il, tu n’est pas sans connaître l’illustre Pepito Rechifla ?
– Celui qui doit être étranglé demain ? Parbleu, c’est mon compère.
— Eh bien ! comme tu n’as pas la chance d’être exécuté avant lui, tu vas le voir tout à l’heure à la prison. Tu lui remettras cette lettre de ma part.
— Ah ! seigneur cavalier, — interrompit en ce moment la jeune Mexicaine, qui, la figure baignée de larmes et le sein palpitant, venait de se jeter aux pieds du meurtrier et de saisir à la manière antique un pan de son manteau, — par le sang du Christ et les mérites de la Vierge aux sept douleurs, n’oubliez pas de lui remettre ces adieux. Je suis si malheureuse de ne pouvoir arriver jusqu’à lui !
– Oui, Linda mia, oui, reprit le meurtrier en portant la main à ses yeux et en s’efforçant de donner à sa voix un accent pathétique, j’ai un cœur sensible aussi, et, sans ce damné Panchito qui me contrarie toujours, je ne serais pas ici, je vous le jure ; mais enfin ayez l’âme en repos, preciosità de mi alma !…
Une pièce de monnaie que l’amateur de taureaux jeta au prisonnier coupa court à cette éloquente tirade, et les soldats s’empressèrent de reprendre leur marche vers la prison. Le cortége se perdit bientôt à l’angle de l’Ayuntamiento, tandis que quelques femmes, avec la sensibilité délicate qui est propre aux Mexicaines, entouraient la jeune fille, mais sans pouvoir la décider à s’éloigner. Bientôt, résistant à toutes les instances, je la vis marcher vers la prison, s’asseoir au pied de la sombre muraille, et là rester immobile, le visage voilé de son reboso. L’amateur de taureaux s’était perdu dans la foule, et le moment était venu enfin de consulter l’évangéliste ; je frappai légèrement sur l’épaule du vieillard.
— Pouvez-vous, lui dis-je, m’apprendre où demeure le licencié don Tadeo Cristobal ?
— Don Tadeo Cristobal, dites-vous ? mais il était ici à l’instant même.
— Ici ! don Tadeo !
— N’avez-vous pas vu avec quelle obligeance il s’est chargé de faire parvenir au bandit Pepito Rechifla le message que m’avait dicté une des plus jolies chinas de Mexico ?
— Quoi l’homme au sombrero et au manteau rouge serait don Tadeo le licencié ?
– Lui-même.
— Et où le retrouverai-je maintenant ?
– Je ne sais trop, car à vrai dire il n’a pas de domicile : il demeure un peu partout. Si cependant vous avez à lui parler d’affaire urgente, allez ce soir même, entre neuf heures et minuit, à l’impasse de l’Arcade, vous êtes sûr de le rencontrer dans la dernière maison à droite en venant de la place.
Je remerciai l’écrivain, et, après avoir laissé quelques réaux pour témoignage de ma reconnaissance, je me dirigeai vers l’impasse. Bien qu’il ne fût encore que sept heures du soir à peine, je tenais à reconnaître, avant la nuit, la maison où je comptais me rendre deux heures plus tard. L’expérience m’avait démontré que de semblables précautions ne sont pas inutiles à Mexico, et l’impasse de l’Arcade m’avait été signalée depuis longtemps comme un des lieux les plus sinistres de la capitale du Mexique.
L’aspect de cette impasse ne justifiait que trop, ainsi que je pus m’en convaincre, la réputation qu’on lui avait faite. Le pâté de maisons dont faisaient partie les Arcades des Marchands, et qui était connu sous le nom d’Impedradillo, ne formait pas une masse compacte. En face, du côté de la cathédrale qui regarde le sud-ouest, s’ouvrait et s’enfonçait dans l’Impedradillo une étroite ruelle : c’était l’impasse. On eut dit une de ces cavernes que creuse parfois l’océan dans le flanc des falaises. Quand, encore aveuglé par les rayons pressés du soleil dont la place est inondée, et qui se brisent en gerbes éblouissantes contre les murs blancs des maisons ou le granit des trottoirs, on pénétrait dans cette ruelle tortueuse et obscure, l’œil, d’abord ébloui, ne distinguait qu’au bout de quelques instants une autre rue qui coupait celle-ci à angle droit et formait avec elle un sombre carrefour. Là, comme dans les cavernes des bords de la mer, on n’entendait plus aucun bruit du dehors, si ce n’est un bourdonnement sourd et triste ressemblant aussi bien à la plainte des vagues agitées qu’au tumulte d’une cité populeuse. Quelques boutiques de cordiers, des portes massives hermétiquement fermées, çà et là quelques obscurs couloirs entr’ouverts, rappelaient seuls qu’on est dans une ville et au milieu de maisons habitées. Les murs suintaient, une humidité perpétuelle régnait partout, et ce n’était guère qu’à midi, à l’époque du solstice d’été, qu’un furtif rayon de soleil tombait d’aplomb du ciel embrasé dans ce lugubre séjour. Alors un peu de vie nouvelle y renaissait jusqu’au moment où, le soleil regagnant le tropique opposé, tout retombait dans le silence et dans les ténèbres.
C’était donc là, dans une de ces maisons sinistres, que je devais rencontrer l’homme qui seul, m’avait-on assuré, pouvait terminer une affaire devant laquelle avaient reculé tous les légistes de Mexico. Je m’arrêtai quelques instants à contempler avec surprise cet emplacement si singulièrement choisi pour un cabinet d’homme de loi ; mais l’épisode dont je venais d’être témoin ne m’avait-il pas déjà suffisamment préparé aux excentricités de don Tadeo ? Comment expliquer son ton d’aisance familier avec le misérable qu’il avait chargé sous mes yeux du message destiné à Pepito Rechifla ? Comment expliquer les relations qui semblaient exister entre ce bandit et le licencié ? Cette étrange intimité d’un légiste avec des assassins et des voleurs me paraissait, au premier abord, d’assez mauvais augure. Pourtant l’espoir d’obtenir enfin une solution depuis trop longtemps ajournée me décida, et je quittai l’impasse en me promettant d’y revenir deux heures plus tard.