Les aventures d'un Français au pays des caciques (G. Ferry)/V

CHAPITRE V

LE DESIERTO.


Il y avait déjà quelque temps que nous cheminions, et la nuit devenait de plus en plus sombre. La lune, qui jusqu’alors avait éclairé la route, s’était peu à peu entourée d’un cercle de sinistre augure, puis elle avait fini par disparaître sous des nuages noirs amoncelés à l’horizon. De temps à autre, un éclair jaunâtre sillonnait cette masse sombre et faisait ressortir, en s’éteignant, l’épaisse obscurité qui enveloppait la campagne. L’instinct seul de nos chevaux nous dirigeait au milieu des ténèbres. Les aboiements des chiens errants signalaient et accompagnaient notre passage auprès des habitations isolées que nous rencontrions ; quelquefois notre cavalcade faisait lever des troupeaux de porcs qui se vautraient dans les anfractuosités du terrain et ne se retiraient devant nous qu’avec de sourds grognements. Au milieu de cette nature sauvage et à la lueur des éclairs de plus en plus fréquents, nous ressemblions plutôt à des contrebandiers en campagne qu’à des promeneurs en route pour une excursion joyeuse.

Nous avions déjà dépassé le village de Tacubaya, déjà nous étions engagés sur le chemin montueux qui même à Toluca, et je ne savais pas encore où l’on me conduisait ; peu m’importait d’ailleurs, pourvu que nous puissions atteindre le but de ce voyage nocturne avant l’explosion de l’orage, qui s’annonçait par de lointains roulements de tonnerre. Bientôt nous atteignîmes une éminence, qui s’élevait à la lisière d’une forêt de sapins. Là, nous dûmes faire halte pour laisser un instant souffler nos chevaux. Les tourbillons de poussière que nous venions d’avaler nous faisaient sentir d’ailleurs le besoin de nous rafraîchir. Une outre remplie d’un vin de Valdepeñas, que l’officier don Blas portait à l’arçon de sa selle et qui passa successivement de main en main, servit pour le moment à étancher la soif ardente qui tourmentait chacun de nous. Je profitai de ce moment de répit pour interroger de nouveau mes compagnons de route sur le but de notre excursion. L’étudiant en théologie se chargea de satisfaire ma curiosité.

— Je suis invité, me dit-il, à passer mes vacances de Pâques dans l’hacienda d’un de mes amis, à une douzaine de lieues d’ici j’ai pensé qu’il ne lui serait pas désagréable de recevoir quelques hôtes de plus, et je ne doute pas que vous ne soyez les bien-venus à l’hacienda.

De son côté, le seigneur don Romulo n’était pas fâché de laisser se calmer, pendant son absence, l’agitation causée par un pamphlet assez violent qu’il venait de lancer contre le gouvernement de la république ; puis, sachant que les ruines d’un couvent célèbre, le Desierto, se trouvaient sur notre route, il était bien aise de les visiter en passant. L’officier espérait en outre ne rencontrer dans le Desierto ou à l’hacienda aucun de ses nombreux créanciers, et était disposé à se plaire partout où ils ne seraient pas. Quand à fray Serapio, il me confia que, hors d’état pour le moment d’acheter un nouvel habit de religieux, il avait accepté avec empressement l’invitation de son ami don Diego Mercado.

— J’avais cependant retiré cent piastres de mon vieux froc, ajouta mélancoliquement le franciscain, qui venait de porter une seconde fois à ses lèvres l’outre de Valdepeñas.

— Voilà où vous mène votre charité, dis-je à fray Serapio ; vous les aurez distribuées en aumônes.

Mon cher ! (c’étaient les seuls mots français que fray Serapio sût prononcer, et il les plaçait par conséquent à tort et à travers), sachez donc, une fois pour toutes, que je ne mérite pas vos éloges. J’étais né pour être soldat, et c’est contre ma volonté qu’on m’a fait moine.

Puis ne tardant pas, selon son habitude, à compléter sa confession, le franciscain m’avoua qu’au moment d’acheter un froc neuf, une distraction inconcevable lui avait fait convertir son argent en une foule d’objets inutiles à la toilette d’un homme, et surtout à celle d’un religieux, objets dont il n’eût su que faire si… Fray Serapio acheva ses aveux à mon oreille. L’outre de Valdepeñas se trouvant à moitié vide, nous nous remîmes en route. De larges gouttes de pluie commençaient à tomber, et l’orage, on n’en pouvait plus douter, allait éclater dans toute sa fureur. Il ne nous restait qu’une seule ressource, c’était de pousser en avant. Stimulés par un secret instinct, nos chevaux avaient doublé de vitesse. Parfois seulement ils s’écartaient ou s’arrêtaient brusquement, effrayés par les formes fantastiques de quelque racine saillante, ou par le retentissement soudain du tonnerre ; mais ce n’étaient que de courtes haltes, après lesquelles notre course effrénée recommençait de plus belle. Nous aperçûmes enfin, au milieu d’une plaine, la lumière d’un petit village indien, dont une lieue nous séparait encore. Cette lieue fut franchie en quelques minutes, et nous entrâmes dans le village, bruyamment salués par une centaine de chiens affamés qui se suspendaient en hurlant à la queue de nos chevaux. Notre arrivée mit tout en émoi. Des figures cuivrées paraissaient et disparaissaient sur le seuil des cabanes. Nous nous demandions, assez inquiets, s’il ne fallait pas renoncer à trouver un gîte au milieu d’une population qui cherchait à se barricader contre nous, lorsque fray Serapio, ayant saisi un Indien par sa chevelure flottante, parvint à se faire indiquer une espèce d’auberge vers laquelle nous nous dirigeâmes.

À peine nous étions-nous arrêtés devant la prétendue hôtellerie, qu’un grand drôle, un de ces métis si nombreux au Mexique, très-reconnaissable à son teint, entr’ouvrit un des vantaux de la porte, retenu par une chaîne de fer suivant l’usage : c’était le maître de l’auberge qui venait parlementer avec nous.

— Je n’ai ni écuries, ni maïs, ni paille à offrir à vos seigneuries, dit le métis d’un air rébarbatif ; ainsi vous ferez bien de passer votre chemin.

— Va-t-en au diable, dit l’officier, avec ta paille, ton maïs et tes écuries ! nous n’avons besoin que d’une chambre telle qu’il la faut à des chrétiens et à des officiers. Ouvre, ou j’enfonce ta porte.

Et, à l’appui de cette injonction, le capitaine don Blas donna contre la porte un coup de sabre si furieux que l’hôte, intimidé, laissa tomber la chaîne ; puis, s’excusant sur la dureté des temps, qui mettait tant de malfaiteurs en campagne, il nous conduisit dans une chambre qui ressemblait fort à une écurie.

— J’espère, s’écria don Romulo en portant son mouchoir à son nez, que nous ne passerons pas la nuit dans ce bouge infect !

— Vous êtes difficile, mon cher, répondit fray Serapio ; cette chambre me semble fort convenable.

En dépit de cette assertion, il fut décidé qu’aussitôt l’orage passé nous remonterions à cheval. Nous restâmes donc sur pied en attendant que nous puissions continuer notre route afin d’arriver le plus tôt possible à l’hacienda, où une réception plus hospitalière nous était promise. Je pensai que cette halte était une occasion favorable pour demander à fray Serapio quelques détails sur le moine mystérieux que j’avais rencontré dans le jardin de San-Francisco. À ma première question : — Je devine de qui vous voulez parler, répondit-il en secouant la tête ; c’est fray Epigmenio que vous avez vu sous la tonnelle, dans le jardin du couvent, dont il est avec vous le seul visiteur. Un procès avec l’inquisition a tourné la tête de ce malheureux, et depuis cinquante ans sa vie n’est qu’une longue pénitence.

– Eh bien je vous l’avouerai franchement, repris-je, j’avais pressenti dans la vie de cet homme quelque douloureux mystère. C’est sur vous que je comptais pour le pénétrer ; c’est vous que je cherchais quand le hasard nous a réunis dans les allées de la Viga.

Le moine allait répliquer, quand un bruit extraordinaire se fit dans la cour de la posada, que des torches éclairèrent d’une lueur rougeâtre. Presque en même temps un homme, qu’à sa figure cuivrée et à son costume on reconnaissait pour un Indien, entra, suivi de plusieurs habitants du village, brandissant les uns des torches, les autres des bâtons noueux. Quelques-uns portaient même des arcs et des flèches dans des carquois de jonc tressé. L’Indien qui paraissait le chef de la troupe s’avança vers nous et nous prévint, en assez mauvais espagnol, que, notre entrée bruyante ayant jeté le trouble dans le village, l’alcade désirait nous voir un instant.

— Et si nous ne voulons pas voir l’alcade ? répondit l’officier.

— Vous viendrez chez lui de force, dit l’Indien en nous montrant du doigt son escorte armée. Ce geste en disait assez, et il ne fallait pas songer à la résistance, car les ministres de la justice indienne s’étaient d’avance emparés prudemment de nos chevaux et de nos armes. Nous nous regardâmes d’un air assez mélancolique. Les Indiens qui se gouvernaient dans leurs villages d’après les lois de la république, et pouvaient même élire parmi leurs frères de race leurs magistrats municipaux, étaient impitoyables pour les délits commis par des Mexicains sur le territoire. Ils leur avaient, en pareil cas, la pire de toutes les cruautés, la cruauté du faible. Nous n’essayâmes point de lutter contre ces alguazils aux jambes nues et aux longs cheveux. Nous les suivîmes docilement vers la maison de l’alcade.

— Prenez patience, me dit à voix basse fray Serapio, pendant le trajet. À défaut de l’histoire de fray Epigmenio, que je vous conterai tôt ou tard, vous allez avoir un spectacle. Si je ne me trompe, nous sommes tombés dans ce maudit village à l’heure où les Indiens célèbrent à leur façon les fêtes de la semaine sainte. La maison de l’alcade est un des buts ordinaires de leurs processions nocturnes.

J’avais souvent entendu parler de ces singulières cérémonies, où des restes de l’idolâtre indienne se mêlaient aux pratiques du catholicisme. Au moment même où j’allais répondre à fray Serapio, des sons mélancoliques et monotones vinrent frapper nos oreilles. Les accents plaintifs de la flûte de roseau nommée par les Indiens chirimia, se mêlaient tristement au bruit de plusieurs tambours frappés d’un seul coup à intervalles égaux.

– Il y a trois cents ans, me dit à l’oreille don Diego Mercado, c’était au son de ces mêmes instruments que les ancêtres de ces Indiens égorgeaient des victimes humaines au pied de leurs idoles.

Au détour d’une ruelle qui coupait à angle droit la route que nous suivions, nous vîmes déboucher la procession annoncée par cette funèbre harmonie. Occupés pendant le jour aux travaux des champs, les Indiens consacraient la nuit à certaines solennités religieuses. Le choix de l’heure venait ainsi ajouter encore à l’effet lugubre de leurs cérémonies. En tête du cortége, et portée par quatre hommes, se balançait l’image du Christ, image gigantesque, hideuse, et barbouillée de sang. Aux bras de la croix étaient suspendus deux autres christs de moindre taille ; derrière se pressait en désordre presque toute la population du village et des environs, portant des crucifix de toute forme et de toute grandeur. Je remarquai que les dimensions de plusieurs de ces crucifix n’étaient nullement en rapport avec la taille des individus qui les portaient ; ces dimensions en effet se mesuraient uniquement sur le droit plus ou moins élevé que payaient à l’église les Indiens figurant dans ces processions. Avec l’élite de la population, qui ouvrait la marche, s’avançait aussi l’aristocratie des images ensuite venaient les pauvres, et on ne saurait rien imaginer de plus grotesque, de plus tristement bouffon que cette cohue d’hommes déguenillés, les uns portant, à défaut de christs, de petites images de saints ou de saintes, d’autres, moins heureux encore, obligés d’arborer, faute de mieux, des drapeaux fanés, des oripeaux ternis et jusqu’à des cages à poules. Nous nous agenouillâmes respectueusement devant ces affreuses représentations, tandis que la procession traversait lentement la rue, et ce bizarre assemblage d’objets hideux et disparates, de figures grotesques, de corps à moitié nus, éclairés d’une lumière rougeâtre et entrevus à travers l’épaisse fumée des torches de sapin, nous laissa, en s’éloignant, l’idée de quelque vision infernale plutôt que celle d’une fête religieuse.

Nous arrivâmes à la maison de l’alcade. La physionomie sinistre de ce magistrat de race indienne n’était pas faite pour nous tranquilliser. De longs cheveux grisonnants encadraient sa figure sillonnée de rides profondes, et tombaient jusqu’au milieu de son dos ; des bras musculeux sortaient des manches de sa tunique à manches courtes ; ses jambes sèches et nerveuses n’étaient couvertes qu’à demi par les canons flottants de ses culottes de peau. Pour toute chaussure, il portait des sandales de cuir. Ainsi vêtu, ce singulier personnage trônait avec une fierté comique sous une espèce de dais formé de branchages de laurier odorant. Les alguazils à peau rouge se rangèrent, derrière lui comme un groupe de comparses. L’interrogatoire commença.

— Qui êtes-vous et que faites-vous ? – Cette question, articulée péniblement en mauvais espagnol, s’adressait à fray Serapio, que sa longue barbe, son costume et ses manières de soudard avaient sans doute désigné à l’alcade comme le plus suspect d’entre nous. Le moine hésitant à répondre, l’alcade continua :

— Quand on envahit un village à main armée, on a sans doute la permission de porter des armes. Où est la vôtre ?

C’était donc pour nous demander notre permis de port d’armes qu’on nous avait arrêtes. L’alcade pensait bien nous trouver en défaut et nous faire ainsi subir, sans sortir de la légalité, quelques-unes de ces avanies qui satisfont la haine traditionnelle des Indiens contre les individus de race blanche. Nous comprîmes cette tactique, mais nous n’avions aucun moyen de la déjouer. Nous en fûmes réduits à faire tous la même réponse : nous voyagions incognito, et nous n’avions pas de permis de port d’armes. Puis, à l’exception du moine, qui semblait très-mal à l’aise sous son déguisement, nous nous empressâmes de faire connaître nos noms et nos qualités. Comme il était important aussi d’intimider les Indiens en énumérant les protections qui nous étaient assurées à Mexico, l’étudiant crut agir prudemment en déclarant qu’il était neveu du plus célèbre apothicaire de cette ville. Le greffier sténographiait ces réponses en cassant de petites branches de laurier et en alignant, comme des hiéroglyphes, des grains de maïs sur le sol. Pour l’alcade, il semblait triompher de tenir en sa puissance cinq hommes de race ennemie. Quand l’étudiant eut déclaré sa parenté avec l’apothicaire de Mexico, le rusé Indien ne se tint pas pour battu. Il parut réfléchir, puis une expression de joie maligne se trahit sur sa physionomie, et il lança à don Diego Mercado cette question perfide :

— Puisque vous êtes le neveu d’un apothicaire, vous devez savoir un peu de botanique ?

Don Diego répondit affirmativement avec un air de parfaite assurance.

— Vous connaissez par conséquent les vertus du matlal-quahuitl ?

L’alcade avait choisi avec intention parmi les dénominations indiennes des plantes mexicaines une des plus bizarres et des moins connues. En voyant la stupeur qui se peignit sur le front de l’étudiant, il devina que son expédient avait réussi, et il se frotta les mains d’un air de satisfaction. — Vous ne savez pas la botanique, donc vous m’avez trompé, vous n’êtes pas le neveu d’un apothicaire ; vous êtes tous des voyageurs suspects, j’ai le droit de vous arrêter et je vous arrête. — Tel était le raisonnement que nous lisions dans les regards de l’alcade, qui se fixaient, dédaigneux et moqueurs, tantôt sur don Diego Mercado, tantôt sur nous. En ce moment, la fête religieuse, dans laquelle l’alcade avait un rôle important à jouer, vint heureusement faire diversion à notre interrogatoire. Une troupe d’Indiens entra précipitamment dans la salle d’audience. Ils traînaient ou plutôt poussaient devant eux un homme couronné d’un diadème de roseaux et drapé d’un manteau rouge en lambeaux qui devait avoir servi de drapeau dans quelque course de taureaux. Sa figure et tout son corps étaient souillés de boue. Ses mains étaient liées derrière le dos avec des attaches en jonc. Je contemplais cet homme avec étonnement comme une énigme vivante, quand l’étudiant, qui connaissait mieux les mœurs indiennes que les vertus du matlal-quahuitl, me dit à voix basse :

— N’allez pas prendre au sérieux cette facétie religieuse ; il s’agit ici d’une représentation dramatique de la passion. Nous ne sommes plus dans un village indien, mais à Jérusalem. Ce drôle à mine effrontée, c’est le Christ, et cet alcade, que Dieu confonde, c’est Pilate.

En effet, nous vîmes bientôt se dérouter toutes les scènes d’un vrai mystère du moyen âge. L’alcade, après avoir gravement écouté sous son dais de feuillage les accusations calomnieuses des Juifs, se leva et prononça en indien la sentence historique de condamnation. Des cris si tumultueux l’accueillirent, que le malheureux lépero (car c’en était un qui, pour quelques réaux, s’était chargé du rôle du Christ) sembla craindre que le drame ne prit une fâcheuse tournure et s’écria en espagnol :

Caramba ! je crois que j’aurais mieux fait de m’en tenir au rôle du bon larron. Seigneur alcade, n’oubliez pas qu’il y a là trois réaux de plus pour le divin Rédempteur.

— Bon ! dit l’alcade en repoussant le lépero, qui s’était, au mépris de la vérité historique, réfugié dans le tribunal même. En ce moment, un des soldats qui entouraient le Christ, plus fidèle à son rôle que l’effronté lépero, appliqua un soufflet sur la joue de ce dernier. Dès lors le lépero ne se contint plus ; il éclata en jurons et infligea la peine du talion à ses persécuteurs ébahis. Ce fut une mêlée générale, une lutte entre l’acteur qui oubliait complétement l’esprit de son rôle, et les Indiens, qui le gourmaient avec une ardeur vraiment digne des suppôts d’Hérode. La lutte se termina par un sacrifice héroïque de l’alcade, qui, pour vaincre l’obstination du lépero, dut lui promettre six réaux au-delà du prix convenu. À cette condition, le drôle consentit à marcher vers le calvaire au milieu des Indiens, qui entraînèrent, en l’injuriant et en frappant de plus belle, le captif subitement radouci.

Revenu de son émotion, l’alcade se retourna vers nous : il avait hâte de prononcer sa sentence que nous attendions, pour notre part, avec une anxiété mal dissimulée. En le voyant se concerter avec le greffier, je jetai un regard triste sur le moine. Celui-ci me répondit au contraire par un sourire qui respirait une pleine confiance. J’eus bientôt l’explication de ce changement subit dans l’attitude de fray Serapio. Il avait pris son parti, et, pour échapper à l’incarcération qui nous menaçait tous, il avait résolu de faire appel aux sentiments religieux dont l’alcade et son escorte venaient de donner des preuves éclatantes. Fort heureusement fray Serapio avait raisonné juste. Au moment où l’alcade se levait pour prononcer la sentence, le moine s’approcha gravement du tribunal, arracha le mouchoir qui lui servait de résille et présenta au magistrat indien sa tête tonsurée. Ce fut un vrai coup de théâtre. Le même homme qui, il y avait un instant à peine, affectait vis-à-vis de nous un orgueil intraitable, se précipita confus et tremblant aux pieds du franciscain.

— Ah ! saint père, s’écria l’Indien, que ne le disiez-vous plus tôt ! À tout prendre, on peut-être honnête homme sans connaître les vertus du matlal-quahuitl.

Fray Serapio aurait pu se dispenser de répondre à l’Indien prosterné. Il daigna avouer qu’il voyageait sous ce déguisement et avec cette escorte pour remplir une mission d’intérêt religieux, et l’alcade, qui se signait dévotement à chaque parole du moine, se garda bien de le presser de questions indiscrètes. Quelques instants après, nous sortions majestueusement de cette cabane, où notre entrée avait été si triste et si humble. Les Indiens nous rendirent nos armes et nos chevaux. Ce fut en vain toutefois qu’ils nous pressèrent de retourner à l’hôtellerie où l’on nous avait fait si mauvais accueil. Nous gardions rancune à ce village inhospitalier, et, malgré l’orage qui recommençait à gronder, nous piquâmes des deux sans prêter l’oreille à ces supplications intéressées.