Nouvelle Librairie Nationale (p. 303-316).


XXVIII
trois irréductibles

Tandis que ces événements se passaient à la ferme Cadotte, François La Ronde et l’aîné de ses petits-fils couraient les plaines en compagnie d’un Peau-Rouge, à plus de soixante lieues de là, dans l’Ouest…

Au moment où les carabiniers et les grenadiers anglo-canadiens poussaient les défenseurs désarmés de Batoche à la rivière, Pierre La Ronde n’avait eu qu’une idée : sauver le drapeau. Entouré de cinq ou six éclaireurs auxquels s’était joint son grand-père, il battit donc en retraite vers la Saskatchewan parmi une grêle de balles si drue que, parvenu au rivage, il ne lui restait plus que trois compagnons : le vieux François et deux Indiens assiniboines. En un clin d’œil, ils eurent mis à l’eau un frêle esquif d’écorce prudemment dissimulé sous des buissons.

Il était temps.

À peine avaient-ils gagné le milieu du courant que des soldats apparaissaient sur les berges, leurs fusils encore fumants de poudre et surmontés de baïonnettes rougies. Autour des fugitifs, les projectiles commencèrent à pleuvoir, faisant gicler l’eau comme une grosse averse de grêlons ou ricochant à sa surface. Des cris, des imprécations leur arrivèrent aux oreilles à travers les crépitements d’une fusillade meurtrière, sous laquelle ils voyaient ceux de leurs frères qui avaient tenté de traverser la Saskatchewan à la nage teindre son eau de leur sang… Et, dans ces soldats exaspérés et hurlants, on pouvait déjà pressentir les hommes que, deux jours plus tard, le général Middleton serait obligé de consigner dans leurs tentes pour éviter le massacre de Louis Riel prisonnier.

Le vieux François, Pierre et l’un des Indiens parvinrent pourtant à gagner sains et saufs la rive gauche. Seul, l’autre Indien gisait mort au fond de la barque, les poumons traversés d’une balle. Ils enlevèrent le cadavre, cachèrent l’esquif dans les fourrés, puis se mirent en marche vers le Nord-Ouest.

Pas un instant, l’idée d’abandonner la lutte ne sollicita l’esprit de ces trois hommes.

La rivière une fois mise entre eux et leurs ennemis, ils décidèrent d’un commun accord de rejoindre, sur la branche nord de la Saskatchewan, les Indiens qui tenaient toujours campagne et, avec leur aide, de courir, derechef, sus à l’Anglais… Ces irréductibles étaient d’ailleurs convaincus que Louis Riel ne tarderait pas à réapparaître avec les débris de ses troupes et que, cette fois, ils culbuteraient les « hérétiques » en dépit de leur nombre et de leurs canons. En attendant, ils se dirigeaient vers Battleford, où les Assiniboines de Poundmaker avaient à peu près bloqué les forces du colonel Otter. Mais, une cinquantaine de lieues les séparant de cette localité, ils ne pouvaient guère compter l’atteindre avant six ou sept jours s’ils ne se procuraient des chevaux en route. C’était un de leurs soucis ; l’autre, plus grave, était le manque de cartouches. Ils n’en possédaient que huit à eux trois, chiffre probablement insuffisant en cas de fâcheuse rencontre. Quant à leur subsistance, ils comptaient, pour l’assurer, non moins sur les rares fermes métisses qu’ils pouvaient trouver en chemin que sur la découverte d’établissements de colons anglais abandonnés par leurs propriétaires. Ils n’ignoraient pas d’ailleurs que ces ressources leur feraient souvent défaut ; mais ces robustes coureurs de plaines avaient confiance en leur extraordinaire endurance et leur facilité à supporter les privations. Ils s’étaient mis en route immédiatement sans souffler, Pierre La Ronde redoutant la traversée de la rivière par les éclaireurs ennemis et ne se souciant pas d’exposer à nouveau ce drapeau deux fois sauvé par lui et qu’il entendait arborer dans les prochains combats. Les deux premières étapes se firent sans incident. Mais, vers le soir du troisième jour, ils s’étaient arrêtés, à la demande du vieux François, sous un bouquet d’arbres, aux bords de la petite rivière de l’Aigle, lorsque l’Assiniboine signala une troupe de cavaliers dans la direction du Nord-Est.

Un peu inquiets, ils préparaient leurs armes, quand Pierre, qui avait la vue aussi perçante qu’un Indien pur, reconnut des Cris. Ils étaient quatre. L’un d’eux marchait un peu en avant.

— Corne-de-Buffle ! annonça le jeune Métis.

Il ne se trompait pas. Le lieutenant du Grand-Ours s’avança immédiatement entre lui et le vieux La Ronde.

Les premières paroles du Peau-Rouge bouleversèrent le vieillard et ses compagnons : Louis Riel avait été arrêté par trois éclaireurs anglo-canadiens au moment où il allait se livrer lui-même à Middleton ! Était-ce possible ? Mais le Cri donnait des détails précis : le chef bois-brûlé avait déclaré qu’il désirait, avant tout, revoir sa femme et ses enfants prisonniers à Batoche ; que, pour cette unique raison, il n’avait pas suivi Dumont dans sa fuite, et qu’il souhaitait d’être immédiatement conduit devant le général anglais…

Les deux Métis n’en croyaient pas leurs oreilles. Confondus par cette nouvelle, ce fut à peine s’ils entendirent le Cri leur expliquer comment Batoche n’avait pu être secouru et que ce désastre était, selon lui, imputable au Loucheux ; il ajoutait que, au risque d’être surpris par les patrouilles ennemies, il avait tenté vainement durant deux jours de retrouver le traître, et que, maintenant, ses guerriers et lui s’étant procuré des montures, ils allaient rejoindre le Grand-Ours aux environs du Fort-Pitt…

— Nous aurions désiré trouver aussi des chevaux, déclara l’Assiniboine. Car si le vieillard que voilà a pour lui l’expérience et la sagesse, il a, en revanche, moins de force et d’agilité que nous autres, jeunes hommes… Et la route est longue d’ici à la fourche de la rivière Bataille.

— Si mes frères ont l’intention de gagner cette fourche, répliqua le Cri, ils auront encore à marcher trois longs jours… Mais pensez-vous que votre emblème soit mieux défendu et gardé chez les Assinipouatacks que chez les miens ?

En parlant ainsi, le Peau-Rouge désignait le drapeau qui, roulé sur sa hampe, était appuyé contre un arbre.

— Les miens ne sont-ils pas aussi dignes que les Neyowock de le défendre ? fit l’Assiniboine avec la vivacité d’un homme piqué au vif,

— Mes frères sont aussi braves les uns que les autres ! intervint aussitôt Pierre, qui craignait de voir la conversation mal tourner. Corne-de-Buffle, ajouta-t-il, si nous allons au camp de Poundmaker, c’est parce qu’il est le moins éloigné et que nous ne possédons pas de chevaux…

— Mais, avez-vous au moins des cartouches ? Vos ceintures me semblent peu garnies.

— Trop peu pour tuer le gibier nécessaire à notre nourriture, chef… Hier, nous avons rencontré un trappeur qui a partagé avec nous son repas… Mais, aujourd’hui, nous avons faim.

Cette requête indirecte fut entendue du Cri.

— Corne-de-Buffle n’est pas un égoïste, dit-il. J’ai ici du pemmican… J’en donnerai à mes frères pour qu’ils apaisent leur faim. S’ils n’ont plus de cartouches, je pourrai aussi leur en procurer quelques-unes… Mais, après cela, je poursuivrai ma route avec mes guerriers, car la nuit n’est pas encore venue, et nos chevaux sont encore frais.

Un instant après, les quatre cavaliers s’éloignaient dans la direction du Nord-Ouest.

— Qué que tu dis de ça, Pierre ! s’écria aussitôt le vieux La Ronde d’un ton exaspéré. Louis Riel qui va se jeter dans la gueule du loup comme ça, en place de venir se mettre à notre tête ! Si c’est pas malheureux ! Est-ce que tu crois, toué, que l’affaire s’est passée de même ?…

— J’en sais rien, répondit Pierre avec humeur. N’y aurait rien de drôle quand les Anglouais, qui tenaient captifs la femme et les enfants de Riel, auraient fait quéque « manigance » d’enfer pour forcer le chef à venir les retrouver… Mais, foi d’homme ! s’il est pris, c’est une raison de plus pour qu’on cogne su ces chiens d’hérétiques et qu’on tâche de le tirer de là… Tant qu’à moué, j’y laisserai plutôt mes os !

— Et moué de même donc ! affirma le vieillard à son tour… Et pourtant si Louis Riel… oh ! qué malheur !

Le jeune Métis se tourna vers l’Indien :

— Et toi, homme rouge, es-tu toujours décidé à la lutte ?

— Les sujets de la Mère-Blanche sont des chiens ! déclara l’Assiniboine avec énergie. Un guerrier de ma nation sait mourir les armes à la main.

Une expression de joie farouche illumina le visage balafré de Pierre, qui coupait rageusement à coups de hachette quelques branches d’un arbre voisin pour faire du feu :

— Va toujours ! gronda-t-il. Les « pourious » d’Anglouais ne nous tiennent pas encore, et on trouvera d’icite à peu de jours le moyen de cogner su leurs faces de malheur !

Le lendemain, de bonne heure, les fugitifs reprirent leur route, mais, dans la nuit qui suivit, le vieux François fut saisi de frissons.

La nouvelle de l’arrestation de Riel semblait l’avoir affecté plus profondément encore que ses deux compagnons. La fatigue, les privations venant s’ajouter à ce gros chagrin finirent par avoir raison de ce vieillard au corps de fer. Dans sa fièvre, il lui arriva, à plusieurs reprises, de prononcer le nom du chef des Métis qu’il invoquait alors comme un saint… Cela dura deux nuits et un jour. L’heureuse influence de la saison, les soins qu’on lui prodigua et surtout l’usage d’une tisane préparée par l’Indien avec des simples et qui coupa la fièvre, le remirent enfin sur pied. Il demeurait encore faible pourtant, et une semaine presque s’écoula avant qu’ils pussent reprendre leur route.

Un soir, ils atteignirent les bords de la Saskatchewan du nord. Durant toute la journée du lendemain, ils longèrent la rivière et, au coucher du soleil, sans nouveaux incidents, ils arrivèrent dans la région de Battleford.

— S’agit d’ouvrir l’œil à c’te heure, déclara Pierre. Car faut qu’on retrouve au plus tôt le camp de Poundmaker, et ça ne sera p’t’être pas si commode…

— D’autant qu’il est p’t’être ben de l’autre côté de l’eau ! observa le vieillard. Faut demander avis au sauvage…

L’Indien leur tournait le dos et semblait examiner attentivement l’horizon vers le Sud.

— Marche-dans-la-Neige !

À ce nom compliqué, qui était le sien, l’Assiniboine se retourna :

— Mon frère croit-il qu’il nous faille passer la rivière pour aller retrouver ceux de son peuple ?

— Non, répondit le Peau-Rouge… Ils sont sans doute sur cette rive… Mon frère ne voit-il pas une fumée là-bas ?

— Je la vois.

— Il faut s’en approcher, reprit l’Indien, quoique ce ne semble pas la fumée d’un camp.

Ils s’assurèrent que leurs carabines étaient chargées et se mirent en route. Au bout d’une heure de marche environ, ils furent assez près pour reconnaître les ruines d’une maison, ruines carbonisées, mais encore fumantes.

— Poundmaker a passé ici, dit Pierre… Apparemment, des Anglouais qui, en place de gagner Battleford comme les autres, auront voulu défendre leur ferme… Mauvaise idée !

Aux alentours, ils découvrirent de nombreuses traces de pieds de chevaux et finirent, bien que le sol fût assez dur en cet endroit, par discerner une piste.

Durant deux heures ils la suivirent. Elle les conduisit sur les bords de la rivière :

— Ils ont campé là, affirma le vieux La Ronde.

Ses compagnons se rangèrent à cet avis. Certes, il fallait être un Indien ou un demi-Indien pour s’apercevoir qu’un camp avait été dressé en ce lieu. Les sauvages, avec leur prudence ordinaire, avaient fait disparaître presque complètement les traces de leur passage. Mais les plus faibles indices ne pouvaient échapper aux yeux exercés des trois fugitifs.

Au crépuscule, ils durent suspendre leurs recherches et bivouaquèrent à leur tour, pleins de l’espoir de joindre bientôt Poundmaker.

Vers minuit, le tonnerre les réveilla. La soirée avait été lourde. Une invasion de ces impitoyables moustiques que les Métis appellent des « brûlots » et dont la piqûre leur avait semblé plus insupportable que de coutume, les avait même contraints de tenir allumé un grand feu.

Si les orages canadiens sont beaucoup plus rares en mai qu’un peu plus tard, ils n’en sont pas moins terribles. L’air était surchargé d’électricité, et l’odeur pénétrante de l’ozone gênait considérablement les trois compagnons qui s’étaient réfugiés sous un rocher proéminent, tout au bord de l’eau. Durant plusieurs heures, ce fut un déchaînement épouvantable des éléments. Aux décharges continues de la foudre se joignaient les rugissements du vent, les fureurs de l’averse, et, bien que la nuit fût par elle-même plus sombre que jamais, la succession des éclairs maintenait le paysage convulsé dans une effrayante clarté… Le fracas du tonnerre s’apaisa bien avant l’aube, mais ce ne fut qu’au petit jour que la pluie diminua d’intensité.

Dès que le soleil parut, les trois hommes sortirent de leur retraite et se remirent en quête de la piste abandonnée la veille. Mais leur perspicacité et l’acuité de leurs sens demeurèrent inutilisables en face des déplorables effets de l’orage qui avait balayé toute trace. Il leur fallut donc s’en remettre un peu au hasard pour découvrir ceux qu’ils cherchaient. Toutefois, ils pensèrent augmenter leurs chances de succès en se rapprochant de Battleford. Toute l’après-midi du lendemain, ils rôdèrent sans résultat aux environs de cette localité qu’ils apercevaient tassée au confluent de la Saskatchewan du nord et de la rivière Bataille. L’insurrection, en chassant les colons de leurs établissements, avait rendu ce pays désert. Ils trouvèrent beaucoup de fermes abandonnées, mais personne pour leur fournir les renseignements qui leur eussent été si nécessaires.

L’extrême mobilité des camps indiens pouvait, à la rigueur, expliquer l’insuccès de leurs recherches. Ils commençaient pourtant à trouver la chose étrange…

Le jour suivant, dans la matinée, ils venaient de faire halte à la lisière d’un bois de trembles, lorsque l’Assiniboine signala trois cavaliers.

Les demi-blancs et l’Indien se dissimulèrent aussitôt sous le couvert et se mirent en observation. Un instant après, à la couleur écarlate des uniformes, aux cartouchières jaunes dont ces hommes étaient ceinturés, les Métis reconnaissaient des soldats de la police montée. Ils distinguèrent même que l’un d’eux portait les insignes de sergent et fumait sa pipe : tous trois s’en venaient tranquillement au pas en conversant, la bride sur le cou de leurs chevaux :

— En v’là des manières ! grommela Pierre. On dirait qu’y sont dans un fort, foi d’hommes !… Des éclaireurs de la police qui ne sont pas plus « précautionneux » que ça ! ça n’est pas naturel !

— Ça ne me dit rien de bon pour Poundmaker, opina à son tour François. Y s’est passé quéque chose…

— On va ben vouère, grand-père. En attendant, espérons-les derrière ce gros taillis… Y vont passer tout proche d’« icite », à ce qu’y me semble, et y sont juste trois… Quand y arriveront à hauteur, vous connaissez mieux que moué ce qui nous reste à faire… Comme y ne se méfient de rien, ça sera facile… Après, on avisera à les faire jaser…

Les cavaliers approchaient toujours. Seul, le sergent, par simple habitude, sans doute, jetait de temps en temps un regard inquisiteur autour de lui. Les deux autres, un homme d’une trentaine d’années et un grand garçon à figure jeune, bavardaient en riant, les rênes à l’abandon, le fusil en travers sur le pommeau de la selle.

Ils allaient passer devant le bois de trembles lorsqu’une voix impérieuse cria en anglais :

— Mains en l’air !…

Cette injonction, bien connue des gens de la frontière, est toujours sans réplique, car ceux qui la font ne manquent jamais de l’appuyer d’une démonstration énergique.

Tel était le cas.

Trois canons de fusils sortant des buissons menaçaient les trois hommes. Le sergent n’hésita pas : il laissa glisser sa carabine à terre et leva les deux mains à hauteur de sa tête. Un des soldats en fit autant. Seul, le troisième, le grand garçon à figure jeune — un novice, sans doute — esquissa un mouvement de défense. L’infortuné le paya cher : un coup de feu éclata, et il vida les arçons, la poitrine trouée… Au même instant, les Métis et l’Indien sortaient de leur embuscade.

— D’où venez-vous ? demanda Pierre en anglais d’un ton rude.

— De Battleford.

— Qui commande à Battleford ?

— Le général Middleton.

— Le général Middleton ?… Et depuis quand ?… Si vous avez envie de plaisanter, vous savez, l’entretien sera court.

Loin de paraître s’émouvoir de cette menace, le sergent déclara avec un arrière-sourire quelque peu narquois :

— Vous ne semblez pas vous douter que nous sommes maintenant plus de huit cents hommes de garnison à Battleford… Le général Middleton y est arrivé, voilà deux jours, sur le vapeur Northwest avec des renforts…

Malgré l’anxiété où le jetaient les réponses du soldat de la police, Pierre, impassible, continua :

— Poundmaker tient-il toujours la campagne ?

— Poundmaker regagne maintenant avec ses gens sa réserve de « One-Arrow… » Il s’est empressé, à l’arrivée du général, d’ouvrir les négociations… Il a rendu ses armes, restitué le convoi qu’il nous avait enlevé… En vérité, il a été tout à fait raisonnable !

Sans paraître prendre garde au ton légèrement gouailleur du sergent, le jeune Bois-Brûlé regarda son grand-père, avec qui il échangea rapidement quelques mots en français…

Puis, se tournant de nouveau vers le Canadien :

— C’est bien, dit-il. C’est tout ce que je voulais savoir. Maintenant, vous allez nous livrer vos cartouches et vos chevaux… Après quoi, vous pourrez retourner à Battleford sans être inquiétés.

Les soldats, trop heureux de cette solution, s’empressèrent d’obéir, et, aussitôt après, ayant soulevé le corps de leur infortuné compagnon, ils se disposèrent à s’éloigner.

— Maintenant, déclara Pierre en agitant son drapeau, vous pouvez dire à votre général qu’il n’a qu’à essayer de venir nous prendre ceci… Nous lui donnons rendez-vous dans le Nord-Ouest, à une centaine de milles de Battleford.

Quand les deux hommes eurent pris le large, l’aîné des fils La Ronde et son grand-père se regardèrent consternés.

Leur première désillusion avait été l’arrestation de Riel. La seconde était la défection de Poundmaker. Est-ce qu’à la fin ils allaient rester seuls ? Mais tout cela ne se pouvait pas ! la guerre n’était pas finie ! Est-ce qu’on ne devait pas lutter tant qu’il resterait un Bois-Brûlé debout ?

— Non, dit enfin le vieillard d’une voix sourde. Le Grand-Ours n’aura pas cédé, lui… C’est pas possible !

— Et quand même ça serait ! s’écria Pierre avec violence. J’ai donné rendez-vous aux Anglouais dans le Nord-Oué… C’est pas par façon de rire, je le jure ! Non, non ! grand-père, nous avons des chevaux à c’te heure et des cartouches… Partons ! Si le Grand-Ours a fait comme Poundmaker, on trouvera encore moyen de soulever des tribus…

Les yeux étincelants, les narines frémissantes, toute sa face entaillée superbe d’énergie communicative, le jeune Bois-Brûlé aurait réveillé les courages les plus défaillants.

Le vieux La Ronde se sentit galvanisé.

— Bien parlé, mon gas ! s’écria-t-il… Pour lors, en avant !

Mais, à ce moment, ils avisèrent « Marche-dans-la-Neige » qui, toujours muet, les bras croisés sur la poitrine, regardait l’horizon. Sa face aux larges traits était sombre, sa bouche avait un pli amer. Les deux Métis comprirent qu’il souffrait dans son orgueil de la défection des siens… Aussi, avec la délicatesse qu’on trouve souvent chez les hommes de cette race, se gardèrent-ils de l’interroger sur ses intentions.

Mais quand, une fois en selle, ils eurent poussé leurs montures en avant, ils entendirent l’Indien qui chevauchait derrière eux en silence.

Pierre avait déployé le drapeau. Le vieux François, l’air résolu, se plaça près de lui. L’Assiniboine, les yeux perdus au loin, suivit à quelques pas. Et sous l’étamine fleurdelisée qui flottait au vent des plaines, ces trois irréductibles, muets, obstinés, farouches, s’enfoncèrent ensemble du côté du couchant…