Nouvelle Librairie Nationale (p. 285-302).


XXVII
deux revenants

Le lendemain, dès la première heure, Jean-Baptiste La Ronde quitta la maison de son hôte pour se mettre à la recherche du prêtre qui devait à la fois bénir la tombe de l’infortuné Trim et assister, à ses derniers moments, Athanase Guérin.

On le disait réfugié à l’agence indienne de One-Arrow. La réserve de One-Arrow, attribuée à Poundmaker et à la bande qu’il commandait, était située à quatre milles environ de la ferme Cadotte. Une trentaine de loges s’y groupaient, en temps ordinaire, autour de l’agence, mais, lorsque La Ronde y arriva, ce matin-là, il éprouva une impression singulière d’abandon à n’apercevoir plus que les misérables cahutes de terre et de bois qui servent d’abris aux Indiens quand la mauvaise saison les oblige à abandonner la tente.

Le premier homme qu’il aperçut fut un personnage court et trapu, vêtu de cuir souple, coiffé d’une toque de fourrure, et qui s’avança précipitamment vers lui avec des démonstrations dont les Indiens ne sont guère coutumiers. Mais, quand ils ne furent plus qu’à quelques pas l’un de l’autre, Baptiste s’arrêta net, abasourdi, stupéfié.

— Tu ne reconnais donc plus les vieux amis, Baptiste ? lui dit l’homme en l’abordant

Et La Ronde ne put d’abord articuler une parole, tant il lui semblait invraisemblable, fantastique, de voir planté là, devant lui, en chair et en os, l’ancien chef des éclaireurs de Batoche : Joseph Lacroix. Car c’était bien Joseph Lacroix, avec son honnête figure de brave trappeur tannée, recuite par les intempéries, très amaigrie, toutefois, et dépossédée de cette forte barbe noire qui en faisait jadis l’ornement :

— Ça doit te sembler drôle, hein ! continua-t-il en souriant, de me revouère encore après tant de jours ?… On m’avait fait mort, je parie ?…

— Foi d’homme ! s’exclama le père de Jean qui retrouvait enfin la voix. Foi d’homme ! Je crois ben que j’ai jamais été autant ébaubi de ma vie… En v’là d’une rencontre ! Mais, d’où sors-tu ? Qué que tu manigances par icite ?

— N’y a que quatre jours que je suis su’ la réserve, et, depuis ce temps-là, je simule le sauvage… C’est pour ça que j’ai fauché ma barbe… Y a des éclaireurs de Middleton qui font des « randonnées » par icite une fois le temps… Tu penses que j’ai crainte qu’y me reconnaissent et qu’y me fassent retourner d’où je viens…

— Comment ça, d’où tu viens ? T’étais donc prisonnier des Anglouais ?

— C’est la vérité vraie !… J’ai été pendant près de vingt jours en mêle « eusses »… Faut dire que là-dessus y a six jours, pour le « moinsse, » où je n’en ai pas eu doutance… car j’étais pas ben loin de virer de bord pour l’autre monde.

— Pas possible !

— Si fait ! Mais, autant que je te conte tout de suite ma dérouine…

Et, sans plus tarder, en effet, Joseph Lacroix se mit en devoir d’instruire de sa « dérouine », en bon français, de son aventure, son compagnon qui, du même coup, en oublia quelque peu l’objet de sa mission.

L’histoire, il est vrai, était intéressante.

Sans insister — à cause du rôle joué dans ces événements par le fils cadet de Baptiste — sur le but qu’il se proposait en pénétrant dans le camp canadien de Clark’s Crossing, Lacroix fit connaître en détail à son compatriote les suites de son audacieuse entreprise : il allait sortir de l’enceinte en se glissant sous les chariots lorsqu’une sentinelle lui envoya une balle.

Quand il fut en état d’être instruit de sa situation, il sut que, depuis six jours, il était chez les Anglo-Canadiens… Sans doute, ceux-ci eussent-ils fait bon marché de sa vie s’ils avaient pensé avoir affaire à un espion ordinaire, mais certains papiers trouvés sur lui leur ayant permis de croire qu’il pourrait y avoir quelque profit à tirer d’un interrogatoire, ils le soignèrent, quitte à le pendre ou à le fusiller plus tard. Blessé à la tête, Lacroix s’était remis, en somme, assez rapidement, mais, sûr du sort qui l’attendait, il feignit un rétablissement lent et difficile, restant des heures entières plongé dans une sorte de coma, se plaignant aussi d’atroces douleurs, afin de permettre à ses forces d’être suffisamment revenues pour tenter avec quelques chances de succès une évasion.

Traîné en ambulance à la suite de la colonne, il avait endormi par ses façons lentes et sa feinte faiblesse la vigilance de ses gardiens. Un matin, ils trouvèrent le chariot vide : le prisonnier, si languissant la veille, avait disparu en leur emportant un fusil.

Cela se passait quelques jours avant l’attaque de Batoche. Lacroix s’était enfui dans la direction de l’Ouest, présumant que les éclaireurs canadiens le rechercheraient du côté opposé, celui du camp des Métis. En tous cas, il n’avait pas été inquiété. Il avait entendu de loin le bruit de la canonnade dans les journées du 9 et du 10, et tenté de rallier le village, mais les bandes d’éclaireurs qui patrouillaient sur les derrières et les flancs de la petite armée canadienne l’empêchèrent de mettre ce dessein à exécution… C’est alors qu’il était remonté vers les paroisses métisses situées plus au nord, et, après avoir traversé la rivière, beaucoup au-dessous de Batoche, il avait gagné la « réserve » indienne.

— Mais, quand j’ai su la « faillie » nouvelle qui me guettait ici, conclut l’éclaireur d’un ton amer, et surtout quand j’ai eu « ouï » M’sieu de Vallonges me conter…

— M’sieu de Vallonges ! répéta Baptiste avec l’air d’un homme qui comprend mal. M’sieu de Vallonges ! t’as vu M’sieu de Vallonges, toué !

— Mais ben sûr, répondit Lacroix un peu interloqué par l’air étrange de son compatriote. Ben sûr, je le vois tous les jours… Ah ! tu ne savais p’t’être pas qu’on l’avait retiré de l’eau…

— Retiré de l’eau ?

— Oui… retiré de l’eau… de la Saskatchewan… Mais, par tous les diables, mon pauv’Baptiste, tu ne connais donc rien ! Alors, t’as pas eu mention non plus de quelle façon Batoche…

— Je ne sais rien de rien, Lacroix ! s’écria La Ronde avec énergie. Mais, dis-moué… tout de suite. Qu’est-ce qui s’est passé ?

La figure de l’ancien éclaireur s’embruma d’une soudaine mélancolie, et ce fut d’une voix un peu changée qu’il répondit :

— M’sieu de Vallonges te fera connaître toute la triste affaire… Il est « icite » depuis que Corne-de-Buffle… mais c’est pas à moué de te jaser ça… Allons le joindre. Il était par là tout à l’heure…

Encore tout troublé de ces émotions multipliées, La Ronde suivit son compagnon, et cinq minutes après, il se trouvait en face du Français. Après de courtes mais sincères effusions, ce dernier, interrogé par le Bois-Brûlé, le mit au courant de l’aventure :

— Tragique histoire, Baptiste ! Mais plus terrible par ses conséquences qu’en elle-même, malgré la mort de ce pauvre Trim… Dès que nous avons vu votre plus jeune fils nous faire des signaux, nous avons redoublé d’efforts pour gagner l’autre rive. C’est moi qui tenais les rames. Trim à l’arrière, à moitié couché sur des sacs de munitions, dirigeait le canot, qui était chargé à couler bas d’armes et de cartouches. Aussi, vous comprenez que nous n’avancions pas encore très vite… Pourtant, nous avions parcouru un peu plus de la moitié du trajet quand nous entendîmes un bruit sec dans la coque en même temps qu’une détonation éclatait, pas très loin, en aval… Trim se redressa vivement… Pas pour longtemps, hélas ! Un second coup de feu, et voilà qu’il tombe raide au fond du canot !… Ah ! ça n’a pas traîné, je vous assure ! J’ai à peine eu le temps de me reconnaître… Le pauvre Trim était bien mort ; la balle l’avait frappé à la tempe… Les deux coups ont été tirés, comme je l’ai vu d’après la fumée, de la rive droite, à cent mètres à peine au-dessous de nous…

Mais le pire était que la coque avait été crevée vers la ligne de flottaison et que l’eau entrait avec bruit dans la barque… Et rien pour écoper ! D’ailleurs, ça m’aurait été difficile à cause des sacs de munitions qui emplissaient le fond… Il ne me restait plus qu’un espoir bien faible… c’était de me faire entendre par les femmes ou les enfants qui se trouvaient dans les maisons de Batoche que j’apercevais pas très loin du bord… Mais, comme par un fait exprès, v’là le canon qui se met justement à tonner ! Le bateau, du reste, commençait à s’emplir d’eau et menaçait de sombrer avec les munitions. Je vis bien alors que je n’avais plus qu’une chose à faire : c’était de me mettre à la nage et de tâcher d’aller vous retrouver, vous autres, les combattants, pour me faire loger au plus vite une balle dans la peau… j’étais désespéré !…

Après deux ou trois secondes de silence, Henry de Vallonges reprit :

— Une fois dans la rivière, comme je ne suis pas un fameux nageur, au lieu de piquer droit à la berge, je me laissai porter un peu par le courant, avec l’espoir d’aborder plus bas… Mais vous savez ce que c’est que de nager avec des vêtements, surtout quand on n’est déjà pas très fort en natation… Bref, je fus entraîné beaucoup plus loin que je ne pensais, à un endroit où la rive est assez abrupte et que je n’ai gagnée, du reste, qu’en me donnant un mal inouï ! Comme des buissons pendaient à cet endroit au-dessus de l’eau, je saisis une branche pour me hisser. Impossible ! je n’en pouvais plus, mes bras étaient engourdis, et je m’épuisai en vains efforts… Alors, vous voyez d’ici ma situation… J’étais angoissé à l’idée que vous étiez en train d’épuiser vos dernières munitions en vous demandant peut-être comment, dans un instant pareil, j’avais pu vous abandonner. Ah ! c’était terrible !…

Pour la seconde fois, Henry de Vallonges s’arrêta, hanté par le souvenir de cette minute d’angoisse… Au bout d’un instant, il reprit d’une voix altérée :

— Ah ! je vous jure que, dans ce moment-là, j’ai joliment regretté que la maudite balle qui avait crevé l’embarcation n’ait pas troué aussi les sacs de munitions pour me faire sauter avec ! Oui, positivement… je l’ai regretté de tout mon cœur… Bref, ne sachant comment me tirer de là, je tentai encore deux ou trois efforts désespérés, mais dont le seul résultat fut de faire ployer davantage la branche où je m’accrochais… C’est à ce moment que j’entendis la fusillade qui se rapprochait, et des cris de rage et des malédictions… Et le tapage devint bientôt si fort qu’il semblait m’emplir les oreilles… Alors, vous comprenez, je vis bien que vous étiez vaincus : je ne pouvais donc faire différemment que de me laisser aussi filer dans l’autre monde. La branche, au reste, pliait de plus en plus, et je sentais l’eau qui me montait à la bouche. Dès lors, je n’avais plus qu’à recommander mon âme à Dieu, ce que je fis… Et, quand je rouvris les yeux, je me trouvai sous une tente indienne…

Prodigieusement intéressé par ce récit, La Ronde semblait suspendu aux lèvres du jeune homme… Quand il se tut, le Métis secoua la tête de haut en bas avec l’air pensif d’un homme qui digère des idées. Enfin, il demanda :

— Mais, voyons, M’sieu le vicomte, ces deux coups de feu…

— Par qui ils ont été tirés, Baptiste ! Vous allez le savoir tout à l’heure, ou, du moins, savoir ce qu’on suppose… Mais, auparavant, permettez-moi d’achever mon histoire d’après ce qu’on m’en a conté depuis…

… Il paraît qu’il y avait une petite barque indienne en écorce cachée dans les buissons de la rive, pas loin de l’endroit où je me trouvais. Au moment où les troupes du Gouvernement poussaient nos gens à l’eau, un Cri, à qui appartenait cette barque, s’y jeta pour gagner l’autre berge. Ce sauvage est un des lieutenants du Grand-Ours, un nommé Corne-de-Buffle… Vous connaissez peut-être ?… En tous cas, il aperçut, à ce qu’il paraît, mes deux mains toujours crispées sur la branche au-dessus de l’eau… En quelques coups d’avirons, il fut près de moi, me retira et me prit avec lui… Il n’y avait que peu de minutes, faut croire, que je vivais ainsi en poisson, car j’ai su depuis que je n’avais pas été long du tout à revenir sous les frictions énergiques de Corne-de-Buffle… Quelques rasades, et il n’y paraissait plus trop. D’ailleurs, c’était nécessaire, car, vingt minutes après, les sauvages levaient le camp… Mon sauveur, lui, m’a accompagné jusqu’à la réserve, après quoi il a disparu, sans doute pour aller rejoindre les autres plus au nord… Voilà toute l’histoire… Maintenant, Baptiste, pour répondre à votre question de tout à l’heure, je vous dirai que Corne-de-Buffle est convaincu que c’est Pitre-le-Loucheux qui a assassiné Trim, et, par la même occasion, causé notre perte… Lacroix est aussi de cet avis. N’est-ce pas, Lacroix ?

— Ma foi ! répondit l’interpellé, je le croirais volontiers sans être tout de même aussi sûr que ça… Il avait passé du côté des Anglouais, à ce qu’on m’a appris… C’est pas par goût pour « eusses » sûrement, car je l’ai pas mal connu, du temps que j’étais chef des éclaireurs, et je garantis qu’y ne les aimait guère ! Il a donc agi par vindication contre Trim ?… Ça, c’est possible, car j’ai rarement vu même « en mêle » les sauvages, un homme aussi facile à « chucotter » et aussi rancuneux…

— En attendant, observa Henry, s’il est coupable du meurtre de Trim, il est également la cause de nos malheurs… C’est un misérable, et j’espère que son crime ne demeurera pas impuni…

Pendant un instant encore, les trois hommes épiloguèrent sur le cas du Loucheux, puis, sur une question du Français, Jean-Baptiste s’étant souvenu de la mission dont on l’avait chargé, ils se mirent en quête du P. Léonard. Il était absent pour une partie de la journée, et La Ronde laissa un mot à son adresse, le priant de passer le plus tôt possible à la ferme Cadotte, où il était impatiemment attendu…

Cela fait, le Bois-Brûlé se disposa à rejoindre les siens, et il n’eut guère à solliciter le Français et l’ex-éclaireur pour qu’ils l’accompagnassent.

Une heure après, ils arrivaient chez le vieil Antoine,

Lorsqu’au lieu du P. Léonard on vit aux côtés de Baptiste Henry de Vallonges et Joseph Lacroix, la stupéfaction, puis l’émoi, furent tels chez les hôtes de la ferme qu’il s’en fallut de peu que les femmes, tout au moins, ne fissent leur signe de croix… La présence de La Ronde leur permit seule de se convaincre qu’ils n’avaient pas affaire à d’autres qu’à des hommes de chair et d’os.

L’émotion un peu calmée et les premières curiosités satisfaites, le vicomte puis le Métis durent recommencer les récits de leurs aventures qui furent écoutés dans un silence quasi religieux. Mais, ensuite, les hypothèses et les réflexions de toute sorte se donnèrent libre carrière, Jean opina, au sujet du Loucheux, que le transfuge, hanté par l’idée d’une vengeance à exercer, avait dû quitter le camp canadien avec précaution, faire un grand détour vers le nord et gagner par les bois, en évitant les éclaireurs avec adresse, les bords de la rivière… Explication en tous cas fort plausible et qui ne fit que confirmer dans l’esprit de chacun les graves soupçons qui pesaient sur l’Indien.

Lacroix, cependant, s’était enquis près de Rosalie des nouvelles du blessé. Il n’était ni mieux ni pire, avec des alternatives de délire et de calme, mais, malgré la robuste constitution du Métis, étant donné la gravité de la blessure, il n’y avait guère d’espoir :

— V’là pourtant une pauv’fille qui va rester seule au monde, se disait l’ancien chef des éclaireurs en remarquant les paupières rougies, la pâleur, l’air souffrant de Rosalie.

Et cette pensée l’attrista davantage lorsqu’il se prit à songer à l’homme qui eût été si heureux d’en faire sa compagne en cette vie, à l’infortuné Pierre La Ronde, qui, maintenant, sans doute, dormait son dernier somme avec tant d’autres braves au fond de la Saskatchewan… Il restait bien Jean… Mais Jean ne paraissait guère prendre garde à la jeune fille… Est-ce qu’on savait cependant ?

Tandis que le brave Métis se livrait à ces réflexions sur le compte de Rosalie, celle-ci, par une réciprocité dont il ne se doutait guère, songeait également à lui. Elle avait fort bien remarqué le coup d’œil inquisiteur dont Lacroix avait enveloppé Jean, lorsqu’un instant auparavant, dans le récit de son aventure, il avait parlé avec, au reste, la même discrétion que devant Baptiste — de son expédition nocturne à Clark’s Crossing, au camp canadien… Ce coup d’œil l’intrigua… Depuis qu’elle connaissait l’opinion de son père sur le compte de Jean La Ronde, l’idée de le convaincre, de lui prouver l’innocence du jeune homme, la poursuivait, l’obsédait sans cesse… Mais, comment s’y prendre ? à qui s’adresser ?

La réapparition de Lacroix lui avait semblé de bon augure. Lui, si bien renseigné jadis, avait su quelque chose, sans doute, des relations du cadet avec miss Clamorgan ; et, s’il en avait su quelque chose, il devait être convaincu, perspicace comme il l’était, de la bonne foi de Jean trompé par l’Anglaise… Le parti de la jeune Métisse fut vite pris : elle parlerait à Lacroix. L’après-midi même, ayant trouvé le moyen de le joindre à l’écart, elle lui exprima son désir d’un entretien particulier, et tous deux descendirent le sentier qui conduisait à la rivière…

— Lacroix, commença Rosalie sans préambule, avez-vous ouï parler de tout ce qu’on a débité su’le compte de Jean La Ronde pendant que vous étiez captif des Anglouais ?

— Oui, répondit-il, je suis au courant. M’sieu de Vallonges m’a tout conté les jours « icite », et c’est une chose vraiment « chucottante » de « vouère » qu’un gâs comme Jean qui est si honnête…

Est-ce pas ? s’écria la jeune fille avec feu… Est-ce pas que tout ça c’étaient des « menteries » ? Et dire, Lacroix, dire que le père croit que c’est des vérités !… qu’y n’y a pas moyen de lui tirer de l’idée que Jean La Ronde a trahi les Bouais-Brûlés !

Cette révélation surprit si fort le vieux trappeur qu’il s’arrêta tout net au milieu du sentier :

— Oh ! oh ! fit-il. Athanase n’y va pas de main-morte… C’est pas correct du tout, cette affaire-là, et faudra y vouère. Allez, Rosalie, si vous gardez, comme je crois, de l’amitié pour le cadet, c’est pas moué qui vous en blâmerai, ben sûr !

Une légère rougeur anima la figure pâlie de la Métisse. Mais, tout de suite, La Ronde avait repris :

— Et vous pouvez vous consoler, donc ! C’est moué qui vous le dis ! Foi d’homme ! si vot’père n’a pas « mué » d’idée avant une heure d’horloge, c’est qu’y n’en muera jamais.

Un instant après, il pénétrait dans la chambre où Athanase Guérin luttait toujours contre la mort. Il y demeura près de vingt minutes. Quand il en ressortit, le brave Métis paraissait si heureux que Rosalie, qui le guettait, comprit que la partie était gagnée :

— Ça y est, s’écria-t-il, tout épanoui. Ah ! ça n’a pas été très commode, mais tout de même ça y est ! Et, maintenant, vous pouvez entrer ! Le père vous demande.

Puis, s’étant inquiété de Jean La Ronde, il sortit.

L’ancien chef des éclaireurs était de ces hommes qui, lorsqu’ils ont entrepris une besogne, entendent la mener promptement jusqu’au bout. Et puis, il avait le goût de la lutte sous toutes ses formes. Il venait de triompher de l’obstination d’Athanase Guérin ; il lui fallait maintenant triompher du souvenir de l’Anglaise que le cadet des fils La Ronde conservait, il en était sûr, au fond de son cœur… Après cela, il savait ce qui lui restait à faire ; car vraiment, pensait-il, il serait malheureux que cette brave et jolie fille qui aimait tant Jean La Ronde demeurât seule au monde après la mort de son père. Le jeune Métis se promenait seul, à quelque distance de la ferme, regardant avec tristesse couler cette rivière qui avait peut-être emporté les cadavres de son aîné et de son grand-père, lorsqu’il s’entendit appeler :

— Jean !

Il se retourna. Joseph Lacroix s’avançait vers lui :

— Si ça ne te dérange pas, j’ai à jaser un brin avec toué.

Allons-y !

— Je viens de te rendre un fier service sans que t’en aies « doutance », commença l’ancien éclaireur. Je viens d’empêcher un homme d’emporter de mauvaises idées sur toué dans l’autre monde !

Et, comme son compagnon le regardait, avec étonnement :

— C’est Athanase Guérin que je veux dire, continua-t-il. Oui… car il n’en démordait pas de croire… tu sais ben… pour ton affaire des lettres…

Jean tressaillit et le regarda :

— Ah ! fit-il avec amertume. Athanase Guérin savait donc ! Et toué, t’as donc « ouï » aussi ces propos de malheur !

— M’sieu de Vallonges ne m’en a-t-y pas jasé un brin ces jours icite ? On n’avait que ça à faire tous deux, à la réserve : s’occuper des choses qui se sont passées à Batoche durant que j’étais captif des « gensses » du Gouvernement… Mais, pour en revenir à ce que je disais, Athanase Guérin est sûr de t’avoir vu, à la coulée des Touronds, parler amicalement avec des officiers anglouais…

Une extraordinaire expression de mélancolie se répandit sur la figure de Jean.

— Encore un, murmura-t-il d’une voix altérée. Encore un qui me prenait pour un Judas… Ah ! Lacroix, je paie cher mes torts !

— Hé, repartit Lacroix, sûrement qu’il y croyait… et dur ! Car, pour lui montrer que ses idées étaient sur une fausse piste, il a fallu que je vienne lui dire : « Moué, j’ai une preuve que Jean La Ronde, s’il a eu des torts, n’est pas un Judas… Et cette preuve, la v’là… » Et, de suite, je lui ai donnée…

— Mais, quéque t’as pu lui dire ?

Le trappeur sourit : ah ! c’était bien simple. Mais l’étonnement du jeune Métis fut grand en apprenant que, le premier, Joseph Lacroix, devinant son intrigue avec miss Clamorgan, l’avait surveillé. Il ne se doutait pas non plus avoir été suivi à Clark’s Crossing jusque dans l’enceinte des chariots. Caché derrière la tente, l’éclaireur avait entendu toute sa conversation avec les officiers et s’était rendu compte que le jeune homme n’agissait pas par trahison. Lacroix rappela même ce détail qu’il s’était par mégarde accoté à la toile de la tente, ce qui avait fait crier à Simpson que la toile se gonflait et qu’il devait y avoir quelqu’un derrière. À ces mots, sans perdre un instant, il avait « gratté », comme il disait. Ah ! ça n’avait pas été long ! Mais, par malheur, un instant après, un maudit volontaire qui était de « quart » lui envoyait une balle… C’était toute l’affaire.

Plein d’un douloureux étonnement et de l’amertume que remuait en lui ce passé, Jean La Ronde se taisait. Lacroix reprit aussitôt :

— Ainsi, j’ai de suite connu que t’étais un homme honnête… Et si j’avais été « chez Gariépy », t’aurais pas enduré ce que t’as enduré, mon pauv’gas… Faut dire aussi que ça été joliment de ta faute… Tu t’es féru d’une Anglouaise, une fille éventée qui t’a bafoué, une rien de bon, quoi !

Le jeune Métis était devenu très pâle. D’une voix un peu tremblante, il dit :

Miss Clamorgan a agi comme maintes auraient fait à sa place… P’t’être qu’elle a mis un peu à profit… que… je la trouvais à mon goût… Ça, p’t’être ! Mais c’était pour donner des nouvelles à son frère et…

— Stop là ! interrompit Lacroix décidé à frapper un coup suprême… V’là justement où la mâtine t’a roulé dedans comme un novice… J’ai été un bout de temps au camp canadien, pas vrai ? Eh ben, si tu me connais, tu peux te dire que j’ai pris mes renseignements… J’ai su, en ouvrant l’oreille de droite et de gauche, des fois en questionnant un brin les « gensses » qui me soignaient, j’ai su que l’officier, le lieutenant, ne se nommait pas plus Clamorgan que je me nomme Grand-Ours… Y s’appelle Simpson, Edward Simpson, donc, il n’est pas plus frère que toué de la fille… Il est, tout bonnement, à ce qu’y paraît, son promis… T’avais pas « doutance » de ce coup-là, je crois ?

Atterré par ces révélations, Jean se taisait : très pâle, il sentait ce qu’il gardait encore de sentiment pour cette femme au fond de lui-même, ce rien de poésie qui survit dans certains cœurs jeunes à l’enthousiasme de l’amour, s’en aller dans un suprême dégoût. Quoi qu’il dît, il avait toujours pensé jusque-là qu’il y avait dans la conduite de l’Anglaise à son égard plus de sincérité que de calcul : son âme sincère et neuve répugnait à admettre qu’il en fût autrement chez cette belle fille de vingt ans, à la voix insinuante et aux regards si droits et si clairs… Mais maintenant, une honte, une confusion si inexprimables d’avoir joué un tel jeu de dupe, l’envahissaient, que seul le souvenir de miss Clamorgan lui devint subitement odieux. C’était bien fini… Et, désormais, son amour-propre à vif le faisait seul souffrir.

— Je te remercie, Lacroix, dit-il enfin d’un ton amer, de m’avouère guéri de cette femme à qui je pensais des fois encore… À c’te heure, je n’y songerai plus qu’avec mépris.

En ce moment même, Rosalie Guérin sortait de la ferme et passait, au loin, dans le soleil. Du menton, l’ancien éclaireur la désigna à son compagnon :

— V’là ce qui te faudrait, tiens, Jean, dit-il. Une brave et jolie fille de Bouais-Brûlé comme celle-là… Travailleuse comme pas une… et bonne ! Moué, ça me chavire le cœur quand je pense que son frère est mort, que son père est en train de passer, et qu’elle va rester seule dans le monde… Si tu voulais — pourtant, Jean !

Jean regardait Rosalie aller et venir dans la lumière… Longtemps, durant surtout qu’il était sous l’influence de l’Anglaise, il n’y avait guère pris garde… Un peu plus tard, à Batoche, lorsque, blessé, il avait senti avec quelle tendresse dévouée elle le soignait, il avait été touché profondément ; pourtant, par une sorte d’entêtement sentimental, de fidélité au souvenir de son premier et impossible amour, il s’était imposé de la considérer comme une troisième sœur. Mais les âmes jeunes ont soif d’espérance. Dans le désastre de son peuple, les deuils dont il était entouré, le cauchemar récent des jours tragiques, Rosalie, avec sa grâce alerte, était, à ses yeux, l’espoir et l’avenir. Et puis, maintenant qu’il sentait brisé le frêle lien qui l’attachait à un passé d’erreur, son cœur, comme un navire qui a rompu et qui prend le vent, s’orientait inconsciemment vers de nouvelles destinées. Il n’avait plus d’appréhension à s’avouer qu’elle était d’une savoureuse et saine beauté, Rosalie Guérin, qui passait dans la lumière de cette belle journée de printemps…

Elle avait disparu dans la ferme qu’il était encore là, songeur, regardant l’endroit qu’elle avait quitté, quand il entendit Lacroix murmurer pour la troisième fois :

– Tu n’aurais qu’à « voulouère », Jean !

Mais, au même instant, Henry de Vallonges accourait pour leur annoncer en même temps que le P. Léonard venait d’arriver et qu’Athanase Guérin entrait visiblement en agonie…