Nouvelle Librairie Nationale (p. 317-333).


XXIX
au camp du grand-ours

Dans les plaines, à une vingtaine de milles du Fort-Pitt, les carabiniers de Winnipeg étaient campés avec trois cents hommes d’élite du 65e régiment de Montréal et de l’artillerie.

C’était l’heure du repas. Une certaine animation régnait dans les groupes des soldats qui s’activaient autour des feux, ranimaient la flamme, faisaient bouillir l’eau du thé ou sauter les couvercles des boîtes de conserve de lard ou de bœuf… Assis sur des couvertures, près de l’entrée d’une tente, deux jeunes officiers, tout en dégustant un fin « sherry » et en fumant leurs pipes, dissertaient sur les vicissitudes de la campagne entreprise contre le « Grand-Ours », l’intraitable chef des Cris. L’un d’eux, un garçon d’une trentaine d’années, assez replet et de taille médiocre, se plaignait amèrement des longues marches sans résultat auxquelles ils étaient contraints sous le chaud soleil de fin de mai :

— Si du moins, disait-il, on était sûr, au bout de trois ou quatre jours, de joindre l’ennemi, on se consolerait, by God ! Mais songez que, depuis trois semaines, nous courons ainsi… Nos Scouts battent le pays autour du Fort-Pitt… Ils viennent avertir le colonel que les Indiens sont à tel endroit… bon !… nous accourons… et quand nous arrivons, plus personne… Et le lendemain, on recommence. Vous conviendrez que c’est exaspérant… Ah ! lieutenant Went, vous n’êtes ici que depuis deux jours avec vos carabiniers ; mais, quand vous aurez mené ce métier durant quelque temps, vous verrez ce que c’est.

— J’ai espoir que nous ne le mènerons pas longtemps désormais, lieutenant Halley, répondit Charlie en se versant une nouvelle rasade de sherry… Maintenant que Middleton est débarrassé de Poundmaker, il pourra, au besoin, concentrer toutes ses forces contre les Cris…

— Je sais ! je sais ! Mais il ne faut pas oublier que le Grand-Ours n’est pas un chef ordinaire. C’est un Indien remarquable, on ne peut pas le nier… Et vous verrez qu’il nous donnera encore bien du mal ! Il a sous ses ordres des hommes résolus à lutter jusqu’au bout, et même, si nous parvenions à le joindre, malgré nos deux canons…

— Nos deux canons mettront sa damnée bande en quatre et en dix ! interrompit Went avec sa vivacité ordinaire. Décidément, vous me paraissez pessimiste, mon cher lieutenant !

— Vous verrez ! vous verrez ! reprit Halley avec tranquillité… En attendant, je ne puis répéter qu’une chose : c’est que, ces derniers temps, je trouvais le métier si assommant, que j’aurais troqué volontiers mon uniforme d’officier du 65e régiment de Montréal contre celui de carabinier de Winnipeg…

— Vraiment ! Eh bien ! laissez-moi vous dire que vous n’auriez pas fait une fameuse affaire si vous aviez, par exemple, pris place sur le Northcote ! Essuyer durant deux heures un feu meurtrier auquel on peut à peine répondre, faute de voir l’ennemi qui est embusqué des deux côtés d’une rivière… ce n’est pas gai ! s’en aller ensuite à la dérive, être condamné à l’inaction, s’éloigner du lieu du combat sans avoir rien fait d’utile… que dites-vous de cela ? Ce fut mon sort pourtant à Batoche et le sort de bien d’autres… encore heureux de n’avoir pas attrapé une balle… et d’avoir pu, en fin de compte, échapper aux demi-blancs… C’est même la seule chance que nous ayons eue !

Charlie achevait à peine cette phrase qu’il se leva :

— Pardonnez-moi, dit-il précipitamment à son camarade, mais il faut que je dise un mot à ce sergent !

Il fit deux ou trois pas :

— Sergent Burns !

Le sous-officier s’avança :

— Enchanté de vous revoir, vraiment ! commença le lieutenant. Je vous croyais mort ; on m’a dit que vous aviez été atteint grièvement… Mais, comment se fait-il que je ne vous aie pas encore aperçu jusqu’ici ?

— C’est à cause de ma blessure, sir ! Comme je ne suis pas encore très solide, on m’a affecté au service des fourgons…

— Ah ! c’est cela ! Eh bien, maintenant, dites moi… donnez-moi des détails… ce pauvre Simpson ?…

— Oui, sir. Il est tombé pas loin de moi, à quelques mètres de la maison des prisonniers. On venait d’en briser les portes à coups de hache, et tous les captifs sortaient en poussant des « hourras ! quand lui, qui justement arrivait avec nous autres, a aperçu sa fiancée. Alors, vous savez, il a couru de ce côté, et une balle l’a frappé à ce moment… Le pauvre garçon est tombé juste à côté du capitaine French, qui venait de subir le même sort… Je me suis penché sur lui. Il n’était pas encore mort. Je l’ai bien entendu prononcer quelques mots… Mais, aussitôt, la jeune demoiselle est venue… Alors, je me suis retiré…

— Pauvre Simpson ! Sa fiancée a dû être bien affligée ?

— Je le pense, sir, car la jeune demoiselle est devenue pâle comme une morte. Seulement, vous savez, je n’ai pas eu le temps d’en voir bien long, il a fallu que je rejoigne les garçons qui couraient vers la rivière en tirant comme des enragés.

Went, songeant au triste sort de son ami, avait les larmes aux yeux :

— Pauvre Simpson ! dit-il encore avec mélancolie. C’est bien, sergent Burns, je vous remercie !

Il regagna sa place près de Halley. Il le trouva debout, le sourcil froncé, les yeux au loin :

— Qu’est ceci ? s’écria-t-il. Les « Scouts » qui reviennent !

Et il ajouta aussitôt, ironique :

— Ah ! c’est cela ! c’est bien cela… comme toujours… Ils ont découvert le camp indien… et nous allons y courir… pour n’en rien trouver, que l’emplacement, comme toujours !…

Deux minutes après, le colonel Strange, commandant des troupes canadiennes, faisait porter l’ordre de lever le camp. Il parut y régner, durant un moment, une légère confusion ; mais le calme se rétablit vite, et, moins d’une demi-heure après, on se mettait en route…

...........................

Les Scouts avaient signalé la présence des Cris à sept milles au nord-est du camp du colonel Strange. Les tentes indiennes étaient, en effet, installées sur une petite hauteur située à trois milles de la rive nord de la Saskatchewan, une sorte de plateau dont les abords étaient défendus par un marais et d’où l’on pouvait surveiller facilement l’horizon. Par une curieuse coïncidence, cette éminence, qui allait être le théâtre du dernier grand engagement de la campagne contre les Franco-Indiens du Nord-Ouest, portait le nom de Butte-aux-Français…

Avec ses « tepées » coniques en toile blanche, ses gens cuivrés aux longs cheveux, aux étranges costumes bariolés qui allaient et venaient dans une animation inusitée sous le grand soleil de fin de mai, le campement sauvage avait quelque chose de riant et de pittoresque… Un événement survenu dans la matinée y avait causé cette effervescence. Le camp somnolait dans le farniente de ses guerriers, parmi les lentes fumées de ses feux, lorsque trois cavaliers furent signalés dans la plaine. Ils marchaient sur la même ligne, et celui du milieu était porteur d’un drapeau blanc qui flottait au vent. Quand ils furent plus proches, on reconnut deux Métis et un Indien.

Aussitôt, une rumeur courut dans le camp : le grand chef des Sangs-Mêlés faisait apporter à ses frères rouges son drapeau, ce drapeau qui, sans la trahison, leur aurait donné la victoire. Et, lorsque les trois cavaliers, un peu hâves tous trois, après tant de jours de privations et de fatigue, mais les yeux brillants et la face résolue, arrivèrent sur le plateau, Pierre portant le précieux emblème, quelques interjections courtes et gutturales se firent entendre, et le murmure prolongé et profond qui est le « vivat » de ces hommes passa dans la foule indienne.

Deux heures après, les éclaireurs anglo-canadiens étaient signalés. Aussitôt, le Grand-Ours harangua ses guerriers ; ils ne devaient plus éluder la poursuite des ennemis, mais accepter la lutte même contre les forces très supérieures maintenant qu’ils étaient en possession du drapeau des Sangs-Mêlés. Toute autre conduite les eût rendus indignes de l’honneur de posséder un pareil emblème qui était à la fois celui d’un grand prophète et celui d’un grand peuple. D’ailleurs, sous ses plis, n’étaient-ils pas assurés de la victoire ? Enflammés par ces paroles de leur chef, ces hommes déjà si braves se sentirent invincibles. Ils étaient environ huit cents guerriers d’élite appartenant à diverses tribus et que la réputation de courage et d’audace du Grand-Ours avait ralliés autour de lui. Jusque-là, dans l’attente du moment favorable pour tomber à l’improviste sur les troupes du colonel Strange, préoccupés aussi de razzier dans les fermes abandonnées le bétail nécessaire à leur subsistance, ils avaient pu éviter tout engagement avec les Canadiens. Mais, à partir de ce moment, insoucieux de leur infériorité en nombre et surtout en armement, ils résolurent d’attendre l’ennemi de pied ferme : dès lors, ils n’eurent plus qu’un désir : celui d’une lutte prochaine, acharnée, et ils s’y préparèrent avec une sauvage ardeur.

Le drapeau avait été fiché en terre près de la tente principale. Pierre et François veillaient sur lui, assis non loin, dans un groupe de chefs. Outre une demi-douzaine de Bois-Brûlés échappés eux aussi au massacre de Batoche, il y avait là le Grand-Ours, appelé parfois encore le « Barbu », à cause de la particularité, rare chez un Indien, qui caractérisait son énergique et intelligente physionomie. Près de lui avaient pris place ses principaux lieutenants : Corne-de-Buffle, John Smith ; « Eau-qui-court », « Faiseur-d’Étangs », « Terre-Rouge », « la Mue »… Tous des hommes aux traits hardis ; aux faces graves, sous leurs longs cheveux couleur d’aile de corbeau, tressés en cadenette ou tombant en cascade noire sur leurs épaules. Pleins d’attention, ils écoutaient les Métis leur conter certains épisodes du siège de Batoche et leur parler de Dumont, de Garnaud et de Riel, surtout de Louis Riel, que ces gens simples tenaient pour un prophète… Et Pierre La Ronde, excité par l’idée de la lutte prochaine, leur disait que, captif des Anglais, Riel, du fond de sa prison, songeait en ce moment à eux, sans doute, et au drapeau qu’il leur avait confié, et qu’ils avaient pour mission de défendre, de sauver et même de conduire à la victoire…

L’annonce de l’approche des Anglo-Canadiens vint bientôt interrompre ses discours.

Chacun se leva pour gagner le poste qui lui était assigné.

À quelque distance dans la plaine onduleuse, on voyait s’avancer les « Scouts », puis, en masse plus compacte, les hommes du 65e régiment de Montréal, des carabiniers de Winnipeg, et enfin l’artillerie avec ses deux pièces de campagne,

La hauteur qu’occupaient les Peaux-Rouges à cause du marais qui l’entourait en partie se prêtait mal à une attaque de flanc. Aussi, les dispositions prises par le colonel Strange ne laissèrent-elles bientôt plus de doute aux chefs sauvages et aux Métis sur les intentions des Anglo-Canadiens : ils allaient tenter d’enlever la position par une attaque de front, au pas de charge…

Pierre La Ronde avait planté le drapeau fleurdelisé à l’endroit le plus élevé de la butte. Le vieux François se tenait près de lui, et un groupe de Bois-Brûlés et de guerriers d’élite commandés par Corne-de-Buffle formaient comme une garde autour d’eux.

Lorsque la sonnerie mordante du bugle entraîna, baïonnette au canon, les soldats du 65e et les carabiniers à l’assaut du camp, Grand-Ours, qui avait ordonné à ses tirailleurs de réserver leur feu, fit un signal. Aussitôt, une fusillade nourrie éclata sur la crête, fauchant les premiers rangs des assaillants, brisant leur élan, les forçant enfin à battre en retraite sous un ouragan de plomb.

— Les « pourious » n’y sont pas ! gronda le vieux François, l’œil brillant, un contentement répandu sur sa face ridée.

— Sûrement ! affirma Pierre. Et, pour qu’ils y soient, faudra avant qu’y nous passent su le corps ! Mais, ouvrons l’œil, grand-père. On dirait qu’y vont recommencer…

Avec la bravoure obstinée de l’Anglais, les ennemis revenaient, en effet, à la charge. La sonnerie du bugle emplissait l’air, les baïonnettes luisaient au soleil… Mais, comme la première fois, les rebords du plateau se couronnèrent de fumée, et dans un sifflement enragé de projectiles, les soldats du Gouvernement durent se replier, abandonnant la pente.

Une troisième tentative fut repoussée de la même façon. Aussi, quand l’aîné des fils La Ronde vit qu’ils s’apprêtaient à faire un quatrième effort, il pensa que ces hommes étaient moins braves que fous.

Déjà, les troupes s’élançaient lorsque Corne-de-Buffle, entre deux coups de fusil, dit, à voix très haute, mais d’un air impassible :

— Les soldats de la Mère-Blanche veulent nous prendre à revers !

Mais déjà le Grand-Ours, auquel rien n’échappait, détachait sur la droite du plateau une soixantaine de braves commandés par Terre-Rouge.

Il était temps.

Profitant de la diversion faite sur le front par une nouvelle charge, l’artillerie, précédée au pas de course par une compagnie de carabiniers, contournait déjà le mamelon. Mais, de la hauteur, les tirailleurs de Terre-Rouge suivirent leur mouvement et l’accompagnèrent de décharges meurtrières, pendant que le gros des Indiens repoussait pour la quatrième fois les assaillants… Un quart d’heure s’écoula… puis une soudaine clameur de rage s’éleva sur la droite où redoublait la fusillade.

— Les carabiniers sont su le coteau ! cria un Métis qui tiraillait à peu de distance des deux La Ronde.

Ils se retournèrent et virent, en effet, les Indiens de Terre-Rouge qui se repliaient, tandis que le Grand-Ours rassemblait, en hâte, ses meilleurs guerriers.

Au même moment, un sauvage de haute taille s’avançait rapidement vers les deux Bois-Brûlés. C’était « Marche-dans-la-Neige » avec sa face toujours un peu sombre :

— Le grand chef, dit-il à Pierre, m’envoie te dire de prendre l’emblème et de l’apporter au plus vite de ce côté…

Il désignait de la main l’endroit menacé par les Anglo-Canadiens.

— On y va ! répliqua le Sang-Mêlé en arrachant le drapeau du sol.

Et, suivi des autres Métis, de Corne-de-Buffle et de ses guerriers, il s’élança…

La compagnie de carabiniers qui avait contourné le mamelon était, en effet, parvenue, en dépit des efforts de Terre-Rouge, à gravir la pente, et son tir nourri jetait, de ce côté, le désordre dans le camp indien.

Mais, soudain, le jeune Bois-Brûlé paraît en agitant le drapeau… À sa vue, les deux cents guerriers d’élite rassemblés par le chef poussent leur déchirant cri de guerre, et, bondissant comme des loups à la suite de Pierre, ils se ruent, la hache à la main, sur les soldats. À ce terrible abordage, la compagnie ne peut résister. Elle se replie précipitamment en arrière. Mais son intervention a déjà donné le temps à l’artillerie qui la suivait d’arriver et de se mettre en ligne, si bien que, quand ce rideau d’hommes s’écarte, les sauvages trouvent devant eux, menaçantes, les gueules des canons… Danger nouveau, mais qui n’est pas pour briser leur élan farouche… Déjà, ils arrivent sur les pièces comme un ouragan quand deux détonations éclatent, formidables… Un double sillon sanglant marque le passage des obus dans la masse compacte des assaillants, et c’est, au milieu de la fumée, un grand tournoiement de corps vagues… En même temps, la compagnie de carabiniers, reformée en arrière, revient à la charge à la voix du lieutenant Went, et une grêle de balles pleut sur les Peaux-Rouges, achève de les arrêter, et, du même coup, sauve les pièces… Plusieurs guerriers pourtant étaient venus tomber jusque sur les roues des affûts. Certains râlaient encore : des artilleurs les achevèrent avant de les pousser à terre… Après quoi, ils reprirent leurs places, prêts à toute éventualité, mais, pour le moment, simples spectateurs des exploits des carabiniers, qui, entraînés par leurs chefs, tâchaient à regagner, en avant, leur première position.

En voyant flotter dans les rangs de l’ennemi un drapeau blanc, l’étonnement de Charlie Went, qui commandait cette compagnie, n’avait, certes, pas été médiocre.

Il se souvenait de l’avoir entrevu déjà à Fish-Creek et tirait, de ce fait, la singulière déduction suivante :

— En vérité, demi-blanc ou sauvage, cela ne diffère guère, puisqu’ils arborent le même signe de rébellion.

Et il concluait :

— Il faut que je m’en empare. Cet objectif stimulera mes hommes, et, si nous réussissons, cela produira sur ces gens un sérieux effet moral…

Se tournant alors vers ses soldats, il leur fit comprendre en quelques mots bien sentis quelle importance il attachait à cette prise.

— Par les cornes du diable ! gronda Hurry, le lieutenant a raison ; il faut qu’on leur arrache leur chiffon d’enfer ! Des garçons de l’Ontario ne sauraient souffrir que ces damnés chiens nous narguent avec cela plus longtemps !

— En avant ! cria Went. Et qu’on le rapporte !

L’idée de Charlie était fort juste : la perte de ce drapeau produirait une déplorable impression dans le camp indien. Les Peaux-Rouges le considéraient comme une sorte de palladium : Riel ne l’avait-il pas choisi comme emblème ? Et puis, il avait appartenu, ils le savaient, au grand peuple qui habitait ce vieux pays où vivaient les frères des Bois-Brûlés. Il avait assisté jadis à bien des combats glorieux… Et c’était une chose singulière et touchante que de voir ces hommes rudes et primitifs défendre avec tant d’âpreté tout le passé français qu’il portait dans ses plis… Car il était devenu, en quelque sorte, l’âme de la résistance, ce drapeau. Une phalange de guerriers l’entourait maintenant, et, bien qu’on se battit toujours avec fureur sur le front de la position, tout le combat sembla désormais tourner autour…

Lui, cependant, droit et blanc, dominait la mêlée, tenu d’une main ferme par Pierre, qui avait délaissé la carabine pour le revolver… Entraînés par leur officier, les Anglo-Canadiens foncèrent dans les balles… Nombre d’entre eux jonchaient le sol, mais les autres étaient parvenus assez près des sauvages qui, peu à peu, sous un feu terrible, reculaient.

Alors, levant la main qui tient la hampe, le jeune Bois-Brûlé poussa un déchirant cri de guerre et bondit en avant. Corne-de-Buffle, Marche-dans-la-Neige, des Métis et quelques autres s’élancent sur ses traces…

Malheureusement, l’impétuosité de Pierre l’a entraîné trop loin. La fusillade, en face, a redoublé soudain, et ceux qui accourent derrière lui le voient s’arrêter, tournoyer, puis s’abattre lourdement sur le sol… Et, lorsque ses compagnons arrivent à sa hauteur, ils se heurtent à un groupe de carabiniers qui cherche à s’emparer du drapeau.

Une lutte atroce s’engage sur le corps du Bois-Brûlé.

La première victime est le vieux François. Frappé d’une balle au cœur, il tombe sur son petit-fils, raide mort.

Un Anglo-Saxon à face de brute qui hurle à pleine gorge : « À nous, garçons de l’Ontario ! » veut porter un coup de crosse à Marche-dans-la-Neige. L’Assiniboine, avec une agilité de panthère, saute de côté, en même temps que sa hache fend en deux la figure de l’homme…

À ce moment, une bande d’une trentaine de guerriers lancée de ce côté par le Grand-Ours arrive avec une impétuosité telle que les carabiniers, incapables de résister à ce choc, reculent…

Le corps du vieux Bois-Brûlé et celui de son petit-fils ainsi dégagés, Corne-de-Buffle se penche vers eux. Ils sont couchés en croix sur le drapeau. François est bien mort, mais Pierre, dont le sang rougit les fleurs de lis, respire encore, crispé à la hampe. L’Assiniboine, le thorax troué de coups de baïonnettes, est étalé sur le dos, près d’eux.

Aidé de quelques Métis, le Cri transporte aussitôt les trois cadavres dans le camp…

La lutte, cependant, continuait toujours.

La bande d’Indiens dont l’intervention venait, sans doute, de sauver le drapeau, s’acharnait sur les carabiniers avec une ardeur décuplée par son succès. Mais sa valeur n’eût pas triomphé du nombre supérieur de ses adversaires si le Grand-Ours n’eût détaché à son secours une bande nouvelle qui se rua avec la même fureur que la première.

Cette fois, la compagnie dut plier. Malheureusement pour les Peaux-Rouges, l’artillerie était toujours en ligne en arrière… Dès que l’infanterie l’eut démasquée, elle donna, brisant l’élan des sauvages…

Le chef cri comprit que, tant que les canons demeureraient à cette place, il ne chasserait pas l’ennemi du plateau. Il fallait s’en emparer à tout prix. À cet effet, il lança successivement de petites troupes de guerriers de ce côté. Beaucoup d’entre eux, pour donner moins de prise à leurs adversaires, en cas de corps à corps, s’étaient mis nus jusqu’à la ceinture, et c’était merveille de voir ces beaux torses bronzés, taillés en souplesse, se mêler et se ruer à travers les brumes de la poudre ; malheureusement, arrêtés par les obus et par les balles des carabiniers qui s’étaient portés entre les affûts, presque tous jonchèrent le sol à quelques mètres des pièces, et ceux qui parvinrent jusqu’aux artilleurs, lardés à coups de baïonnettes, teignirent de leur sang les canons…

Le combat durait depuis près de quatre heures…

Sur le front, où commandaient la « Mue », le « Faiseur-d’Étangs », et l’« Eau-qui-court », la lutte était toujours aussi acharnée. Plusieurs nouveaux assauts avaient été repoussés. Aux rebords du mamelon, sur la droite, les hommes de « Terre-Rouge » et de « John Smith », massés en force, surveillaient le marais et empêchaient le colonel Strange de venir à la rescousse de l’artillerie et de la compagnie de carabiniers qui avait pu gagner le plateau. De ce côté, d’ailleurs, les efforts des sauvages redoublaient : Corne-de-Buffle venait de reparaître avec, à la main, le drapeau dont l’étamine était rougie par une large tache de sang…

Il était 6 heures du soir.

Le colonel Strange comprit qu’il n’arriverait pas à enlever la position. Il se décida à faire sonner la retraite et à ramener ses troupes…

Au moment où l’artillerie et les soldats de Charlie Went regagnaient la plaine sous le feu plongeant des Peaux-Rouges, une balle frappa le jeune lieutenant à la nuque : il parut suffoquer un instant, puis tomba la face contre terre. On l’emporta.

La retraite des Anglo-Canadiens s’effectua sans encombre. Les Indiens, épuisés par la lutte, ne se hasardèrent pas à les poursuivre, et ils purent reprendre tranquillement le chemin du Fort-Pitt.

Pendant qu’ils s’éloignaient, Grand-Ours regagnait sa tente, où il avait fait transporter François, Pierre La Ronde et l’Assiniboine.

Quand il entra, ce dernier venait de mourir. Son énergique figure avait gardé jusqu’à ce moment suprême quelque chose de sombre, et il semblait que cet homme emportât dans la tombe avec lui l’amer regret de la capitulation de sa tribu.

Pierre, au contraire, sous l’influence d’un élixir dont on venait de lui verser quelques gouttes entre les lèvres, s’était ranimé. Mais la gravité de sa blessure ne pouvait laisser de doute sur le dénouement prochain et fatal.

Lorsque Corne-de-Buffle survint, tenant le drapeau fleurdelisé taché de sang, les yeux du moribond brillèrent, et ses lèvres laissèrent échapper quelques mots… Deux Bois-Brûlés qui se trouvaient à ses côtés se penchèrent…

Le désir suprême du blessé leur parvint dans un souffle :

— Le porter… à mon frère… à Jean…

Ils le promirent.

Pierre sourit faiblement, parut se recueillir et dit encore :

— Je lui désire… du bonheur…

… Du bonheur ! répéta-t-il plus bas.

Ses yeux parurent se fermer.

Sans doute, les deux Métis qui l’assistaient n’avaient-ils pas compris ce que le mourant voulait dire… Pouvaient-ils savoir, ces hommes, tout ce que ces derniers mots contenaient de repentir et de regret du passé ? Pouvaient-ils se douter que le souvenir de Rosalie Guérin venait le hanter à cette minute ? Mais, lorsqu’un instant après, le nom du Christ sortit des lèvres expirantes du jeune homme, en bons chrétiens ils comprirent leur devoir.

L’un d’eux tira de sa ceinture un chapelet qu’il mit entre les mains du moribond, puis, ôtant leurs chapeaux, ils commencèrent à réciter les prières des agonisants.

Dans l’ombre de la tente, le Grand-Ours, les bras croisés, et Corne-de-Buffle, immobiles tous deux, les écoutaient. Quelles pensées roulaient-ils dans leurs têtes chevelues d’hommes rouges ? Ils regardaient l’aîné des fils La Ronde, dont la face énergique était aussi blanche que la terre en hiver, tellement blanche que sa longue cicatrice n’apparaissait presque plus.

Ses prunelles noires étaient fixées avec obstination sur le même objet, en face d’elles, mais, de minute en minute, elles perdaient leur éclat.

Quand les deux Métis eurent achevé leur prière, ils se penchèrent sur le moribond. Presque aussitôt, ses prunelles se révulsèrent, sa bouche s’entr’ouvrit comme pour aspirer de l’air… Et ce fut là son dernier effort…

Ainsi mourut Pierre La Ronde, les yeux fixés sur ce drapeau qu’il avait trois fois sauvé.