Nouvelle Librairie Nationale (p. 221-232).


XXI
un drapeau en danger

Il était 4 heures du soir.

Enfouis jusqu’aux épaules dans leurs « rifles-pits », les infatigables tireurs bois-brûlés, aussi dispos, aussi calmes qu’aux premières minutes de l’attaque, continuaient à tenir les soldats du capitaine French en échec, à la lisière du bois.

Accueillis par une fusillade terrible dès qu’ils tentaient de pénétrer sous le couvert, les Canadiens se battaient bravement, mais sans pouvoir avancer d’un pas. De temps à autre seulement, des Scouts plus adroits et plus agiles parvenaient à se glisser derrière un tronc et à s’approcher un peu, mais ces individus isolés finissaient presque toujours par payer de leur vie leur trop grande audace.

Insoucieux des balles qui sifflaient rageusement à leurs oreilles, les principaux chefs Métis, Riel, Dumont, Garnaud, parcouraient sans relâche leurs positions, promenant de tranchée en tranchée l’exemple de leur bravoure et le feu de leur enthousiasme.

Les qualités de leur race, le sang-froid, l’énergie, l’adresse et, par-dessus tout, l’indomptable persévérance indienne, les Métis les retrouvaient sur ce terrain qui leur était familier, dans ce sous-bois, au fond des « rifles-pits », qui leur permettaient de ménager leurs forces et de se dérober suffisamment au tir de l’artillerie qui, dans la matinée, leur avait été si funeste.

Seul peut-être, dans leur parti, Henry de Vallonges n’appréciait que médiocrement cette façon de se battre. Bouillant, imbu des traditions françaises, il ne rendait que médiocrement justice à cette habile tactique indienne, la seule pourtant susceptible de balancer, devant un ennemi supérieur, l’infériorité numérique et celle de l’armement. Il s’énervait et eût désiré qu’on chargeât une bonne fois l’ennemi. Les trompettes du 12e hussards, le régiment où il avait accompli son année de volontariat, lui manquaient également. Combien il eût préféré leur fanfare aux appels rudes et gutturaux que se renvoyaient de temps à autre les éclaireurs indiens ! À deux pas de lui, le vieux François La Ronde chargeait et déchargeait son rifle avec une précision quasi automatique. Tout en agissant, il soliloquait ou bien adressait la parole à ses voisins sans que, toutefois, son œil mobile cessât de surveiller la lisière devant lui. À certain moment pourtant, il posa son arme à portée de sa main et, s’accotant à la tranchée, dit tranquillement :

— V’là le septième de ces Anglouais que je mets à terre… On a ben le droit de faire une pipe, à c’t’heure.

Il tira doucement une sorte de brûle-gueule de sa ceinture et se mit incontinent à le bourrer d’un gros tabac mêlé de « harouge », le narcotique favori des Métis et des Indiens.

— Si ça ne te fait rien, grand-père, dit à sa droite la voix de Jean, passe donc un peu de tabac par icite. Je n’en ai plus et j’ai « faim de fumer » aussi…

Un cri particulier, assez perçant, retentit à peu de distance sur la gauche :

— C’est Pierre, s’écria François. Cessez le feu un moment, les gâs, qu’y puisse nous aborder sans dommage.

Henry, le cadet et leurs voisins obéirent.

Une minute après, l’aîné des fils La Ronde sautait dans les tranchées, tandis que les balles, avec leur bruit désagréable, soulevaient autour de lui d’innombrables petits tourbillons de poussière en s’enfonçant dans le sol.

— Bien heureux de vous revoir, déclara le Français en serrant énergiquement la main du jeune homme. On ne savait pas trop par ici ce que vous étiez devenu !

— J’étais « emmi » mes éclaireurs, répondit Pierre. Et je vas y retourner dans un instant. J’ai seulement « accosté » icite pour vous dire un petit bonjour… N’y a pas trop de mal ?

— Pas trop… mais les munitions s’éclaircissent. Faudra bientôt songer à s’en procurer d’autres.

— Dis donc ! questionna François entre deux bouffées de tabac, ça s’est joliment passé à matin su’la rivière… Mes compliments… Ça va apprendre aux Anglouais ce que ça coûte de venir mettre le nez « chez Gariepy »…

— En effet, approuva Henry en souriant du terme familier par lequel les Métis désignent quelquefois Batoche. En effet ! Mais, ajouta-t-il vivement, nous n’avons pas de détails, Pierre. Et nous ne serions pas fâchés…

— Ah ! c’est pas dur de vous contenter. V’là donc l’affaire…

Il tira sa pipe à son tour et la bourra consciencieusement.

— V’là donc l’affaire… Su’l’ordre de Louis Riel, comme v’savez, on était établi depuis une bonne heure le long de l’eau, à hauteur du gué et y avait aussi pas mal de « sauvages » su’l’autre bord, cachés de la même façon, quand le vapeur s’amena… M’sieu le vicomte… dret devant vous, c’t’éclaireur !

Mais le Français avait à peine bougé son arme qu’un coup de feu retentissait près de lui. L’éclaireur tomba.

— Continue, Pierre, dit tranquillement François en relevant son rifle qui fumait.

— Donc, le vapeur s’amena… Arrivé au gué où l’eau est assez basse, fallut ben qu’y se ralentit pour ne pas s’échouer… À ce moment, je mimai le cri du geai, comme c’était entendu. Et, pour lors, ce fut une fusillade, ah ! mes amis, un tapage d’enfer des deux bords de la rivière. Mais v’savez ouï ça… Y tiraient aussi « eusses » su’nous comme des enragés avec leurs sniders et leurs canons… Mais on n’en pâtissait guère, v’savez ben… tandis qu’eux autres… M’sieu le vicomte, su’votre gauche.

Au moment où Henry épaulait, un coup partit. À cinquante pas, un homme tomba.

— Oui, continua Pierre sans s’émouvoir, y n’étaient pas fiers les Anglouais. Au bout d’une heure, leur satané navire avait sa cheminée trouée comme un passe-grain… Y n’gouvernait plus qui vaille… Y s’était même échoué su’un banc de sable. Tout de même y ont réussi à le tirer de là et à le rentrer dans le courant. Pour lors, nous autres, on l’a suivi, v’savez… jusqu’au village… Après il a continué… mais il nous a fallu qu’on vous joigne…

Comme il prononçait ces derniers mots, un juron étouffé retentit près de lui. Une balle venait de faire sauter en la brisant la courte pipe que François tenait entre ses dents.

— Par tous les diables ! s’écria le vieux en colère, faut que ces chiens-là me cassent ma bonne pipe ! Tas de maladrets ! Attendez un petit… On va vous apprendre à envoyer les pruneaux.

Une voix s’élevait, au même instant, d’un « rifle-pit » voisin :

— Plus de cartouches ! criait-elle. Va falloir qu’on songe aux minutions, dites donc.

D’autres voix s’élevèrent de tous les côtés, des tranchées :

— J’en ai quatorze, moué !

— Moué dix-sept !

— J’en ai neuf !

— J’en ai six !

— C’est vrai, conclut François, faut qu’on avise…

— Louis Riel ! fit Jean vivement.

Chacun tourna la tête.

Le long des levées de terre, un homme s’avançait, en effet, dans une parfaite insouciance des balles qui abîmaient les troncs d’arbres autour de lui.

— Depuis deux heures qu’y marche comme ça des uns ès autres ! s’exclama le vieux François avec admiration. Faut que le bon Dieu le protège, tout de même !

— Sûr ! affirmèrent avec conviction cinq ou six Métis.

— Bonjour, frères ! dit le chef en s’approchant. Est-ce que tout va ici suivant vos désirs ?

Debout sur le bord de la tranchée, Louis Riel souriait à ses hommes, tandis que, sur la lisière, redoublaient les crépitements de la poudre.

Le Français ne put s’empêcher de lui exprimer ses craintes pour cette bravoure vraiment téméraire.

Mais le Bois-Brûlé, les yeux brillants, la face illuminée, repartit vivement :

— Je ne crains rien, Monsieur de Vallonges, tant que ma mission ne sera pas terminée… Car Dieu est avec moi. C’est poussé par sa volonté sainte que j’ai quitté le Montana, l’an dernier, au mois de juin, pour me mettre à la tête de mes frères du Nord-Ouest… Il ne m’abandonnera pas… Il ne peut pas m’abandonner tant que je serai utile à la cause de ma patrie et de mon peuple…

Dans un respectueux silence, tous les Métis écoutaient leur chef, l’homme que le ciel leur avait envoyé pour défendre leurs libertés menacées.

— Ils mènent un fameux tapage, là-bas ! reprit Riel, ramené par une fusillade soudain plus nourrie, à la réalité immédiate. Est-ce qu’ils voudraient tenter un nouvel assaut ?

— Mauvaise affaire, déclara François, car les cartouches diminuent joliment.

— Alors, je vais en faire distribuer un certain nombre que j’ai en réservé. Mais, comme cela ne suffira pas, il faut que quelqu’un traverse la rivière pour aller en demander au camp des Cris, où il y en a des provisions… Veux-tu y aller, Pierre ? Monsieur de Vallonges, vous pouvez l’accompagner, si le cœur vous en dit : cela vous distraira, car vous me faites l’effet de vous ennuyer beaucoup dans ce trou…

— C’est la vérité pure, avoua Henry… Je conviens qu’une charge de cavalerie, sabre au poing, et voire même une simple charge à la baïonnette, ferait singulièrement mieux mon affaire…

— Ah ! la baïonnette !… Nos gens ne connaissent ça qu’au bout des fusils anglais… Mais vous reconnaîtrez, Monsieur de Vallonges, que leur manière de combattre n’est pas si mauvaise dans la circonstance, puisque voilà deux heures que les troupes canadiennes se battent contre eux sans pouvoir avancer… Mais je vous quitte, Monsieur, car il faut que j’ordonne la distribution de cartouches.

Tandis que le chef des Métis s’éloignait, le Français et l’aîné des fils La Ronde se disposèrent eux-mêmes à descendre à la rivière.

— Il y a deux canots de cachés sous les halliers du bord, expliqua Pierre à son compagnon. C’est plus qu’il n’en faut pour nous.

À la lisière du bois, le feu s’était ralenti.

— M’est avis qu’y serait temps qu’on reçoive nos munitions, observait Jean. Ça ne va pas tarder à chauffer… Y préparent sûrement quéque chose.

Au moment précis où Riel leur faisait remettre leurs paquets de cartouches, la sonnerie mordante du bugle vibrait dans l’air.

— À nous ! s’écria le jeune Métis.

Des cavaliers, une soixantaine environ, se précipitaient au galop sous les bois. Derrière eux, on apercevait les masses profondes de l’infanterie canadienne qui s’ébranlait au pas de charge, baïonnette au canon. On espérait évidemment que la plupart des cavaliers pourraient parvenir aux tranchées et donner aux troupes, vigoureusement entraînées dans leur sillage, le temps d’arriver aux « rifles— pits  » sans grandes pertes.

Mais, gênés par les éclaireurs cris embusqués un peu partout, accueillis par la fusillade meurtrière du gros des Métis, ceux qui composaient cette avant-garde héroïque, avant d’avoir atteint la moitié de leur parcours, roulèrent, pour les trois quarts, sur le sol avec leurs montures ; d’autres furent emmenés à droite et à gauche par les chevaux affolés, en sorte que carabiniers et grenadiers, sans avoir gagné beaucoup de terrain à leur suite, demeurèrent exposés au feu d’un ennemi qui tirait sans relâche avec une terrible justesse…

Un instant après, ils étaient contraints de se retirer, et seul demeura dans le bois, avec les victimes de cette tentative, un poney qui, insoucieux des détonations, allongeait le cou pour flairer le cadavre de son maître étendu sur le sol.

Une demi-heure s’écoula…

De part et d’autre, le feu avait molli. Les munitions, du côté des Métis, diminuaient de nouveau :

— On approche de 5 heures, je pense, dit François. Sûrement que Pierre et M’sieu de Vallonges ne vont pas tarder à s’en venir.

Au même instant, Gabriel Dumont, longeant la tranchée, arrivait à leur hauteur.

— La Rose n’est pas là ? demanda-t-il d’un ton fébrile qui ne lui était pas habituel.

— On ne l’a pas vu depuis ce matin, répondit Jean.

— Il a été tué en face de l’église, au moment qu’il voulait y entrer ! dit une voix plus loin.

— Tué ! mais, alors, notre drapeau ?

Les têtes, de toutes parts, se dressèrent. Chacun se souvenait, en effet, que le drapeau fleurdelisé des Bois-Brûlés ayant été confié à Prosper La Rose, un des notables de Batoche, cet homme avait eu l’idée de le planter, près de la croix, au sommet du clocher…

Dans la retraite un peu précipitée sur le bois parmi les obus et la mitraille, personne n’y avait plus songé au drapeau qui flottait encore sur la tour… Personne ? Si, La Rose, sans doute, puisqu’il avait été tué sur le seuil même de l’église à l’arrivée des Anglo-Canadiens dans le village… Mais une balle ayant fait échouer sa tentative, le précieux emblème qu’on lui avait confié devait être tombé aux mains de l’ennemi… À moins que, par un invraisemblable hasard, les soldats de la Puissance, trop occupés avec les Métis, n’y eussent pas encore pris garde.

— Il faut s’en assurer sur-le-champ ! ordonna Dumont.

— Y va-t-on ? crièrent vingt voix.

— Non, mes amis, non ! Il suffit d’un homme ou deux pour se glisser jusqu’à la lisière et constater si notre drapeau flotte toujours là-haut… Si oui, on avisera sitôt après.

— Ta blessure est encore trop fraîche, observa François à Jean, qui parlait de se proposer. Tu comprends : faut un homme qui ait bon pied, bon œil…

À ce moment arrivaient Pierre et Vallonges avec une couverture pleine de paquets de cartouches :

— Je me charge de l’affaire, déclara l’aîné des fils La Ronde, dès que Dumont l’eut mis au courant de la situation. Durant ce temps, que deux ou trois de vous autres descendent à la rivière avec M’sieu le vicomte, j’avons ramené un canot plein de munitions.

Ce disant, il s’assurait que sa hachette et ses revolvers étaient bien en place ; après quoi, il adressa un petit signe à Dumont et aux siens et disparut derrière les halliers.

Son absence dura une vingtaine de minutes environ. Quand il revint, la joie brillait dans ses yeux sombres :

— Le drapeau est là-haut ! s’écria-t-il avec émoi. Ils n’y ont pas touché !

Un joyeux hourra, dont l’ennemi dut s’étonner, courut avec cette nouvelle de tranchée en tranchée, d’un bout à l’autre des positions métisses.

— Frères ! dit d’une voix vibrante Louis Riel qui s’était avancé, le Très-Haut visiblement nous protège, puisqu’il permet que notre drapeau flotte encore sur l’église Saint-Laurent… Continuez donc de vous défendre avec l’énergie dont vous avez fait preuve jusqu’à cette heure. Nous ne pouvons guère songer à prendre, en ce moment, l’offensive… Mais je vais mûrir une idée dont l’exécution, une fois la nuit tombée, nous aidera, je l’espère, à regagner le terrain perdu et à reconquérir notre drapeau.

Une seconde salve de hourras répondit à cette petite harangue du grand chef, et, immédiatement après, grâce à l’appoint des munitions fraîches, la fusillade reprit, du côté des demi-blancs, avec une intensité nouvelle…

…Deux heures s’écoulèrent encore sans que le plus léger avantage vint encourager les troupes du Gouvernement.

Au crépuscule, la brise se leva.

Riel et Dumont apparurent sur les positions. Ils conversaient avec animation.

— C’est une bonne idée, disait Dumont. Le vent est d’ouest… Ça va faire l’affaire. As-tu prévenu les Indiens ?

— Pas encore… Des éclaireurs sont retournés voir si le drapeau flottait toujours sur l’église. Il n’a pas bougé. C’est providentiel !

— Ça prouve aussi que les gens de la Puissance ont pas mal à faire avec nous, répliqua Dumont. Mais voici que la nuit tombe. Riel, m’est avis que le moment est venu de mettre notre projet à exécution.

Dix minutes s’écoulèrent…

Tout à coup, parmi la pénombre, le sous-bois très en avant des tranchées métisses s’éclaira de lueurs étranges et mouvantes ; des serpents de feu parurent s’étirer et ramper au ras du sol ; puis, ce furent des pétillements rapides et croissants qui montèrent dans la fusillade. Trois minutes après, de longues flammes poussées par le vent, de longues flammes dévoratrices, jaillissaient de buissons en cépées et se dirigeaient ronflantes et grondantes vers les positions ennemies…

Abrités dans leurs rifles-pits, les Bois-Brûlés attendaient que ces terribles alliées eussent chassé devant elles les troupes canadiennes pour s’élancer à leur tour, les armes à la main…

Pendant près d’une demi-heure, ils écoutèrent la rumeur d’effarement qui perçait jusqu’à eux à travers un voile de feu et de fumée. Et quand, le sol s’étant un peu refroidi, on eut acquis la certitude que le général Middleton faisait évacuer l’église menacée par l’incendie, Riel, Dumont, Lépine, Nolin, crièrent à leurs hommes de s’élancer en masse sur les traces de la flamme.

Avec des hourras d’enthousiasme, les Bois-Brûlés bondirent hors de leurs tranchées. Mais il était déjà trop tard. L’artillerie anglo-canadienne, rapidement mise en ligne, les accueillit par une tempête d’obus et de mitraille.

À plusieurs reprises, ils tentèrent de s’emparer des pièces, mais, chaque fois, ils furent rejetés en arrière.

Enfin, après vingt minutes de lutte, force leur fut de battre en retraite vers les rifles-pits.

Le mouvement avait échoué. Des vides s’étaient faits dans leurs rangs.

Et lorsque le vieux François La Ronde se retrouva dans la tranchée avec Henry de Vallonges, ce fut en vain qu’il chercha ses deux petits-fils des yeux : Pierre et Jean La Ronde avaient disparu…