Nouvelle Librairie Nationale (p. 206-220).


XX
l’attaque de batoche

Les événements, désormais, ne pouvaient tarder à satisfaire les vœux de Pierre et Jean La Ronde, qui, meurtris tous deux, étaient résolus, chacun pour sa part, à chercher dans la prochaine lutte l’oubli de ses peines, non moins qu’à poursuivre le rachat de ses erreurs.

Après son échec de Fish-Creek, le général Middleton, campé au gué de Clark’s Crossing, sa base d’opérations, avait immédiatement demandé, par télégraphe, l’envoi de renforts.

Le 5 mai, le vapeur Northcote lui amenait de Swift-Current du canon, des troupes fraîches et des approvisionnements.

Le 6, tout étant prêt, la colonne se mit en route avec son artillerie renforcée d’une mitrailleuse Gatling, tandis que le Northcote descendait la rivière, ayant à son bord deux pièces de campagne, des carabines et plusieurs compagnies du « Midland Battalion ».

Le plan du général anglais était simple. Il consistait à attaquer le village de front pendant que le vapeur le prendrait à revers et couperait les communications de Riel avec l’autre rive de la Saskatchewan. Ainsi pris entre deux feux, les insurgés ne pouvaient tenir longtemps, et nul ne doutait, parmi les Canadiens, que, le soir même de l’attaque, la dépêche annonçant leur plein succès ne fût expédiée à Ottawa…

Bien qu’activement surveillée par les éclaireurs assiniboines et cris, la colonne parvint sans encombre à Gabriel’s Crossing, où son chef la laissa reposer durant un jour.

On n’était plus alors qu’à six milles de Batoche,

Le 8, Middleton, trompé par de faux rapports, quitta le bord de la rivière et dessina, à travers la prairie, un mouvement enveloppant d’un rayon considérable. Il arrêta ses troupes à un mille de Batoche, et le camp fut établi en cet endroit.

Le lendemain, dès 6 heures du matin, le général, après une reconnaissance préliminaire, donnait l’ordre de se porter en avant pour l’attaque du village.

On ne leva pas le camp, mais tous les hommes valides furent emmenés. En tête marchait l’infanterie montée de Bolston, précédant la mitrailleuse Gatling. Venaient ensuite successivement le 10e grenadiers, le 90e carabiniers et une batterie de deux canons. Deux compagnies suivaient avec la batterie de campagne de Winnipeg, les wagons de munitions, l’ambulance. Les « Scouts » de French, destinés à la réserve, fermaient la marche en un groupe bariolé où se mêlaient des Métis anglais, des cowboys et des Indiens Pieds-Noirs dans le plus hétéroclite accoutrement.

Le temps était fort beau, et, dans la fraîcheur matinale, « Scouts », carabiniers, artilleurs et grenadiers s’en allaient au combat d’un pas alerte, pleins de confiance dans leur nombre et la supériorité de leur armement. Plus joyeux qu’aucun de ses hommes, Edward Simpson, tout en marchant, songeait à sa fiancée, qu’il allait bientôt revoir, si, du moins, une méchante balle ne l’arrêtait net en route, « ce qui serait vraiment pénible, pensait-il, alors que tout s’annonçait si bien ». Mais il écartait le plus possible cette fâcheuse pensée et voulait croire que, s’il était atteint, le projectile aurait, du moins, le bon goût de ne pas lui occasionner de désagréments plus grands qu’à son ami Charlie Went. La blessure que ce dernier avait reçue au mollet était, en effet, à peu près guérie, et la seule précaution qu’il eût à prendre désormais était de ne pas la fatiguer. La conséquence de cette recommandation chirurgicale avait été l’embarquement de Charlie sur le Northcote, ce qui, tout en lui évitant les efforts de la marche, lui permettait de prendre part à la campagne.

À 8 heures, la colonne se trouvait à un mille à peine de Batoche, lorsqu’une série de détonations éclata, sur sa gauche, en bas, le long de la rivière.

— Tiens ! fit Edward, c’est le Northcote qui ouvre le bal !

— Ou plutôt les demi-blancs, sir, répondit un vieux sergent sec et long aux énormes moustaches rousses et tombantes.

— C’est vrai : car le vapeur n’est pas encore à hauteur du village… ce sont ces diables de papistes qui auront posté des tirailleurs sur les berges, à hauteur du gué… Tenez ! voici le Northcote qui leur répond !

Le bruit sourd du canon commençait, en effet, à ébranler tous les échos des bords de la Saskatchewan. En même temps la fusillade devenait plus nourrie.

— Ça chauffe ! dit encore le sergent, attention à nous aussi tout à l’heure !

— Eh bien ! qu’y a-t-il ? On ne marche plus ? demandèrent quelques voix.

La colonne, en effet, s’était presque arrêtée.

Le lieutenant s’écarta un peu pour jeter un coup d’œil en avant.

— Ce sont les « Scouts » qui se replient, déclara-t-il au bout d’un instant. Il y a du nouveau, garçons !

Presqu’aussitôt, la marche reprit.

Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que de nombreux coups de feu indiquèrent que les éclaireurs entraient en contact avec l’ennemi… Il y eut un nouveau temps d’arrêt, puis des ordres furent donnés, et bientôt les quatre pièces et la mitrailleuse passèrent, au galop des chevaux, sur le flanc de la colonne… En avant, le feu continuait toujours. Sur la rivière c’était aussi un crépitement continuel que le bruit formidable du canon semblait trouer toutes les minutes. Et, parmi ce vacarme, montait continu, désespéré, le sifflement du vapeur…

By Jove ! s’exclama le sergent. Sont-ils en détresse pour siffler de la sorte ?

— On le dirait, en vérité ! répliqua Simpson… car je ne pense pas que ce soit pour…

Une détonation formidable lui coupa la parole :

— Ah ! parfait ! voilà notre artillerie qui s’en mêle !… Patience, les garçons, elle va nous ouvrir un chemin…

Pendant trois ou quatre minutes, la mitrailleuse fit rage en avant de la colonne… Puis, comme il était facile de le prévoir, on reprit la marche en avant.

On aborda le petit bois d’où venait d’être chassée l’avant-garde des Bois-Brûlés. Des branches brisées, des troncs hachés par les projectiles, quelques cadavres çà et là indiquaient la lutte toute récente. De rares tirailleurs Métis et indiens, embusqués derrière les halliers, inquiétaient encore, tout en se repliant, les flancs de la colonne. Soudain, à trente pas à gauche, au-dessus d’un gros rocher, Simpson aperçut deux têtes et, à hauteur de l’une d’elles, un fusil dirigé vers lui. Mais le coup partit en l’air et la balle fracassa seulement des branches dans les cimes. Il vit alors que le compagnon du tireur avait levé le canon menaçant. Maintenant, penché vers lui, il lui adressait la parole en regardant l’officier de carabiniers.

Déjà, les balles pleuvaient autour des deux hommes. Mais alors Edward se retourna et, d’un geste énergique, fit signe à ses soldats de cesser le feu.

Dans l’adversaire qui lui avait peut-être épargné un coup mortel il venait de reconnaître le messager de sa fiancée au camp de Clark’s Crossing. Vivement, il porta la main à son bonnet et, d’un mouvement ample, il salua.

Debout, sans souci des balles qui recommençaient à siffler de divers points autour d’eux, les deux hommes répondirent à sa politesse par un salut non moins courtois, après quoi ils s’éloignèrent parmi les halliers, l’un brun et l’autre très blond, mais semblables par l’élégance de la silhouette, la crânerie et la désinvolture.

God bless me ! s’exclama stupéfait le vétéran aux moustaches rousses. Voilà une chose extraordinaire, en vérité !… Des sauvages qui épargnent nos officiers et les saluent !…

— Vous ne voyez donc pas que c’est pour nous narguer, sergent ! fit d’un ton colère un carabinier d’une trentaine d’années, dont la face de brute large, courte et rouge, était encadrée par une barbe frisottante de couleur indécise.

Ah ! continua-t-il avec un affreux juron, je me demande pourquoi on m’a empêché de loger un pruneau dans leur vilaine peau, car moi qui suis de l’Ontario…

— Silence, Hurry ! ordonna à mi-voix le sergent en jetant un regard inquiet vers Simpson qui marchait à quelques pas en avant d’eux.

Hurry décocha au gradé un coup d’œil irrité, mâchonna quelques paroles indistinctes et finit par se taire.

En tête de la colonne, la fusillade des « Scouts » avait cessé, et l’on n’entendait plus qu’en bas, sur la rivière, les décharges de l’artillerie du Northcote et l’appel continu de son sifflet, indiquant, à n’en pas douter, que le vapeur se trouvait en détresse.

Au débouché du bois, les troupes atteignirent le plateau découvert qui dominait Batoche. Une longue pente d’un demi-mille, couverte d’arbres, descendait à la Saskatchewan.

Au bord de l’eau s’étendait le village entouré de vergers, de taillis, de futaies, et, plus près, sur une place, s’élevaient l’église, le presbytère et quelques bâtiments publics.

Au sommet du clocher, près de la croix, on voyait flotter l’emblème de ralliement des Métis, le drapeau blanc fleurdelisé.

Là-bas, sur la rivière, le Northcote sifflait toujours. On l’apercevait, de cette hauteur, descendant le courant, à moitié désemparé, incapable de gouverner, semblait-il, et ne répondant plus que faiblement au feu de ses adversaires qui, embusqués derrière les halliers des deux rives, faisaient pleuvoir sur lui une grêle de balles.

Le général Middleton, cependant, ordonnait de mettre l’artillerie en ligne…

À l’abri de l’église Saint-Laurent et des premières maisons, les rebelles étaient massés en force, et il s’agissait de les en déloger sans retard.

Pendant que cette manœuvre s’effectuait au milieu d’un calme relatif, précurseur de tempêtes, Edward Simpson, les deux mains appuyées sur la garde de son sabre, promenait ses yeux songeurs sur les maisons du village éparses au-dessous de lui.

Il se trouvait donc, enfin, devant Batoche. Mais le plus dur de la besogne restait à faire. Ah ! certes, il eût donné beaucoup pour savoir lequel de ces toits abritait Elsie, sa chère fiancée ! Dans la lettre que le jeune Métis lui avait apportée au camp de Clark’s Crossing, elle lui assurait qu’elle lui ferait sous peu connaître le moyen de correspondre avec les prisonniers lorsque les troupes seraient devant le village. Mais la seconde lettre n’avait pu lui être remise, puisque le messager avait été frappé d’une balle à Fish-Creek… Et Simpson constatait à cette occasion que la mort ne semblait pourtant pas vouloir de ce garçon téméraire.

Pendant que le lieutenant laissait errer ses regards sur les habitations métisses, à quelques pas de lui, son capitaine interrogeait un « Scout ».

— Tous les Indiens sont-ils de l’autre côté de la rivière ? demandait-il. Ou s’en trouve-t-il aussi un nombre suffisant sous les ordres de Riel ?

Le « scout », un sauvage de petite taille, sec et laid, répondit en mauvais anglais :

— Oui, Saguenash, beaucoup… beaucoup d’Indiens dans le village…

— Je sais bien qu’il y a des batteurs d’estrade, insista l’officier. Mais, à part ceux-là ?

— Oui… oui ! répéta le Peau-Rouge avec force, je dis : beaucoup, beaucoup d’Indiens…

Ces derniers mots frappèrent l’oreille d’Edward, qui jeta les yeux sur l’homme. Il reconnut alors en lui un transfuge arrivé deux jours avant au camp canadien, et l’idée lui vint de l’interroger. Quand le « Scout », après quelques explications complémentaires, eut satisfait le capitaine, il lui fit signe d’approcher :

— N’étiez-vous pas à Batoche, lui demanda-t-il, avant de vous mettre au service de Sa Très Gracieuse Majesté ?

— Oui, oui, Saguenash ! moi à Batoche, avant !

— Fort bien ! Alors, vous allez pouvoir me donner un petit renseignement. Dans laquelle de ces maisons a-t-on enfermé les prisonniers ?

Le Peau-Rouge désigna de la main une toiture lointaine à demi cachée dans les feuillages clairs du printemps :

— Grande maison, là-bas… c’est là !

— Ah ! bon ! je vois, fit l’officier. Mais, parmi les prisonnières, n’avez-vous pas remarqué une jeune fille… blonde ?

Un large rire silencieux distendit les lèvres violentes du sauvage.

— Ah ! oui… la fille blonde… L’Indien sait…

Il achevait à peine qu’un long craquement lointain, succédant brusquement aux détonations isolées et plus proches, annonça que les rebelles ouvraient le feu de nouveau sérieusement.

— Mais c’est de l’autre bord de la rivière qu’on nous tire dessus ! s’exclama le sergent aux moustaches rousses.

On apercevait, en effet, de l’autre côté de l’eau, une nombreuse agglomération de tentes indiennes, et les flocons pressés de fumée indiquaient que les guerriers sauvages ne ménageaient pas leur poudre. Des salves vigoureuses leur répondirent du côté des Anglo-Canadiens, et, une minute après, l’artillerie donnait elle-même avec une assourdissante ardeur :

— Hé là ! l’Indien !… j’aurais à vous reparler ! cria Simpson au Scout qui s’éloignait. Dites-moi donc votre nom ?

— Pitre-le-Loucheux ! jeta l’homme.

Sur l’ordre de Middleton, les carabiniers s’avancèrent en ordre dispersé, et le combat ne tarda pas à devenir général.

Durant près de deux heures, on batailla dans un roulement de détonations tantôt mollissant, tantôt redoublé, selon les mouvements des Anglo-Canadiens… Chacune de leurs tentatives d’attaque était accueillie par un feu terrible, soutenu, de l’autre rive, par d’autres feux croisés que l’artillerie ne pouvait arriver à faire taire… Sans le secours des canons et surtout de la pièce Gatling qui, par moments, crachait plus de deux cents fois à la minute sa mitraille sur le village, la position eût fini par devenir intenable.

Les vides se faisaient nombreux dans les rangs. À chaque instant, des blessés étaient enlevés et transportés en arrière dans les chariots… Le feu plongeant des batteries de Middleton finit pourtant par avoir raison de la résistance acharnée des Métis.

Vers 11 heures, on signala un léger mouvement de retraite vers les bois, derrière l’église. Aussitôt, sans perdre une minute, le général donne l’ordre à l’infanterie de se former en colonne et de se préparer à la marche en avant, pendant que le capitaine Howard, qui commande à l’artillerie, fait amener les avant-trains…

By God! s’exclama le vieux sergent aux moustaches rousses. Ils sont enragés ces papistes ! rien que trois balles dans ma vareuse ! Heureusement qu’elle est deux fois trop large et que je suis mince comme une latte !

— Rodney est blessé ! dit une voix.

— Cambell a disparu ! dit une autre.

— Et Brown ? où est Brown ?

— Brown est tué ! répondit-on.

Hurry, le carabinier à face de brute, lâcha un épouvantable juron :

— Brown est tué ! Encore un garçon de l’Ontario massacré par ces bandits comme ce pauvre Scott autrefois !… Mais, patience ! Notre tour viendra, et tout ça va se payer doublement tantôt à Batoche.

Il achevait à peine qu’à vingt mètres en avant s’élève une horrible clameur ponctuée de nombreux coups de feu…

— Les Indiens !

Ce cri vole de bouche en bouche à travers les rangs. Une bousculade se produit…

Ce sont les Peaux-Rouges, en effet, qui, avec une singulière audace, profitant des halliers de la pente boisée, se sont glissés, au nombre d’une centaine, jusqu’aux rebords du plateau et qui ont soudainement surgi à quelques mètres des artilleurs occupés à atteler leurs pièces…

Et maintenant, c’est un terrible corps à corps. À travers une brume de fumée, on aperçoit, encadrées de longs cheveux, leurs faces peintes en guerre, hurlantes, farouches… Des crosses s’élèvent et s’abaissent. On voit fulgurer l’acier des haches et des couteaux au soleil. Le capitaine Howard, cependant, voyant la mitrailleuse attelée, s’est précipité :

— En arrière ! et feu ! feu à la prolonge !

Fouaillés par des bras fébriles, les grands chevaux canadiens, d’un brusque effort, dégagent la pièce qui flagelle aussitôt les assaillants d’un ouragan de mitraille. Rejetés en désordre par cette décharge, les Indiens hésitent, puis reculent, et, un instant après, les batteries amenées au bord du plateau balayent la pente d’une tempête de projectiles.

Après cette vive alerte, les grenadiers suivis des carabiniers, sous la protection de l’artillerie, commencèrent, au son des bugles, la marche en avant… En contre-bas, à hauteur du presbytère, on apercevait le gros des troupes de Riel qui se repliaient, en bon ordre, sur les bois. Seuls, quelques acharnés demeurés en arrière et cachés derrière des barricades improvisées ou à l’angle des maisons, accueillirent les Canadiens par un feu assez vif lorsqu’ils abordèrent le village.

Mais, refoulés graduellement, ils finirent par disparaître, et, quand Middleton déboucha, à son tour, sur la place, il n’aperçut qu’un prêtre qui, sur le seuil de l’église, agitait un drapeau blanc.

Le général donna quelques ordres, et, tandis que ses troupes s’arrêtaient pour souffler, il s’avança vers le parlementaire.

C’était le P. Léonard.

Le chef des troupes anglaises lui tendit la main et lui demanda s’il n’avait pas de proposition à lui soumettre :

— Nulle autre que celle-ci, général, lui dit le religieux. Il a coulé trop de sang déjà, et je voudrais tenter d’arrêter cette triste effusion : si donc il vous plaisait de nous faire certaines conditions acceptables, je pourrais aller trouver Louis Riel…

— Le Gouvernement m’a donné pour mission de prendre Batoche, répliqua Middleton d’un ton ferme. Et à moins d’une capitulation complète…

— Une capitulation complète, général ! Mais, oubliez-vous que Riel et Dumont ont ici, sous leurs ordres, huit cents hommes résolus, qu’ils sont retranchés fortement dans le bois et que le reste du village est solidement fortifié ?…

— Je sais tout cela, dit Middleton.

— Oui. Mais vous ignorez peut-être que votre vapeur à moitié désemparé descend la rivière au fil du courant et qu’il va sans doute tomber sous peu entre nos mains. De plus, un corps considérable d’Indiens, susceptibles de nous prêter main-forte à tout moment, campe de l’autre côté de l’eau… Dans ces conditions, parler de capitulation complète me semble au moins prématuré… Je crois qu’une entente…

— Il m’est impossible d’admettre aucune composition ! interrompit un peu sèchement l’Anglais.

— Mais il y a aussi les considérations d’humanité, continua le prêtre sans se décourager. Le curé de la paroisse, un vieillard, vient d’être atteint d’une balle dans son presbytère même. Dans cette église, des femmes, des enfants ont cherché un refuge.

— Ils ne peuvent y rester. Où mettrai-je, moi, mes blessés ? Où logerai-je, en cas de besoin, mes officiers ?

— Votre mitraille a déjà blessé, ce matin, pas mal de ces non-combattants, général. Si vous les renvoyez dans le bas du village, elle fera sans doute d’autres victimes…

— Qu’y puis-je ?… J’ai le regret d’être obligé de m’en tenir à ce que je vous ai dit.

Comprenant que toute insistance était désormais inutile, le P. Léonard salua le chef des forces canadiennes et se retira. Un quart d’heure après, une longue théorie de femmes, d’enfants et de vieillards sortait de l’église et du presbytère, pour entrer dans le bois.

— Si c’était moi qui commandais, disait Hurry au sergent en les regardant passer, j’alignerais tous ces gens-là contre le mur… ça ne serait pas long.

— Ça serait peut-être tout de même un peu vif, master Hurry !

Le carabinier haussa les épaules :

— Peuh ! des sauvages… Et puis, ils en font bien d’autres, eux ! Vous ne lisez pas les journaux ?

— Quelquefois… mais voici longtemps que je n’ai eu occasion de le faire.

— Eh bien ! Si vous aviez lu ceux de l’Ontario il y a seulement deux mois, vous seriez renseigné.

— J’en ai bien lu, il y a deux mois environ, mais c’étaient des feuilles du Manitoba.

— Alors, ce n’est rien, sergent ! c’est dans les feuilles de ma province qu’il faut voir des détails sur les brigands. D’ailleurs, ce sont les seules que doivent lire les « orangistes » dignes de ce nom…

Pendant que se poursuivait ce dialogue suggestif entre le vétéran et Hurry, les officiers canadiens, après avoir rectifié la position des troupes, faisaient transporter les blessés dans l’église, ranger en arrière les chariots d’approvisionnements, prenaient, en un mot, position aussi complète que possible de la partie du village évacuée par l’ennemi. Certes, c’était beaucoup déjà que d’être graduellement parvenu à ce point, mais le plus difficile restait à faire. L’attaque du Northcote avait échoué : il ne fallait pas que le vapeur tombât aux mains de Riel. Il importait donc, pour en finir au plus vite, de déloger les Métis du bois qu’ils occupaient et d’où un mouvement offensif était toujours à redouter.

Le général Middleton résolut de tenter un puissant effort. À 2 heures de l’après-midi, il donnait l’ordre au capitaine French d’aborder, avec toute l’infanterie déployée en tirailleurs, ce bois, dont les Scouts n’avaient cessé de surveiller la lisière, mais où régnait un silence de mort…