Nouvelle Librairie Nationale (p. 195-205).


XIX
résolutions

Gabriel Dumont et les deux La Ronde venaient de quitter le « log-hut  » lorsqu’ils rencontrèrent Henry de Vallonges qui rentrait.

Le Français parut un peu étonné de voir Dumont sortir de chez ses hôtes à cette heure.

— Nous avions à nous entretenir avec le fils cadet, lui expliqua sans insister le chef des Bois-Brûlés. Il a besoin en ce moment de repos.

Ils échangèrent quelques mots relatifs aux prochains événements. Après quoi, le vicomte, devinant que les trois hommes avaient affaire commune, se retira.

La soirée était pure et douce, et une lune jaune se levait déjà au-dessus des forêts. Des voix rieuses de femmes, des cris aigres d’enfants montaient, affaiblis par la distance de lointains log-huts essaimés sur les rives de la Saskatchewan. Une paix pastorale enveloppait ce coin perdu et sauvage de la terre, la paix des beaux soirs de mai faits d’ombre lumineuse, les mêmes partout avec leur odeur de jeunes feuilles, leur tiédeur voluptueuse, leurs étoiles rares et timides qui tremblent au ciel comme si elles redoutaient un retour subit du jour.

Tout occupés encore de l’affaire qui les avait réunis, les trois compagnons ne ressentaient qu’inconsciemment le charme de cette heure unique.

Tout en marchant, Dumont exposait à Jean-Baptiste la nécessité de veiller, malgré tout, sur son fils, à cause de l’Anglaise :

– Il est vrai, ajoutait-il, que les soldats de Middleton vont venir ces prochains jours lui donner de l’occupation, comme à nous tous. Ce sera la grande guerre, La Ronde ! J’espère que ton fils s’y montrera mieux qu’à la coulée et qu’il enverra à nos ennemis autre chose que des nouvelles de cette femme…

— C’est sûr, Dumont. C’est très sûr. Va, c’est un bon gas, au fond. Pas vrai, Pierre ?

Ainsi pris à partie, Pierre poussa un grognement sourd.

— Or, çà ! fit le père impatienté, est-ce que t’aurais encore quéque doutance de ton frère ?… Faudrait vouère ! t’es là pus muet qu’un poisson… Dis ton idée, si t’en as !

— Mon idée ? Eh ben ! la v’là, puisque vous le voulez ! Jean n’est qu’un failli Bouais-Brûlé !

Tout stupéfait de l’âpreté avec laquelle ces paroles étaient dites, Jean-Baptiste se tourna vers le chef comme pour en appeler à lui. Mais le lieutenant de Riel secoua philosophiquement les épaules :

— À ton aise, Pierre La Ronde, fit-il d’un ton calme. Seulement, voilà : moué, Gabriel Dumont, je tiens, à c’te heure, ton cadet pour un honnête métif. Si donc par malheur il attrapait une balle les jours-cite, faudrait que cette balle soye d’un fusil Snider, et non d’un rifle canadien… Tu comprends ? Et maintenant, que je te dise bonsoir !

T’as besoin de réfléchir à tout ça, et moué qui ai à parler à ton père !

Le chef toucha le bras de Jean-Baptiste, qui le suivit aussitôt, laissant son fils dans une perplexité qu’il n’avait jamais connue jusque-là… Un instant immobile, indécis, le jeune Bois-Brûlé suivit de l’œil les deux silhouettes qui s’effaçaient. Dans cette âme ténébreuse, l’orgueil blessé, la jalousie, un sentiment de respect pour Dumont et pour les décisions d’un chef, se livraient un effroyable combat.

Lequel allait l’emporter en lui, du civilisé conscient ou de l’instinctif sauvage ?…

Il regagna son logis d’un pas lent, l’esprit en fièvre. Ainsi, Gabriel Dumont le désapprouvait, Gabriel Dumont absolvait Jean… ou, du moins, son opinion prétendait substituer une folie de jeunesse au crime inexpiable que lui, Pierre La Ronde, avait tenté de châtier ! Mais Gabriel Dumont, cette fois, devait se tromper ; il se trompait : oui, certes, le cadet était réellement traître à la cause de Riel. Était-il possible, en effet, qu’il n’eût pas connu le contenu des lettres, comme il l’affirmait et qu’il eût agi aussi naïvement pour l’amour de cette fade Anglaise, alors que des filles de francs Bois-Brûlés… Et sa pensée s’achevait dans un frisson : puis il concluait, sentant quelque chose d’amer et de malsain s’agiter au fond de lui :

— Allons donc ! Jean est pleinement coupable… C’est sûr !

Tout en roulant dans sa tête ces pensées, il était arrivé devant la maison familiale : mais dans l’état d’agitation où il se trouvait, redoutant la présence de son cadet et même celle de sa mère et de ses sœurs, il contourna le corps du logis et, plein d’indécision, poussa la barrière de bois qui donnait accès au courtil.

Au milieu de cet enclos, les arbres fruitiers aux feuillages clairs semblaient tamiser avec les rayons de la lune toute la pureté de cette admirable soirée. Le terrain en pente descendait vers la rivière, dont on apercevait, entre les buissons, et comme par éclairs, l’eau pâle et lumineuse.

Pierre s’arrêta. Eût-il possédé l’âme d’un grand contemplatif qu’à cette heure, il fût resté indifférent à cette beauté de la nuit de printemps délicate et douce parfumée par le verger en fleurs. Une seule chose le frappait, captait ses sens : c’était un bruit à peu près continu dans le silence, le bourdonnement de deux voix emportées dans un dialogue animé.

Pierre s’avança et put constater que les causeurs occupaient la petite pièce de derrière, où Jean avait reçu le chef, et dont l’ouverture donnait de ce côté.

Il reconnut aussitôt le timbre un peu métallique et très net de son cadet. L’autre organe, plus grave, appartenait, à n’en pas douter, au Français :

— Ah ! je comprends maintenant ce que voulait dire Dumont, déclarait ce dernier. Oui, je le comprends : vous avez grand besoin de repos, en effet, mon pauvre Jean, après cette crise… ces terribles révélations…

— Ah ! M’sieu Henry, répliquait l’interpellé, ne m’en parlez pas… Je croyais, par moments, que ma blessure se rouvrait et que j’allais « passer »… Mais je me suis soulagé, voyez-vous : dix gouttes de ce breuvage m’ont remis à peu près le corps… car, pour le cœur, c’est une autre affaire…

Le Français ayant répondu quelques mots que Pierre entendit mal, Jean continua :

— Oui, j’sais ben… Le père et Dumont m’ont absous… ils comprennent que Jean La Ronde, qu’un La Ronde ne peut pas avouère fait pis qu’une folie… Mais, ce qui me crève le cœur, M’sieur Henry, ce qui me chavire jusqu’au fin fond, c’est qu’y a deux hommes dans Batoche qui croient pt’être encore… Ah ! malheur !

— Vous vous faites du chagrin mal à propos, mon pauvre ami. Pourquoi ces deux hommes n’auraient-ils pas foi dans l’opinion du chef ?… Et d’abord, quels sont-ils ?

— Pitre-le-Loucheux, qui m’a dénoncé… Ce chien a flairé que j’tais allé à Clark’s Crossing pour la lettre… comme un fou que j’tais ben sûr, M’sieu le vicomte ! Pour lors, il croit que j’ai trahi Louis Riel, et il doit le conter partout.

— Non, mon ami. Il n’est pas exact que le Loucheux ait dit cela de vous. C’est Gabriel Dumont qui a exagéré, sans doute, pour obtenir de vous la vérité. Ensuite, le Loucheux n’est plus à Batoche…

En quelques mots, le Français mit le convalescent au courant des mésaventures de l’Indien :

— Donc, concluait-il, il ne peut plus raisonnablement vous préoccuper. Alors, qui encore ?…

— Qui encore ?

Le jeune Métis parut hésiter. Enfin, d’une voix sourde :

— Tenez ! M’sieu Henry, v’là le plus dur pour moué. Je crois ben que mon frère, mon aîné, Pierre — eh ben ! je crois qu’y me soupçonne. C’est triste à dire, pas vrai ?… Mais je vois ça, allez ! à ses manières. V’là des semaines qu’y me r’gârde comme on r’gârdrait un mauvais chien…

La voix du cadet vibrait si émouvante, si sincèrement douloureuse dans l’air bleu de ce beau soir, que l’aîné, appuyé contre un arbre, l’oreille au guet, se sentit remué profondément. Ce trouble momentané l’empêcha même de bien saisir la suite du dialogue jusqu’au moment où le Français prononça avec autorité ces mots :

— Allons, mon ami, il faut vous reposer maintenant, et surtout ne plus songer à cette Anglaise… Cela vous fait trop de mal… Prenez donc encore un peu de ce breuvage avant de vous coucher et tâchez de dormir afin d’être dispos quand le moment en sera venu…

— V’s avez raison, M’sieur Henry, car je veux être « paré » à les recevouère, les Anglouais, quand ils accosteront Batoche. Et si y a des « gensses » qui doutent que je suis un vrai Bois-Brûlé, y le verront, de ce coup-là ! Ça, j’en réponds ! Je l’ai promis à Riel, du reste, car j’ai à me faire pardonner d’avouère été si fou !… Ah ! y verront !… y verront !…

Cette fois, Pierre n’y tint plus. Une minute après, il s’en allait à grands pas à travers Batoche, droit devant lui, les yeux fixes comme un somnambule… Une idée l’obsédait, le harcelait maintenant, celle de l’innocence de Jean. Il ne cherchait pas à s’en défendre, sentant que cet effort eût été vain.

Les propos du chef Métis avaient, malgré tout, impressionné son esprit ; ceux de son frère venaient de le toucher au cœur. Il y a dans les paroles de tout homme sincère une vertu secrète à laquelle les âmes loyales ne demeurent guère insensibles. Les derniers mots si nets, si précis de son cadet, l’avaient pénétré : à cette soif, si ardemment criée, de dévouement, d’héroïsme pour le rachat d’une erreur, il reconnaissait l’homme de son sang, de sa race, le véritable Bois-Brûlé… Devant une grande bâtisse de bois, l’aîné des fils La Ronde s’arrêta. Inconsciemment, poussé par l’habitude, il avait gagné le quartier général.

Une des fenêtres de la maison principale était encore éclairée : celle de l’appartement où travaillait Louis Riel. Après un court instant d’hésitation, il pénétra dans un log-hut contigu réservé aux éclaireurs. C’était le lieu où, depuis qu’il avait remplacé Lacroix, il passait presque toutes ses nuits lorsqu’il se trouvait à Batoche. Quelques formes vagues de dormeurs étaient étendues çà et là, sur une couche élastique de branches de sapin. Il s’y allongea près d’eux. Mais le sommeil fut lent à venir, à cause du tumulte de pensées qui lui enfiévrait le cerveau, et ce fut vers le matin seulement qu’il put clore les yeux.

Un bruit de pas de chevaux les lui fit rouvrir… Il était seul dans le log-hut. Il faisait grand jour.

Au dehors, il entendait des voix. Il se leva vivement.

Du seuil, il interpella un Indien qui lui tournait le dos, occupé à garder des poneys.

— Chien-Jaune !

L’homme se retourna.

— Quels sont ceux-ci qui viennent d’arriver ?

— Ce sont trois vaillants Neyowoch, répondit le Peau-Rouge. Ils se sont glissés cette nuit aux abords du camp ennemi. Ils apportent des renseignements. Les soldats de la Mère-Blanche font route en ce moment vers le premier gué.

— Dans deux jours, on s’empoignera ! murmura-t-il, tandis qu’un sourire de satisfaction éclairait ses traits rudes.

Tout à coup, sa figure changea d’expression. Il venait d’apercevoir Rosalie Guérin, passant à vingt pas de lui.

La jeune fille ne semblait pas l’avoir vu.

Comme il demeurait indécis, partagé entre le désir de lui adresser la parole et la crainte de paraître gauche, n’ayant rien de précis à lui dire, elle tourna la tête.

Ce ne fut pas long ; à peine eut-elle aperçu Pierre qu’elle parut tressaillir et pressa le pas…

Cette conduite étrange décida le jeune homme. Poussé par son naturel ombrageux, il s’avança, bien décidé à demander à la Métisse le motif de cette attitude… Peut-être était-elle simplement mal disposée à son égard, à cause des mots un peu vifs qu’il avait laissé échapper deux jours avant. En ce cas, il s’excuserait, la rassurerait… D’ailleurs, il allait savoir. En un instant, il l’eut rejointe :

— Rosalie ! dit-il en l’abordant, est-ce que… ?

— Vous ! laissez-moi ! s’écria la jeune fille qui avait légèrement blêmi. Ne me parlez pas ! Je ne veux pas que vous me parliez !

— Rosalie ! balbutia-t-il effaré.

— Ôtez-vous d’icite… Vous me faites horreur… Je sais tout… J’ai entendu mon père et l’un de ses amis parler de vous hier soir… Vous êtes un assassin !… Vous avez voulu tuer votre frère… Laissez-moi !

Elle était déjà loin que Pierre La Ronde, cloué au sol par la stupéfaction, n’avait pas encore fait un pas. Il demeura là quelques secondes, comme si les choses dures qu’il avait entendues ne parvenaient pas à forcer les barrières de son esprit… Puis, subitement, un flot d’amertume lui noya le cœur. En ce moment même, deux éclaireurs cris qui, le fusil en travers sur le pommeau de la selle, s’en allaient à leurs périlleuses aventures, vinrent passer devant lui. Et il envia ces hommes que la mort emporterait dans quelques heures, peut-être.

Ah ! la lutte ! Comme il lui tardait d’assouvir ses haines dans le combat, de faire payer toutes ses rancœurs à ces Anglais maudits ! N’était-ce pas une Anglaise encore cette femme qui, en soumettant la jeunesse de Jean à ses caprices, à sa volonté d’ennemie, était cause de tous leurs malheurs ? N’était-ce pas par elle qu’il avait failli lui-même devenir le meurtrier de son frère ?

Un effrayant désir de lutte, de sang et de mort soulevait cette âme violente et passionnée comme la marée soulève une barque… Et il s’en allait maintenant, droit devant lui, dans un besoin de fatigue et de dépense physique ; une surexcitation belliqueuse qu’il tenait de son hérédité sauvage, les yeux brillants, les mâchoires serrées, la joue gauche traversée par la blancheur de sa cicatrice…

Et, soudain, une voix calme l’arrêta :

— Où vas-tu donc si vite, Pierre La Ronde ?

Il leva la tête et s’aperçut qu’il était sur la place de l’église et que le P. Léonard, un des missionnaires les plus aimés des Métis, se tenait devant lui. À la vue de cette face crispée, de ces prunelles luisantes, le religieux eut l’intuition d’un drame intérieur. Il connaissait si bien ces âmes impulsives de Bois-Brûlés, droites, loyales, mais ombrageuses et passionnées. Il dit simplement :

— Tu souffres, mon fils ?

Le jeune homme fit un signe affirmatif.

— Où courais-tu ainsi ?

— Nulle part.

— Moi, je rentre au presbytère… Veux-tu m’accompagner ? Nous causerons.

Au respect, à la confiance qu’inspirait à tous le P. Léonard se joignait en ce moment chez Pierre un besoin de confidence qui n’était pas dans sa nature.

Mais il se trouvait à une de ces heures de la vie où l’amertume déborde l’être et où l’âme meurtrie sent le besoin d’être pansée comme le corps. Il suivit donc le prêtre.

Et lorsque, une heure après, il le quitta, on eût pu lire sur la face du jeune Métis, un peu sévère toujours, mais d’une énergie calme et comme détendue, la sérénité d’une âme apaisée, heureuse de noyer bientôt ses erreurs et ses chagrins dans l’accomplissement d’un devoir dont le dernier terme serait, peut-être, le suprême sacrifice…