Nouvelle Librairie Nationale (p. 186-194).


XVIII
l’entrevue

Durant le retour de leur expédition à Clark’s Crossing, Gabriel Dumont et Pierre s’étaient entretenus de Jean.

Grande avait été la stupéfaction de l’aîné des La Ronde, en apprenant de la bouche même de son chef que ce dernier, après les révélations du Loucheux, ne tenait plus son frère pour un vrai coupable. Cette façon de voir le laissa non seulement sceptique, mais fort mécontent. Maintenant qu’il s’était habitué à considérer son cadet comme un renégat bois-brûlé, traître à la cause de Louis Riel, il semblait trouver mauvais qu’on lui enlevât un si légitime motif de haine. Était-ce parce qu’il sentait obscurément que, s’il en était privé, sa haine n’en serait pas désormais moins forte ?

Rentré à Batoche, la séance tumultueuse de l’Exovidat détourna son esprit de ces préoccupations. Il sortit de la salle du conseil aussi échauffé que les Indiens dont l’éloquence enflammée de Riel avait attisé l’ardeur guerrière.

L’esprit tout en fièvre, il retournait au log-hut familial lorsque son père l’arrêta. Jean-Baptiste n’avait pas oublié, lui, le rendez-vous fixé par Dumont, et il lui tardait de connaître les conclusions nouvelles de son chef, non moins que d’être fixé sur ses dispositions à l’égard du fils cadet.

Pendant que son père et son aîné redescendaient ainsi vers le quartier général, Jean La Ronde, bien éloigné, certes, de penser qu’il fût ainsi en cause, venait de s’étendre sur une couverture auprès de sa porte et chauffait sa convalescence au grand soleil de printemps.

Il était encore pâle, et ses joues, légèrement creusées, ses yeux fatigués décelaient ses récentes souffrances. Mais l’extraordinaire plasticité du sang indien qui coulait dans ses veines, sa saine et robuste constitution et jusqu’à l’influence bienfaisante de la saison, s’unissaient pour lui restituer avec une rapidité ses forces perdues. En ce moment pourtant, il ne jouissait guère de cette double et enivrante sensation de la vie renaissante en soi-même et dans les choses, car, tout en laissant errer ses regards sur les vergers verdoyants qui s’échelonnaient en face de lui, il retournait dans son esprit un pénible problème.

La veille, au soir, il avait cherché dans son sac à feu la lettre que miss Clamorgan lui avait remise pour l’officier de carabiniers. Elle n’y était plus. Son émotion fut grande à l’idée qu’on avait pu la lui prendre… Deux choses étaient possibles : ou bien elle était tombée, égarée quelque part, ou bien on la lui avait dérobée. Cette dernière hypothèse le troublait profondément, car, enfin, que ne pouvait-on supposer à la découverte de cette lettre dont il était le porteur, cette lettre d’une prisonnière à son frère, officier canadien ? Il se disait bien que miss Elsie était trop loyale pour avoir tenté d’abuser de sa discrétion et que rien assurément, sous cette enveloppe, n’était de nature à le compromettre. Mais, en réfléchissant à sa conduite, il voyait clairement toute l’énormité de son imprudence. Certes, il aimait toujours autant miss Clamorgan. La fine silhouette blonde de la jeune Anglaise avait trop de fois hanté ses rêves et ses insomnies pour qu’il en pût douter. Pourtant, la souffrance physique l’assagissait, et, grâce aux circonstances qui le tenaient éloigné de la présence troublante et néfaste de l’enchanteresse, il s’était ressaisi… Comme il avait été fou ! Maintenant, quand il songeait à la balle de rifle canadien qui l’avait frappé, il ne doutait pas un instant que le Loucheux n’eût tenté de l’assassiner, sur un soupçon de trahison. Un soupçon de trahison ! Cela lui paraissait insupportable qu’un homme pût seulement effleurer d’un soupçon sa fidélité à la cause de Louis Riel.

C’est pourquoi, sous le soleil déjà chaud de cette belle matinée printanière, il s’abandonnait au charme tout physique du renouveau, tandis que son âme, repliée sur elle-même, inquiète et presque attaquée par le remords, se refusait à prendre part à la joie universelle.

Il rêvait ainsi depuis un temps inappréciable, lorsqu’un bruit lui fit tourner la tête. Son frère aîné s’avançait vers lui. Pierre le regardait en s’approchant, dans l’intention évidente de lui adresser la parole ; mais cette face sévère était d’une impassibilité que Jean sentait hostile. Sa sensibilité assez affinée l’avertissait de quelque chose de grave entre eux. Dès le début des hostilités avec le Dominion, certaines divergences d’idées les avaient éloignés l’un de l’autre ; puis, peu à peu, leurs rapports s’étaient tendus sans que le cadet pût rien préciser ; il avait seulement remarqué que Pierre ne s’inquiétait jamais de lui ni de son état. Aux rares heures où ils s’étaient trouvés réunis, il avait souvent surpris les yeux de son aîné fixés sur lui avec une expression singulière, inquiétante, et fuyant dès qu’il semblait s’apercevoir de leur insistance.

— Y a-t-il moyen que tu voies Gabriel Dumont tantôt ? demanda l’aîné sans préambule. Te sens-tu assez fort ? Il a beaucoup de choses à te demander.

— À moué ?

— À toué… Pour lors, ce sera tantôt… C’est dit ?

— C’est dit.

Jean le regarda s’éloigner, songeur…

Que pouvait bien lui vouloir le chef Métis ? Il fallait que ce fût grave pour que, dans les circonstances présentes, il se dérangeât lui-même… Et, tout à coup, il songea que ce devait être à propos du Loucheux… Ce Cri était accusé, il le savait, d’avoir tenté de l’assassiner… le chef voulait peut-être ouvrir une enquête à ce sujet… Oui, ce devait être cela…

La journée s’écoula pour le convalescent dans l’attente de cette visite sensationnelle. Il était seul à la maison avec sa mère et ses sœurs. Pierre n’avait pas reparu. Son plus jeune frère travaillait « aux rifles-pits », le long de la rivière, et son grand-père venait de partir en mission, chez les Bois-Brûlés de Saint-Eugène de Carlton…

Ce fut seulement le soir, un peu avant la tombée de la nuit, que Jean-Baptiste La Ronde reparut avec Pierre. Gabriel Dumont les accompagnait pour l’entrevue annoncée. Comme l’entretien devait être particulier, ils prièrent les femmes de se retirer et ils passèrent dans celle des trois pièces du logis qui donnait sur l’étroite bande de terre cultivée composant tout le domaine des La Ronde. Une ouverture assez large y laissait pénétrer avec un reste de jour l’odeur verte des jeunes feuillées.

Dans son cadre, au loin, quelques arbres fruitiers, pruniers et cerisiers, s’apercevaient, enneigés de fleurs… Une fraîcheur d’eau, l’haleine de la rivière, eût-on dit, y montait aussi à travers les viornes, la vigne vierge et les genévriers rampants.

Le chef Métis et Jean-Baptiste prirent place sur des escabeaux ainsi que Jean, tandis que Pierre s’asseyait dans un coin, sur une couverture, la face plus sombre que jamais. Une expression de rassérénement animait, au contraire, le visage de son père.

Son entretien avec Dumont, dans l’après-midi, après la séance de l’Exovidat, lui avait apporté un immense soulagement. En vain, Pierre, présent, s’obstinait-il, avec un étrange scepticisme, à ne rien voir qui pût innocenter son frère dans les révélations faites au chef par le Loucheux. Le père, trop heureux de sentir s’alléger l’affreux cauchemar qui pesait sur lui depuis des jours, rejetait toutes les objections et peut-être même eût-il absous son fils sans autre examen, si Dumont, plus froid et qui voulait aller au fond des choses, n’eût envoyé l’aîné prévenir le cadet qu’il désirait l’entretenir le soir même, sauf le cas où son état de santé s’opposerait à cette entrevue.

Le moment était donc venu de cette suprême épreuve dont Jean ne se doutait pas encore. Décidé à se faire tout de suite une opinion nette, le chef prit la parole le premier, en langue crise :

— J’ai interrogé, dit-il, Pitre le Loucheux, au sujet de la blessure que tu as reçue et j’ai appris de lui d’étranges choses.

Troublé par ce préambule, le jeune homme pâlit légèrement. Pourtant, ce fut d’un ton assez assuré qu’il répliqua :

— D’étranges choses ? Que le chef s’explique donc… Je suis impatient de savoir ce que lui a raconté cet Indien.

Sans ménagements, d’un ton bref, Dumont lança :

— Il assure que toi, petit-fils du Renard-Jaune, tu nous trahis !

Aussi pâle qu’un homme des villes, le jeune Bois-Brûlé se dressa tout d’une pièce :

— Le menteur ! cria-t-il. Le menteur !

L’épreuve était trop forte. Il retomba sur son siège, haletant, et peut-être eût-il glissé à terre si son père ne l’eût saisi par un bras :

— Mon fils, dit-il d’un ton presque câlin, mon fils, il ne faut pas croire que tout soit perdu. Rassemble ton courage et parle-nous : nos oreilles seront ouvertes à la vérité.

— Je sais que tu es allé au camp de nos ennemis, reprit le lieutenant de Riel, implacable.

D’une voix très distincte, quoique assez faible, le blessé répondit :

— C’est la vérité, grand chef. Mais, laissez-moi… Je vais vous expliquer… tout vous expliquer.

Il y eut un silence durant lequel s’entendirent au dehors les cris incisifs et joyeux des hirondelles qui se poursuivaient dans le ciel.

— Nos oreilles sont toujours ouvertes, dit enfin Dumont avec une nuance d’impatience.

Alors, d’une voix fiévreuse, par saccades, avec, parfois, des arrêts comme si la respiration lui manquait brusquement, Jean raconta comment il avait connu miss Clamorgan et comment il s’était laissé aller, sous son influence, aux imprudences qu’il payait maintenant si cher. Il n’omit rien des circonstances de sa faute et narra jusque dans les moindres détails son expédition nocturne à Clark’s Crossing, et la façon dont il était parvenu à remettre la lettre de l’Anglaise à l’officier canadien. Il ajouta, pour sa décharge, qu’il n’avait agi ainsi que sûr de la loyauté de cette femme ; elle avait profité de sa faiblesse assurément, mais dans un but si excusable ! Celui de rassurer son frère sur son sort et le sort de leur père…

Épuisé, il s’arrêta…

— J’ai soif, dit-il ; ma gorge est sèche !

— Pierre ! commanda Jean-Baptiste, va donc lui chercher une gourde d’eau.

Pierre obéit sans empressement.

Pendant ce temps, Dumont réfléchissait. Il n’y avait plus de doute : ce garçon était innocent du crime de trahison. Son récit corroborait les suppositions du subtil Loucheux : c’était bien cette prisonnière, cette « fille aux cheveux d’or », dont lui avait parlé l’Indien, qui était la cause de tout le mal ; Jean La Ronde n’avait été qu’un instrument entre ses mains ; son honnêteté, sa bonne foi, étaient hors de cause ; seules, sa grande jeunesse et la séduction de cette femme l’avaient induit en erreur.

Alors, à quoi bon insister désormais ? Le chef avait, dans sa ceinture, la lettre de l’Anglaise dérobée par Pierre. Il l’avait apportée pour s’en servir au cas improbable où Jean, coupable, eût nié son crime : il lui eût mis alors sous les yeux la preuve palpable de sa trahison. Mais, maintenant, elle était inutile, cette lettre où, d’ailleurs, aucune allusion au jeune La Ronde n’était faite… En la montrant, il n’eût que dévoilé au cadet le rôle joué par l’aîné dans cette affaire. Le pauvre garçon était déjà assez affligé. Fallait-il le désespérer davantage ?

Durant quelque temps, Jean parla encore, la face toute blanche dans l’ombre qui, déjà, noyait la salle. Lorsqu’il eut achevé sa confession, Dumont demanda simplement :

— Pourrais-tu nous jurer sur ceci la vérité de ce que tu viens de nous avouer ?

Vivement, Jean La Ronde avança la main vers une image pieuse collée à la muraille :

— Je le jure sur la croix ! dit-il avec solennité.

Le chef serra cette main étendue.

— Nous te croyons, Jean La Ronde… Mais nous jureras-tu aussi sur le Sauveur que tu ne chercheras jamais à revoir cette fille anglaise ?

Jean crut soudain que tout tournait autour de lui. Pourtant, il leva la main. Elle lui semblait de plomb :

— Je jure, balbutia-t-il avec effort.

Et il sentait en même temps une douleur aiguë au fond de sa poitrine, comme si une des fibres de son cœur venait de se rompre.

Puis il demeura anéanti par tant d’émotions, le cerveau vide, dans l’ombre douce de ce soir de mai qui noyait la petite salle nue, tandis que des cris d’hirondelles se croisaient, dehors, sous le ciel bleu… Mais ce silence ne dura guère. Trois secondes, à peine…

— Au revoir ! Jean La Ronde, disait la voix de Dumont. Et souviens-toi de ton serment !

Des mains amicales pressèrent les siennes. Machinalement, il suivit les trois hommes jusqu’à la porte.

Quand ils eurent disparu, il regagna la salle. Les sièges étaient encore là, dans une sorte de conciliabule muet. Brisé, il se laissa retomber sur l’un d’eux… Et, longtemps, il demeura là, parmi l’ombre qui s’accroissait de minute en minute, la face blême et crispée, le menton aux poings…