Éditions Édouard Garand (71p. 24-28).

IX

COMMENT ALPACA ET TONNERRE REPRIRENT LEUR LIBERTÉ


Le premier geste d’Alpaca et Tonnerre, à la vue du colonel, fut de se courber en une profonde révérence et avec une gravité d’arabe. Puis ils concentrèrent chacun un regard très digne sur la personne du colonel.

Ils crurent observer que l’officier n’avait rien de bien plaisant ni de bien accueillant dans sa physionomie excessivement dure et menaçante, et dans ses yeux jaunâtres ils purent voir étinceler de sanglantes lueurs.

Tout cela était du plus mauvais présage… et les deux amis se sentirent la petite chair de lapin !

Et le colonel leur prouva de suite la justesse de leur observation par ces paroles brutales :

— Vous autres, passez-moi de vos singeries et apprêtez-vous à répondre à mes questions. Mais je vous préviens de suite que si vous vous avisez de déguiser la vérité, vous apprendrez qui je suis.

— Monsieur, fit Alpaca de sa voix sévère, si vous appelez singerie un acte de politesse élémentaire…

— Pas de commentaires, toi, espèce de gourde ! interrompit durement le colonel.

— Peut-être que moi… voulut intervenir Tonnerre.

— Et quant à toi, rugit le colonel, tiens, vois-tu ces arbres dehors ? Et par la porte ouverte il indiquait le bouquet d’arbres du parterre.

— Ce sont de beaux arbres, en vérité, répondit Tonnerre.

— Eh bien ! s’ils te plaisent tant que ça, tu pourrais bien t’y trouver à l’ombre au bout d’une corde !

— Quant à l’ombre, je ne dis pas, gouailla Tonnerre ; mais pour ce qui en est de la corde, je préfère l’avoir dans le fond de ma poche qu’à l’entour de mon cou. Merci bien !

— C’est bon, tu me remercieras quand je t’aurai envoyé à tous les diables !

— Merci bien, je ne manquerai pas de leur fait part de votre prochaine visite !

— Silence ! rugit le colonel en levant son stick sur Tonnerre qui souriait narquoisement.

Mais le colonel ne fit qu’une menace. Il se contenta de hausser les épaules avec mépris, et se tourna vers les six militaires qui étaient tout stupéfiés de l’audace du « petit vieux ».

— Vous autres, poursuivit rudement le colonel, vous allez me tenir en respect ces deux individus, et s’ils parlent encore, tirez !

L’ordre fut aussitôt exécuté et six revolvers furent braqués sur nos amis. Mais eux ne bronchèrent pas.

Et se retournant vers ses prisonniers le colonel se mit à rire.

De son côté, le colonel réussit à retrouver son calme, et il dit sur un ton digne et autoritaire aux deux prisonniers :

— À présent, vous allez répondre à mes questions.

— Nous écoutons, cher monsieur, fit Alpaca.

— Dites-moi, en premier lieu, ce que vous avez fait de la valise ?

— De quelle valise voulez-vous parler ? demanda Alpaca avec une impassibilité d’indien.

— Ce n’est pas une question, c’est une réponse que je veux. Où avez-vous mis cette valise ?

— Avez-vous entendu parler de ladite valise, Maître Tonnerre ?

— Non, cher Maître, c’est bien la première fois qu’on m’en parle.

— À moi de même.

— Répondrez-vous ? clama le colonel.

— Monsieur, dit Alpaca, vous nous parlez d’une valise dont nous ignorons l’existence.

— Je connais, émit Tonnerre, bon nombre de marchands qui possèdent bon nombre de valises, peut-être que…

— Toi, rugît le colonel, je t’ai déjà dit de te taire. Et de son stick, qu’il éleva au-dessus de ses hommes, il fit un nouveau geste de menace.

Mais Tonnerre ne sourcilla pas et garda le silence exigé.

Le colonel fit entendre un ricanement moqueur et dit :

— Je vais vous rafraîchir la mémoire, attendez !

Il toucha le caporal à l’épaule et commanda :

— Caporal, veuillez dire à ces deux hommes les instructions que vous avez reçues et que vous exécuterez à la lettre… allez, je crois que cela les intéressera beaucoup.

Le caporal parla ainsi, tandis que l’officier rivait sur les deux prisonniers un œil narquois :

— D’abord, je ferai donner à chacun de nos deux prisonniers une bêche. Puis je les ferai conduire sous les arbres, et là, je leur ordonnerai de creuser une fosse mesurant pas moins de six pieds en longueur, de trois en largeur et de six en profondeur. Cela fait, je les posterai tous deux côte à côte au pied de la fosse, je leur ferai lier mains et pieds et je leur banderai les yeux.

— Ensuite ? dit le colonel qui avait à ses lèvres un sourire cruel.

— Ensuite, je disposerai mes cinq hommes en peloton et à dix pieds seulement des deux prisonniers, et je leur ordonnerai de mettre en joue leurs revolvers…

— Et enfin ? interrompit le colonel.

— Je commanderai le feu !

À ces dernières paroles du caporal Alpaca et Tonnerre, malgré toute leur bonne volonté, ne purent réprimer un frisson d’horreur.

Le colonel perçut ce frisson et sourit.

— Mais, caporal, reprit le colonel, vous avez oublié de dire ce que vous ferez de la fosse que vous aurez fait creuser.

— Dans la fosse, monsieur, nous jetterons les cadavres de ces deux hommes, et nous la comblerons ensuite.

Cette fois Alpaca et Tonnerre ne sourcillèrent pas.

Mais par un mouvement le colonel, probablement à son insu, se trouvait à masquer l’un des soldats devant lesquels ils se tenaient, et ce soldat avait son revolver braqué dans le dos du colonel. Tonnerre observa ce détail et un sourire moqueur courut sur ses lèvres.

— Pardonnez-moi, monsieur l’officier, de vous désobéir sitôt, dit-il, mais je désire vous rendre un service.

Le colonel regarda Tonnerre avec un stupide étonnement, et dans le court moment de silence qui suivit et au jeu que fit la physionomie de l’officier, on aurait pu penser que ce dernier commençait à comprendre que ses deux prisonniers se moquaient positivement de lui. Ses regards s’emplirent d’éclairs fulgurants, et l’accès de rage qui survint fut si brusque et violent qu’il ne put sur le coup proférer une parole. Or, Tonnerre en profita pour continuer :

— Je dis service… parce que je constate que vous êtes en danger de mort !

Ces paroles mirent une digue au flot de rage qui allait déborder chez le colonel et augmentèrent son étonnement, tandis qu’elles créaient sur les figures des soldats le plus drôle des ébahissements. Seul Alpaca comprit le sens des paroles de son compère et un large sourire fendit sa bouche, ce qui lui arrivait rarement.

Ce sourire piqua la vanité du colonel.

— Qu’est-ce à dire ? vociféra-t-il en marchant contre Tonnerre.

— C’est-à-dire, répliqua Tonnerre, que je sais ce que je dis. Je le répète pour votre bien : vous êtes en danger de mort, voilà tout ! N’est-ce pas, Maître Alpaca ?

— Rien de plus évident, Maître Tonnerre. Mais je comprends que monsieur l’officier est très brave, et, étant très brave, peu lui importe qu’on lui tire dans le dos, bien que, à la vérité, une balle dans le dos…

Mais déjà le colonel, en dépit de son esprit obtus, devinait la pensée de Tonnerre. Il se tourna d’une pièce et se vit menacer à la poitrine par le canon d’un revolver, par celui-là même qui l’instant d’avant le menaçait dans le dos.

Il fit un geste de fureur et s’écria en menaçant le soldat ahuri :

— Espèce de brute ! est-ce ainsi que je t’ai dit de tenir en respect ces hommes ?

La main du soldat et son arme tremblèrent… La colère chez le colonel fit place à la peur, car ce soldat, sans le vouloir et dans son trouble, pouvait appuyer un peu trop sur la détente… Aussi le colonel, emporté par cette peur, fit un bond énorme de côté pour se mettre hors de la portée du revolver. Puis d’un autre bond il se trouva derrière ses hommes, c’est-à-dire en sûreté.

Livide d’épouvante, haletant, suant, le colonel n’avait pas repris ses sens qu’un rire énorme éclatait entre les dents de nos deux compères.

Ce rire ranima toute la fureur de l’officier.

— Plus un mot, vous autres, hurla-t-il, ou vous êtes morts !

Alpaca et Tonnerre reprirent aussitôt leur sérieux.

Le colonel les regarda longuement, et ce regard parut s’illuminer d’une joie féroce.

— Eh bien ! nargua-t-il, que dites-vous de cette petite combinaison, mes amis ?

— Je dis que c’est fort bien trouvé ! fit Alpaca toujours avec son air grave.

Et Tonnerre :

— Seul un esprit cultivé comme le vôtre, mon colonel, peut avoir de si admirables idées !

Le colonel éclata de rire.

— Ainsi, demanda-t-il, cette perspective d’une mort prochaine, ne vous émeut pas ?

— Peuh ! fit Tonnerre avec dédain. Mourir hier, aujourd’hui, demain, qu’importe ! puisqu’il faut finir par là un jour ou l’autre !

— Et puis, ajouta Alpaca, cette mort-là en vaut bien une autre !

— Mais la fosse !… ricana le colonel, elle ne vous dit rien non plus ?

— Rien, répondit Alpaca railleur, sinon, la sublime idée que vous avez eue de nous la faire creuser !

Le colonel éclata d’un nouveau rire.

— Seulement, mes pauvres amis, vous avouerez bien qu’à votre âge il fait bon vivre encore ?

— Sur ce point, répliqua Tonnerre, nous sommes d’accord avec vous.

— Mais nous ne le sommes point, reprit le colonel, au sujet de la valise que vous avez volée à un très haut personnage ?

— Votre accusation de vol, répliqua fièrement Alpaca, ne peut atteindre deux hommes d’une probité irréprochable !

— Vous niez donc avoir volé une valise ?

— Franchement, cher monsieur, dit Tonnerre, je ne comprends rien à cette histoire de valise. Et vous, cher Maître ?

— Moi non plus, Maître Tonnerre. On m’a bien parlé jadis de mystères qui existent quelque part… je crois qu’en voici un !

Le colonel échappa un geste d’impatience.

— Prenez garde ! gronda-t-il. Vous vous imaginez que je fais de vaines menaces… Mais sachez-le : si vous vous obstinez à ne pas dire la vérité, c’en est fait de vous deux !

— Depuis une heure que nous nous efforçons de vous la faire entendre, la vérité, rétroqua Alpaca.

— D’ailleurs, mon colonel, dit Tonnerre d’une voix plus aigrelette et plus narquoise, nous avons horreur du mensonge. Donc…

— C’est assez ! interrompit durement le colonel.

Puis, en proférant un juron, il demanda :

— Exécutez vos ordres, caporal ! Seulement, ajouta-t-il, s’ils se décident à parler, je vous autorise à leur faire grâce de la vie. Je pars, mais je reviendrai à temps pour l’exécution. Compris ?

— Compris, monsieur.

Et proférant tous les jurons de sa langue maternelle, le colonel gagna l’auto stationnée devant le parterre et s’éloigna bientôt vers la cité.

Le caporal donna des ordres immédiatement à ses hommes, et nos deux compères, toujours imperturbables, furent entraînés dehors.

Là, le caporal leur remit une bêche à chacun, et les fit conduire sur un côté de la maison. Et tout près de celle-ci il mesura la longueur et la largeur de la fosse, et commanda sur un ton rogue aux deux prisonniers :

— Maintenant à la besogne… et hâtez-vous qu’on en ait fini de vos carcasses !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Depuis près d’une heure déjà Alpaca et Tonnerre travaillaient assez mollement au creusement de leur fosse, et tous deux gardaient un silence morne.

Plus loin, sous l’ombrage des arbres du parterre et histoire de tuer le temps, les six militaires avaient de bouts de planches aménagé une table et engagé une partie de Poker. Ajoutons que, sitôt le colonel parti, l’un des soldats s’était faufilé sous des buissons du voisinage et en avait retiré quelques flacons d’eau-de-vie.

Si bien que les têtes s’échauffaient… Les rires et les chansons se mêlaient à la fumée des cigarettes. Il arrivait que de temps à autre l’un des militaires se tournait vers Alpaca et Tonnerre, silencieux à leur besogne, élevait un flacon rutilant sous les rayons du soleil qui filtraient au travers des feuillages naissants, le faisait miroiter un moment, et disait avec un rire narquois :

— À votre santé, messieurs !

Un autre ajoutait, croyant être plus drôle :

— Bon courage, mes amis !

— Vous pourrez nous dire demain ce qu’on boit de bon dans l’autre monde ! avait fait un troisième qui se croyait plus doué d’esprit que ses camarades.

Alpaca et Tonnerre se bornaient à pousser de rudes soupirs. Mais non des soupirs de peur ou d’épouvante à la pensée d’aller bientôt voir ce qui se passait dans l’autre monde, mais à l’envie atroce qu’ils avaient d’effleurer de leurs lèvres fiévreuses le goulot de ces merveilleux flacons.

Après une autre demi-heure de travail, alors que la tête de Tonnerre avait tout à fait disparu dans la profondeur de la fosse et que celle d’Alpaca se trouvait juste au niveau du sol, Tonnerre arrêta sa besogne et dit d’un air fort mélancolique :

— Savez-vous ce que je me demande depuis une heure, Maître Alpaca ?

— Quoi donc ? Maître Tonnerre.

— Je me demande quel rapport peut bien exister entre la valise, le colonel et les six particuliers qui s’abreuvent là sous notre nez.

— Ce rapport est tout simplet. Mais vous ne comprenez pas non plus pourquoi nous en sommes sitôt à l’article de la mort ?

— Je confesse que cet article demeure incompréhensible pour moi.

— Eh bien ! je vais encore vous étonner de ma clairvoyance et de ma compréhension, Maître Tonnerre.

— Allez donc, je me formerai sur vous !

— Voici : ce charmant colonel que, ma foi, je donnerais bien au pourceaux…

— Moi, je me contenterais de l’étriper simplement, gronda Tonnerre.

— Donc, ce colonel plein d’esprit et de génie se trouve être le neveu de l’ingénieur Conrad. Or, l’ingénieur ayant soupçonné Mademoiselle Henriette et Monsieur Pierre du vol des plans et modèle du Chasse-Torpille, et le colonel ayant de quelque façon ou par quelque hasard découvert que nous avions des accointances avec les soi-disant voleurs, il s’en suit qu’on nous a espionnés ou fait espionner dans le but fort louable de découvrir la retraite de Mademoiselle Henriette ou de Monsieur Pierre ou même des deux à la fois. Comprenez-vous ?

— Je commence… Poursuivez !

— Tout est là dans cet espionnage : le colonel tient des espions à nos trousses — ceux-là mêmes qui sont en train de boire à notre chère santé — et il arrive que ces espions nous filent, comme ils l’ont fait hier soir, sur la rue Dorchester. Or ces espions avaient ordre de nous sauter dessus à la prochaine opportunité. C’est ce qu’ils firent. Mais il arrive aussi qu’ils ont vent, à cause de cet imbécile de Grossmann, de certaine valise dont vous êtes porteur. Naturellement ils font part au colonel de ce détail, et vu que le colonel a des doutes sur la valise et mieux sur son contenu, il veut à tout prix savoir où nous avons mis ladite valise. Et voilà, maître Tonnerre !

— Oui, voilà ! Seulement, toute cette histoire ne me parait pas aussi claire qu’à vous. Il y a encore quelque chose d’embrouillé.

— Soit. Mais vous ne nierez pas que cette fosse est parfaitement claire ?

— Ah ! voilà bien où nous tombons d’accord. Belle fosse, en vérité ! Et bien ! Maître Alpaca, supposons que tout est clair et bien éclairé, alors, je vous le demande, qu’en déduisez-vous ?

— Une seule chose, Maître Tonnerre.

— Laquelle donc ?

— Ma déduction se résume en ce mot admirable d’Archimède : EUREKA !

— Et qu’avez-vous trouvé ?

— Le moyen tout simple d’échapper à ces soûlards !

— Par quelle porte, alors ?

— Par celle-ci ! répondit Alpaca en frappant de sa bêche la paroi de la fosse.

— Je ne vous comprends pas.

— Écoutez, vous allez voir. D’abord, j’ai calculé que notre fosse est exactement à trois pieds de distance de la maison.

— Ensuite ?

— Ensuite, par déductions, toujours, je me suis dit qu’une fois la profondeur de six pieds atteinte, nous devions nous trouver à peu près au niveau du sol de la cave.

— Ceci me parait fort bien calculé. Néanmoins, je ne vois pas bien ce que vient faire la cave dans votre déduction.

— Écoutez encore. Donc, puisque nous sommes de niveau avec le sol de la cave, en perforant, par exemple, un tunnel vers la maison, ce qui peut donner une épaisseur de quatre pieds environ, nous pourrons de la sorte gagner la cave, et de la cave la maison où il nous sera possible de combiner une évasion.

— Merveilleux ! s’écria Tonnerre ravi. Cher Maître de mon cœur, ajouta-t-il avec attendrissement, vous étiez né pour de grandes choses ! Vraiment vous êtes un homme supérieur ! Seulement, quant à votre tunnel… Et Tonnerre demeura silencieux et pensif en se grattant le front.

— Quant à mon tunnel… eh bien ?

— C’est-à-dire, non… pas votre tunnel… Je veux parler du mur des fondations qui me parait construit d’un ciment solide !

— J’ai pensé à cela. Maître Tonnerre. Étant plus observateur que vous, j’ai remarqué, ce matin, que les fondations n’ont pas la profondeur de la cave. Ce ciment que vous voyez n’a que quatre pieds d’épaisseur au plus, dont deux pieds au-dessus du sol et deux pieds en-dessous. De sorte que la cave étant creusée à six pieds de profondeur, il reste entre le sol de la cave et la base des fondations quatre pieds de terre. Et cette terre, à l’intérieur de la cave, est maintenue par un simple boisage.

— Ah ! ah !

— Vous voyez donc que l’exécution de ce petit travail est tout simplet.

— Très bien. Mais je ne vois pas encore comment nous sortirons de la maison, si nous y arrivons.

— Quant à ce détail, il faudra aviser. Toutefois, j’ai une idée.

— En ce cas, cher Maître, je me fie à votre idée comme à votre déduction. À l’œuvre donc !

— Minute, Maître Tonnerre !

— Quoi encore ?

— Ceci simplement : que vous allez creuser le tunnel pendant que j’aurai l’œil sur l’ennemi, car il est important que nous ne soyons pas pris en délit d’évasion. Si donc, on avait la curiosité de venir inspecter notre travail, je vous donnerai l’éveil, et vous vous arrangerez de façon à masquer le trou du tunnel.

— Bon !

— Ensuite, faites ce passage d’un diamètre aussi restreint que possible, mais suffisant pour que vous puissiez travailler sans trop d’inconvénients. Vous comprenez ?

— Parfaitement.

— Allez donc. Je rejetterai au dehors la matière qui proviendra de votre perforation.

Et avec une bonne gaieté de cœur Tonnerre se mit à l’œuvre. Il ne flâna pas, à telle enseigne qu’au bout de vingt minutes il heurtait le boisage de la cave. Puis ce boisage, à demi pourri, creva du premier coup de bêche. L’instant d’après, nos deux amis se trouvaient dans la cave.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant ce temps la partie de Poker s’était continuée, et les intéressés, à demi-ivres, paraissaient avoir oublié totalement leurs prisonniers. Et puis la discussion s’était élevé. On prétendait qu’il y avait tricherie, et le tricheur ne pouvait être que le caporal devant lequel s’entassait une jolie liasse de billets de banque.

Disons ici, pour mieux faire comprendre la scène qui va suivre, que les six militaires se trouvaient attablés non loin du porche de la maison, porche qui, à l’étage supérieur, formait terrasse avec une porte qui y accédait. Mais portes, persiennes, tout était clos hermétiquement.

Voici donc ce qui se passa :

Juste au moment où l’animation des joueurs au Poker atteignait son apogée, un homme parut sur la terrasse, un homme qui marchait sur la pointe des pieds et avec d’infinies précautions. Et cet homme était Alpaca. Il tenait, sous son bras un objet assez singulier, pour la circonstance, car cet objet ressemblait fort, sauf votre respect, à un vase de nuit.

Alpaca s’approcha très lentement de la balustrade. Il se pencha un peu. Là, en bas et sous ses yeux, les militaires se disputaient. Il prit très précieusement le vase entre ses mains, l’éleva avec précautions au-dessus de sa tête, le balança une seconde, puis le lança dans l’espace et dans la direction des soldats. Et sans attendre de voir si l’objet allait ou non atteindre son objectif, d’un bond Alpaca retraita dans la maison par la porte que Tonnerre de l’intérieur referma vivement et sans bruit.

Mais Alpaca avait l’œil juste et sûr, sans compter, disons-le à son éloge, qu’il était doué d’une merveilleuse adresse : car le vase de nuit, tout plein d’un certain contenu (sauf votre respect encore) partit de ses mains, fendit l’espace, et vint tomber comme la foudre au beau milieu de la table avec un fracas terrible, et en projetant son contenu sur les faces terrorisées des militaires.

Il y eut brouhaha, puis un pêle-mêle indescriptible. Puis les jurons éclatèrent comme des grenades, les regards, par instinct, s’élevèrent vers la cime des arbres, puis de là, par ricochet, vers la terrasse déserte, puis vers le toit de la maison solitaire, Mais aucun être quelconque n’était visible !

Quoi ! ce vase de nuit était-il tombé de la lune ?…

Mais le caporal, qui était peut-être moins bête que les autres, eut une idée soudaine. Il jeta un vigoureux « goddam » et cria à ses hommes :

— Suivez-moi !

Il s’élança vers la fosse.

Or, la fosse était vide… Mais le trou de l’excavation pratiquée par Tonnerre attira de suite l’attention, et ces hommes, joliment dégrisés à cette minute, regardèrent la maison. Ils comprirent…

— En avant ! hurla le caporal.

Il y eut une volée de jurons formidables, et les six hommes se précipitèrent dans ta fosse pour s’engager un à un ensuite dans le tunnel.

À ce moment précis, une auto s’arrêtait devant la grille du parterre. C’était le colonel qui revenait pour assister à « l’exécution », comme il l’avait promis.

Mais en voyant cette ruée folle des soldats vers la fosse, il fut saisi par un terrible pressentiment.

Il voulut rattraper les soldats. Il courut à la fosse et s’y laissa tomber au moment où le sixième des militaires fourrait sa tête dans le tunnel pour rejoindre ses compagnons.

À cette minute, Alpaca et Tonnerre apparaissaient sur la terrasse. D’un coup d’œil ils constatèrent que la cour était déserte. Avec une agilité de singes ils enjambèrent la balustrade, se penchèrent jusqu’à perdre l’équilibre, saisirent chacun un des piliers de la terrasse et se laissèrent glisser en bas.

— À l’auto ! commanda Alpaca.

Le caporal et ses acolytes paraissaient à cette minute sur la terrasse. De nouveaux jurons éclatèrent. Cinq ou six coups de feu suivirent, mais les balles se perdirent dans les arbres.

Tonnerre s’arrêta net près de la table. Une idée venait de traverser son cerveau. Il voyait à ses pieds le vase de nuit qu’avait lancé Alpaca. Il voulut faire une nouvelle bravade. Il saisit rapidement le vase, se tourna vers la terrasse, raidit les jambes, tendit les bras, et aux soldats abasourdis il lança de toute sa force ce projectile. criant en même temps de sa voix perçante :

— Tenez ! buvez-en… il en reste encore !

Puis, en quelques bonds il rejoignit Alpaca qui venait d’atteindre l’auto, et la minute d’après on ne vit plus sur la route qu’un nuage de poussière.

Mais ce n’était pas tout…

Tandis que les militaires, sur la terrasse, juraient et déchargeaient au hasard leurs revolvers, et juste à la minute où Tonnerre leur jetait le vase de nuit qui traversa l’espace comme une balle, le colonel apparaissait, tout essoufflé, dans l’encadrement de la porte.

Devant le projectile, les soldats, qui en avaient déjà fait la connaissance, s’écartèrent vivement et prudemment, mais il n’en fut pas de même pour le colonel… et en pleine poitrine il reçut « Les respectueux hommages de Maître Tonnerre » !