Éditions Édouard Garand (71p. 22-24).

VIII

L’ÉTRANGE AVENTURE DE TONNERRE ET ALPACA


Pour expliquer l’arrestation inattendue de Tonnerre et Alpaca, il nous faut revenir au moment où à l’Aréna, le Colonel et James Conrad avaient vu Pierre Lebon leur échapper. Mais avant l’incident, le colonel, à l’instant où l’on fermait les portes de l’Aréna, avait aperçu dehors deux individus qui n’avaient pas manqué d’exciter sa curiosité : c’étaient nos compères Alpaca et Tonnerre.

— Bon ! s’était dit le colonel, je retrouve encore ces deux oiseaux. C’est assez drôle que là où se trouve Benjamin ou Lebon, se trouvent aussi ces deux croquants. Cette fois, je vais prendre mes précautions…

La minute d’après où l’on avait constaté que Lebon n’était plus à l’Aréna, le Colonel, tout en rage, avait vu passer près de lui deux militaires, dont l’un portant le galon de caporal.

— Bonsoir, caporal ! dit-il

Le militaire ainsi interpellé s’arrêta court, manifesta sa surprise, puis salua.

— Approche ! commanda le colonel.

L’autre obéit, tandis que son compagnon se mêlait à la foule.

Pendant cinq minutes le colonel entretint mystérieusement le caporal, puis, comme ce dernier approuvait de la tête les choses que lui confiait son supérieur, celui-ci demanda :

— Puis-je compter sur toi et tes hommes ?

— Oui, mais je n’ai ici que six de mes hommes.

— C’est assez, sourit le colonel. Rassemble les à toute vitesse et conduis-les sur la rue Dorchester. Là, je suis sûr que vous trouverez le gibier en question.

— C’est bien, monsieur, dit le caporal.

— Tiens, prends ceci en attendant, ça vous permettra de vous procurer quelques flacons pour passer la nuit.

Et il mit dans la main du caporal quelques billets de banque.

Le caporal empocha l’argent, fit le salut réglementaire et alla à la recherche de ses hommes.

— Bien, se dit le colonel avec un sourire satisfait, si je manque Lebon, je compte bien tenir dans mes mains mes deux oiseaux et par eux obtenir des renseignements qui me vaudront de l’or !

Et nous savons comment les deux oiseaux dont parlait le colonel, c’est-à-dire Alpaca et Tonnerre, avaient été arrêtés par les soldats.

Et l’auto, qui avait emporté nos deux amis, après avoir traversé la ville et pris le chemin de la Longue-Pointe, s’était arrêtée devant une maison inhabitée tout enfouie dans un bouquet d’arbres, non loin du fleuve.

La maison n’avait qu’un rez-de-chaussée et un étage. Elle était complètement dénudée. Les soldats firent entrer leurs prisonniers dans un grand hall et s’arrêtèrent devant une porte placée sous l’escalier qui s’élevait vers l’étage supérieur. Le caporal ouvrit cette porte et dit à ses hommes :

— Vous allez me fourrer ces deux espions dans cette cave, en attendant les ordres du colonel. Puis deux d’entre vous garderont la porte, et deux autres iront garder le soupirail dans la cour. Allons ! ouste…

Cet ordre fut aussitôt exécuté.

Sans un mot ni un geste de résistance Alpaca et Tonnerre se laissèrent pousser dans la cave dont ils dégringolèrent le raide et sombre escalier.

Le caporal verrouilla la porte. Une fois que deux hommes furent postés à cette porte et deux autres au soupirail dans la cour, il dit au soldat qui lui restait :

— Nos prisonniers sont en sûreté et le diable seul pourrait les sortir de là. Quant à nous, nous allons reprendre l’auto pour aller informer le colonel que ses ordres ont été exécutés, puis nous reviendrons avec quelques provisions.

Il cligna de l’œil à son compagnon avec un air entendu, et tous deux gagnèrent l’auto qui, bientôt, reprenait à toute vitesse le chemin de la cité.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Eh bien ! cher Maitre Alpaca de mon cœur, que déduisez-vous de cette bonne aventure ?

Dans la noire humidité de la cave la voix aigrelette de Tonnerre résonnait en échos sardoniques et sinistres.

— Pour le moment, cher ami, répondit la voix plus caverneuse d’Alpaca, j’ai le regret de ne trouver aucune déduction.

Deux soupirs énormes traversèrent le silence funèbre qui plana après ces paroles.

— Pourtant, reprit Tonnerre au bout de quelques minutes, nous ne pouvons, sans courir le risque d’affecter nos précieuses santés, demeurer dans cette noirceur humide et moisie.

— Je suis en tout de votre avis, cher Maître Tonnerre ; et je médite en cet instant précis sur les avantages imprécis de cette maxime plus imprécise encore : « Cherche, et tu trouveras ! »

— Que voulez-vous chercher en cette occurrence ?

— Une porte donc !

— Une porte !… ricana aigrement Tonnerre. Hélas ! je n’en vois qu’une, et bien gardée encore !

— Maître Tonnerre, réprimanda sévèrement Alpaca, souvenez-vous qu’il y a toujours deux portes !

— Oui, je me souviens : la porte par laquelle on entre et la porte par laquelle on sort !

— Vous voyez bien !

— Oui, je vois, ou plutôt je sais où trouver la porte par laquelle on descend dans ce tombeau : mais à la porte par laquelle on en sort… chi lo sa !

Le silence se fit de nouveau entre les deux amis. Or, à cet instant, la cave eût été subitement illuminée, on aurait pu voir Maître Tonnerre assis sur la dernière marche de l’escalier, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains et la physionomie fort perplexe.

Quant à Maître Alpaca, il avait trouvé, en tâtonnant, quelque chose qui lui avait semblé une caisse vide quelconque sur laquelle il s’était incommodément assis. Et pendant qu’il cherchait en son profond cerveau la déduction miraculeuse demandée par Tonnerre, ses doigts distraitement et fébrilement tiraillaient sa barbe.

Le silence dura longtemps.

L’unique bruit qu’on pût entendre était le murmure de deux voix d’hommes qu’on saisissait confusément, et ces voix étaient celles des deux soldats qui gardaient la porte là-haut. Les deux disciples du dieu Mars se contaient de petites histoires, non par goût de faire la causette. mais uniquement pour écarter le sommeil qui alourdissait leurs paupières.

Enfin, Tonnerre parla de nouveau :

— C’est égal ! dit-il avec un lourd soupir, pourvu qu’on sorte de ce trou demain ou après-demain ; et pourvu, après en être sortis, que nous retrouvions notre valise !

— Au fait, fit Alpaca, cette valise… je l’avais oubliée tout à fait. Dites-moi donc, Maître Tonnerre, ce que vous en avez fait !

— La chose est simplette, ricana Tonnerre, je l’ai mise dans une armoire !

— Hein ! exclama Alpaca avec surprise.

— C’est comme je vous le dis.

— Pas dans une armoire de cette maison où nous avons été arrêtés cette nuit ?

— Mais oui, dans cette maison même.

— Maître Tonnerre, s’écria gravement Alpaca, gardez-vous de vous moquer de moi !

— Ne vous formalisez pas, cher Maître de mon cœur. Je m’expliquerai en ajoutant que l’armoire en question est une cave tout aussi jolie et logeable que celle que nous avons le plaisir d’habiter en ce moment.

— Je ne comprends pas.

— Je m’expliquerai davantage. Écoutez. Vous vous rappelez bien, ayant si bonne mémoire, que, juste au moment où ce benêt de proprio nous tirait dessus, vous criâtes : À terre !…

— Je me rappelle parfaitement la circonstance.

— Vous vous rappelez aussi que je vous précédais de quelques pas et que je touchais presque à la maison ?

— Je crois me rappeler ce détail.

— Or, au moment où j’obéissais à votre recommandation, je distinguai vaguement une légère ouverture pratiquée dans le socle de la maison… c’était un soupirail. Me saisissez-vous, cher Maître ?

— Non, je vous écoute seulement, sourit Alpaca.

— Très bien. Voilà donc ce qui arrive : ce soupirail aperçu soudain fait naître en mon esprit avisé une idée lumineuse. Je fourre la valise dans le soupirail et je la pousse dans la cave. Juste au moment, où les aigrefins de là-haut se jetaient sur nous.

— En sorte que pour cette nuit la valise occupe un logis à peu près semblable au nôtre ?

— Vous l’avez deviné !

— Supposez, maintenant, Maître Tonnerre, que votre benêt de proprio découvre la valise dans sa cave…

— Voilà bien pourquoi, Maître Alpaca, je vous faisais observer que nous ne pouvons moisir ici.

— C’est vrai, votre raisonnement est fort judicieux… Cherchons donc une issue ! Vous avez des allumettes ?

— Oui, je vais en profiter pour fumer une pipe. D’ailleurs, il n’y a rien comme de fumer un peu pour vous donner des idées.

Et, Tonnerre, ayant bourré sa pipe, frotta une allumette. Mais avant de tirer sa première bouffée il voulut retarder autour de lui.

— Si au moins, remarqua-t-il, on avait oublié en cette cave quelque flacon enduit de vénérable poussière et rempli de certaine liqueur telle que je me rappelle en avoir dégustée au cours de mon existence !

Alpaca aussi avait promené un rapide coup d’œil autour de la cave.

— Rien ici, fit-il, sauf nos deux personnes et cette méchante caisse qui me sert de siège.

— Rien !… répéta Tonnerre avec un soupir de regret et en portant à sa pipe l’allumette à demi consumée.

Mais il s’arrêta en entendant heurter rudement la vitre du soupirail. En même temps une voix rogue disait du dehors :

— Holà ! toi, le vieux !… Éteins ton luminaire, ou je tire dessus !

Nos deux compères levèrent les yeux et virent derrière le soupirail étinceler le canon d’un revolver.

— J’éteins… j’éteins, capitaine ! cria Tonnerre qui souffla vivement son allumette.

Mais il grommela aussitôt :

— L’animal ! s’il m’avait laissé le temps d’allumer ma pipe !

— Il n’a pas l’air de badiner non plus ! fit remarquer Alpaca.

— Sale anglo ! grogna Tonnerre. Si jamais celui-là me tombe sous la patte, je lui apprendrai, moi, à fermer sa musique !

Il demanda quelque peu narquois :

— Qu’allons-nous faire, Maître Alpaca ?

— Attendre ! répondit laconiquement ce dernier.

— Attendre… quoi ?

— La mort… peut-être !

Et la voix profonde d’Alpaca résonna si lugubrement que Tonnerre frissonna jusqu’à la moelle de ses os et garda le silence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La nuit s’écoula, lente, froide, triste, créant en l’esprit des deux anciens pitres des pensées qui n’avaient aucune teinte de gaieté.

Mais lorsque la vitre du soupirail commença à se blanchir aux premières clartés de l’aube, un rayon d’espoir parut éclairer la sombre physionomie des deux prisonniers.

Alors Tonnerre gouailla :

— Nous avons bien dormi !… Reste à savoir maintenant si nous déjeunerons aussi bien !

— Je parie, dit Alpaca que vous donneriez gros pour savourer une petite crêpe au lard bien chaude et bien fumante.

— C’est-à-dire que je donnerais volontiers nos gardiens au diable, si tant est que le diable en veuille !

— Silence, Maître Tonnerre ! commanda tout à coup Alpaca. J’entends au dehors un bruit singulier…

Les deux amis prêtèrent l’oreille.

— Bon ! fit Tonnerre, je m’y connais : c’est une auto qui nous arrive. Je ne m’étonnerais pas qu’on vienne nous chercher.

— Et comme nous passons pour des espions, Maître Tonnerre, vous voyez d’ici le sort qui nous est réservé !

— J’en frissonne jusqu’au fond de mon pantalon. cher Maître !

À l’instant même où Tonnerre achevait ces paroles, la porte de la cave fut brusquement ouverte, et une voix cria d’en haut :

— Hé ! vous autres, dans la cave, dormez-vous ?… Montez, on vous attend !

— Nous montons, mon ami, nous montons, répliqua vivement Tonnerre.

L’instant d’après nos deux compères, l’œil lourd, la paupière battue, la figure tirée, les vêtements fripés, pénétraient dans le vestibule de la maison et se trouvaient en présence du colonel Conrad.