Éditions Édouard Garand (71p. 20-22).

VII

RUE DORCHESTER


Comme il l’avait dit, onze heures venues, Benjamin prit congé des Conrad. Le colonel était déjà parti.

Benjamin monta dans un tramway en direction de l’est, descendit à l’angle de la rue Peel, gagna à pied la rue Dorchester. Une fois là, il vit venir de son côté un homme porteur d’une valise, et cette valise éveilla de suite la curiosité de Benjamin.

— Oh ! oh ! voilà une valise qui me rappelle certains souvenirs ! Est-ce qu’elle ne serait pas par hasard celle qui contient ce que je cherche ? Ah ! si cela était…

L’individu porteur de la valise marchait lentement et avec précautions. Benjamin ne pouvait voir ses traits, il en était trop loin, mais l’homme avait l’air d’un gaillard de haute taille.

— Je pense, se dit le jeune homme, qu’il importe de jouer serrer et de ne rien laisser au hasard ; si je ne me trompe pas, cet homme va précisément là où j’ai été prié de me rendre moi-même. Allons ! pourvu que je trouve mes braves au poste !

Et rapidement il se mit à poursuivre son chemin, car il avait résolu de distancer l’inconnu. Après cinq minutes de marche, Il tourna la tête et ne vit plus que la vague silhouette de l’homme à la valise. Il allait traverser la rue dans un endroit fort peu éclairé, lorsque deux silhouettes humaines lui barrèrent la route.

— Ah ! ah ! c’est vous ? fit Benjamin en s’arrêtant net.

— Et tout à votre service, mademoi…

— Chut ! interrompit Benjamin en posant un doigt sur ses lèvres.

Et d’une voix rapide et basse il ajouta :

— Vous voyez l’homme qui vient là-bas ?

— Nous le voyons, dirent Tonnerre et Alpaca d’une même voix.

— Eh bien ! arrangez-vous pour le débarrasser de la valise dont il est porteur. J’ai comme idée que cette valise est d’une extrême importance pour nous.

— Compris, capitaine ! dit Tonnerre.

— Vous serez satisfait de notre besogne, conclut Alpaca en faisant une révérence.

— Je compte sur vous.

Et Benjamin poursuivit sa route.

L’instant d’après il s’engageait dans un parterre abandonné et, gagnait la maison inhabitée que nous connaissons et que Kuppmein avait appelée « nos quartiers généraux ».

De leur côte Alpaca et Tonnerre avaient continué leur chemin et s’étaient bientôt trouvés nez à nez avec le porteur de la valise et qui n’était autre que ce brave Grossmann.

— Bonsoir, cher monsieur ! prononça Alpaca sur un ton demi railleur.

— Tiens ! s’écria Tonnerre avec un ravissement affecté, une ancienne connaissance précisément ! Comment allez-vous cher ami ?

Et Tonnerre tendait sa main large ouverte à Grossmann qui s’était arrêté tout ahuri et tâchait dans la vague clarté de la rue, de reconnaître ceux à qui il avait affaire.

Puis, ne découvrant que deux inconnus, il grommela :

— Au diable les amis ! Je ne vous connais pas ! C’est, une erreur que vous faites, passez votre chemin !

— Une erreur ! cria Tonnerre en haussant les épaules. Ah bah ! vous nous avez vus de travers !

— C’est certain, appuya Alpaca. Car nous, nous avons conservé votre souvenir dans nos cœurs comme dans nos mémoires, n’est-ce pas, Maître Tonnerre ?

— La pure vérité, cher Maître Alpaca ! Voilà donc ce que c’est que l’amitié, et dites-moi de compter sur elle dorénavant !

— Ingratitude ! proféra Alpaca d’une voix sombre.

— Hélas ! soupira Tonnerre en secouant la tête. Et dire et penser que nous lui avons sauvé la vie !…

— Je vous répète que vous me prenez pour un autre ! grogna Grossmann qui ne savait plus quelle attitude prendre.

— Est-il un peu têtu ? fit Tonnerre avec impatience. Il veut ignorer de nous connaître ! Que pensez-vous de cela, Maître Alpaca ?

— Je pense que c’est peut-être dû à un excès de fatigue qui lui dérange la mémoire, car cette valise qu’il porte à sa main droite me paraît très lourde.

— C’est juste ! admit Tonnerre. Mon cher ami, ajouta-t-il en regardant Grossmann sous le nez, si je vous aidais à porter un peu cette belle valise ?

Et ce disant il avançait la main vers la poignée de la valise.

Croyant avoir affaire à des maraudeurs, Grossmann fit un bond énorme en arrière.

Mais d’un bond en avant Alpaca était sur lui et disait de sa voix grave :

— Ne redoutez rien de nous, c’est un simple service que nous désirons vous rendre.

— Nous désirons seulement, dit Tonnerre à son tour, vous soulager de cette lourdeur massacrante.

En même temps que ces paroles il posait une main résolue sur la poignée de la valise.

— Observez, cher monsieur, reprit Alpaca, que nous vous serons d’une protection effective contre les détrousseurs d’honnêtes gens.

— Ah ! ça, lâchez donc ! hurla Tonnerre qui cherchait vainement à desserrer la poigne solide de l’Allemand.

— Prenez donc les bons moyens, maître Tonnerre ! conseilla Alpaca.

Tonnerre ne se fit pas répéter la recommandation. D’un mouvement rapide comme la pensée il se baissa et mordit à pleines dents la main de Grossmann.

Grossmann poussa un cri de douleur et lâcha prise.

— À la bonne heure ! dit Alpaca.

Mais au cri poussé par Grossmann des ombres humaines surgirent tout à coup d’une sombre encoignure à quelques pas de là, et s’élancèrent au pas de course du côté de nos amis.

— Alerte ! cria Tonnerre.

— En avant ! rugit Alpaca.

Et d’un solide coup d’épaule ce dernier envoya l’Allemand rouler à dix pas sur la chaussée et suivi de Tonnerre qui s’était emparé de la valise, partit dans une course de géant.

Les deux compères n’allèrent pas loin. Ils s’arrêtèrent net en apercevant trois hommes qui, avec une attitude résolue, s’avançaient à leur rencontre.

— Bon ! dit Tonnerre, nous voilà pris entre deux feux !

— Bah ! fit Alpaca avec un grand dédain, qu’est-ce trois hommes pour nous ?

— Certes, j’avoue que c’est peu de chose. Mais remarquez qu’il peut s’en suivre une bagarre, et dans une bagarre on ne sait jamais ce qui arrive. Il peut aussi s’en suivre que nous perdions cette magnifique valise ! Voilà donc un risque que je ne me conseille pas de prendre !

— Vous avez raison, Maître Tonnerre. Eh bien ! puisque la porte d’arrière et celle d’avant nous sont fermées, passons par celle d’à côté !

— Laquelle ? demanda Tonnerre avec surprise.

— Celle-ci ! dit Alpaca en indiquant une haute palissade qui fermait une cour très noire.

— Allons ! acquiesça Tonnerre.

Aussitôt et avec une agilité remarquable les deux anciens pitres sautèrent la palissade pour tomber dans la cour, au fond de laquelle s’élevait une maison aux fenêtres closes et obscures.

Tous deux s’avancèrent à pas de loup vers la maison, avec l’espoir de trouver à l’arrière une issue qui les conduirait sur quelque ruelle noire et déserte.

Mais comme ils atteignaient la maison, les hurlements d’un chien à la chaîne s’élevèrent dans la nuit paisible. Puis un châssis à l’étage supérieur glissa brusquement dans ses rainures, une tête d’homme se pencha par l’ouverture. Alpaca et Tonnerre levèrent les yeux. Ils virent le bras de l’homme s’allonger dans leur direction, et au bout de ce bras un revolver.

L’homme, en même temps, rugissait d’une voix de stentor :

— Au voleur !

— Tais-toi, animal ! cria Tonnerre.

Mais la voix de ce dernier fut couverte par deux coups de feu.

— À terre ! clama Alpaca.

Ce disant il s’aplatit sur le sol, exemple que suivit promptement Tonnerre.

— Au voleur ! au voleur ! répéta la voix effarée du propriétaire de la maison.

— Nous les tenons ! firent des voix à quelques pas de là. Et six hommes se précipitèrent bientôt et tombèrent sur Alpaca et Tonnerre qui ne voulurent offrir aucune résistance.

— Tenez bien ! cria l’homme à la fenêtre, je descends vous éclairer !

À ce moment accourait Grossmann jurant et criant :

— La valise !… la valise !… Otez-leur la valise !

— Quelle valise ? demanda l’un des trois hommes qui maintenaient Alpaca.

— La valise qu’ils m’ont volée, les brigands !

Tous les regards fouillèrent l’obscurité qui régnait autour. Puis un autre demanda :

— Voyez-vous une valise par ici, vous autres ?

— Aucune ! répondit une voix.

— Du diable si l’on peut y voir des valises dans cette noirceur ! grommela un autre.

À cette minute le propriétaire de la maison apparaissait sur le perron, tenant une lampe d’une main et son revolver de l’autre. Et cet homme, tout frémissant de terreur, demanda :

— Dites donc, tenez-vous encore les voleurs ?

Mais alors, au lieu de policiers qu’il s’était imaginé trouver là, le propriétaire reconnut des militaires.

Et l’un d’eux répliqua :

— Des voleurs, dites-vous ? Mieux que ça, mon vieux, ce sont des espions !

— Des espions ! répéta le propriétaire ahuri. Dans ce cas, débarrassez-en mon terrain au plus vite.

— Patience ! ça va être fait !

— Mais ma valise ! rugit Grossmann… il faut trouver ma valise !

Dans le cercle de lumière pâle décrit par la lampe que tenait le propriétaire, on se mit à chercher. On fouilla minutieusement les alentours, Après quelques minutes de recherches inutiles, l’un des militaires se tourna vers Grossmann et lui dit d’une voix bourrue :

— Tu vois bien, l’homme, qu’il n’y a pas de valise ici.

— À moins que celui-ci ne l’ait mangée ! ricana un des soldats en enfonçant son genou dans le ventre d’Alpaca, qui fit entendre une plainte de douleur.

— C’est plutôt ce petit vieux ! nargua un autre, car il m’a l’air joliment ventru !

Et, imitant le geste de son camarade, il donna un dur coup de genou dans l’abdomen arrondi de Tonnerre.

Tonnerre poussa un hurlement de douleur…

— Non, dit le soldat en riant, il n’y a rien là-dedans que du vent !

Grossmann, pestant, jurant, se mit à chercher sa valise par toute la cour.

Les soldats ne s’en occupèrent plus, et comme ils avaient des ordres, ils entraînèrent Alpaca et Tonnerre sur la rue, au grand soulagement du propriétaire qui rentra dans sa maison. Une auto stationnait non loin de la palissade. Un des soldats lança un coup de sifflet, et l’auto se mit en mouvement pour venir stopper devant la grille de la palissade. En quelques instants Alpaca et Tonnerre furent déposés dans la machine sous la garde de quatre solides gaillards, puis l’auto partit rapidement dans la direction de l’est de la ville.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais le dénouement de cette aventure n’arrangeait pas évidemment les affaires de Grossmann.

Désespéré, prêt à vendre son âme à tous les diables, il quitta la cour et se dirigea en titubant vers la maison où il avait rendez-vous.

Il trouva le vestibule de la maison éclairé. Il heurta rudement la porte et entra.

Trois hommes paraissaient l’attendre avec impatience et inquiétude, et à la vue de Grossmann, ils tressaillirent. Et ces trois hommes étaient Benjamin, Parsons et Fringer.

Benjamin tressaillit de joie, car il revoyait Grossman sans la valise.

Les deux autres tressaillirent d’anxiété.

— Eh bien ! demanda Parsons d’une voix à peine distincte… le modèle ?

— On vient de me le voler ! gronda Grossmann d’une voix sourde et tremblante de rage.

Benjamin sourit imperceptiblement.

Parsons pâlit,

Fringer jura.

— Et comment vous a-t-on volé ce modèle ? interrogea Benjamin, qui ne remarqua pas les regards sanglants que lui décochait Parsons.

Grossmann raconta alors la scène que nous venons de décrire.

Une nouvelle imprécation jaillit de la bouche crispée de Fringer.

Quant à William Benjamin, il haussa les épaules avec ennui et dit :

— Puisque c’est ainsi, je n’ai plus rien à faire en cette maison. Bonsoir, messieurs !

Et il sortit avant qu’aucun des trois autres personnages n’eût songé à le retenir.

Suivons Benjamin.

Une fois sur la rue, il prit la direction de l’est d’un pas rapide. Mais il n’alla pas loin : il s’arrêta à cinquante verges environ de la maison qu’il venait de quitter, et il dissimula sa personne dans l’obscurité d’une ruelle.

Il attendit un quart d’heure. Bientôt un pas résonna sur le trottoir. Quelques instants après un homme passa à dix pas de Benjamin, et cet homme, il le reconnut pour Peter Parsons. Il se mit à le suivre d’assez près.

Parsons gagna la rue Bleury, descendit la côte, prit à gauche Lagauchetière et alla s’arrêter devant cette même maison où, un soir, Miss Jane l’avait suivi.

Benjamin, un peu étonné et désorienté peut-être. alla se poster dans un passage obscur à proximité. Il attendit. Parsons était entré dans la maison. Un quart d’heure s’écoula, et le bruit d’une porte qu’on ouvre et referme attira l’attention de Benjamin. L’instant d’après un homme passa devant l’ouverture du passage, et quoique l’endroit fût peu éclairé, le pseudo-banquier reconnut le passant…

— Le colonel !… murmura-t-il.

Oui, c’était bien le colonel Conrad qui venait de sortir de cette maison où quelques minutes auparavant Peter Parsons était entré.

— Allons ! se dit Benjamin avec un soupir de satisfaction, J’avais deviné juste. Décidément, la partie est à demi gagnée.

Et il ajouta avec un petit ricanement moqueur :

— Je crois, Monsieur le colonel Conrad, qu’avant longtemps nous pourrons rire !…