Les Voyageurs en Orient et la Turquie depuis le traité de Paris/06

Les Voyageurs en Orient et la Turquie depuis le traité de Paris
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 31 (p. 471-486).
◄  V
VII  ►
LES
VOYAGEURS EN ORIENT

VI.
DE LA MORALITE DES FINANCES TURQUES.


I. Les Turcs et la Turquie contemporaine, par M. Nicolaïdy, 1859. — II. La Turquie contemporaine, par M. William Senior, 1860. — III. Documens et Correspondance d’Orient.




Je crois devoir prévenir loyalement les lecteurs de la Revue que l’étude qu’ils vont lire sur les finances turques n’est pas du tout une étude financière. Je n’ai pas la prétention d’être un financier ; mais en lisant quelques documens et quelques lettres d’Orient sur l’état des finances turques, je me suis bien vite aperçu qu’il y avait là une question de moralité plutôt qu’une question de comptabilité. Ce qui fait le mal incurable des finances turques, ce n’est pas le défaut de science administrative, c’est le défaut de bonne foi. Je suis persuadé que nos inspecteurs des finances, avec un peu de patience, finiraient par faire des Turcs des comptables habiles : la difficulté est presque toujours d’en faire d’honnêtes comptables, tant est invétérée et puissante dans ce pays l’habitude de la concussion. Ce n’est pas l’esprit qui résiste chez les Turcs, c’est le caractère, l’habitude, la nature : ils acceptent de grand cœur toutes les innovations que nous leur proposons, de même qu’un malade prend volontiers tous les remèdes qu’on lui offre ; mais il est une innovation qu’ils repoussent obstinément : c’est l’intégrité administrative, la fidélité du comptable, l’incorruptibilité du fonctionnaire. De là la désespérante inutilité de tous les efforts que font les ambassadeurs de l’Europe à Constantinople pour remédier au désordre des finances turques. Le tonneau des Danaïdes était très bien fait et très bien cerclé, j’en suis sûr ; malheureusement le fond manquait. On pourra faire aussi de très beaux règlemens pour les finances turques ; malheureusement le fond manque, c’est-à-dire l’honnêteté, ce qui empêche la caisse de se vider à mesure qu’elle s’emplit.

Une fois bien convaincu qu’en étudiant l’état des finances turques, je ne faisais que continuer mes recherches sur l’état moral et politique de cet empire, j’ai oublié mon incompétence financière, et je me suis mis à analyser les documens et les correspondances qui m’étaient envoyés d’Orient, en les rapprochant de quelques livres récens, et particulièrement du très curieux ouvrage de M. Senior, un voyageur anglais qui a visité la Turquie en 1857, et qui ne croit pas, comme lord Palmerston, que la Turquie soit l’état qui ait fait depuis quelques années le plus de progrès dans les voies de la civilisation. M. Senior ne craint pas de dire à ses compatriotes la vérité sur la Turquie, et j’ai eu, en le lisant, le grand et très vif plaisir de trouver enfin un Anglais qui ne met pas son patriotisme à être Turc.

Je lisais par exemple dans l’ouvrage de M. Senior ces détails curieux sur l’état des finances turques : « On suppose que le revenu de l’état est d’à peu près 9 millions de livres sterling (225 millions de francs). De cette somme, le sultan prend ce qui lui plaît, environ 2,500,000 livres sterling (62,500,000 francs), d’après l’hypothèse généralement admise, et cependant il n’a pas de quoi payer là-dessus ses dépenses ; il a contracté une dette d’environ 800 millions de piastres, ou 7,200,000 livres sterling (180 millions de francs), pour lesquels il a donné des engagemens écrits, quelques-uns portant intérêt, d’autres sans intérêt, quelques-uns avec un jour fixe de paiement, d’autres sans date. On croit aussi que le trésor peut devoir aux fournisseurs du gouvernement, comme aux autres personnes avec lesquelles il a des marchés, à peu près 3,600,000 liv. sterl. (90 millions). Les dettes flottantes de l’état et celles du sultan, y compris la dépense du rachat et du remboursement du papier-monnaie et des monnaies défectueuses, sont donc de 14,940,000 livres sterling (373,500,000 fr.), ainsi décomposées : papier et monnaies défectueuses, 4,140,000 livres sterling (103,500,000 francs) ; dettes du sultan, 7,200,000 livres sterling (180 millions de francs) ; dettes flottantes du gouvernement, 3,600,000 livres sterling (90 millions de francs) ; mais vu l’état présent, la dépréciation du papier-monnaie et l’incertitude où l’on est de la valeur réelle de la dette flottante, ce total de 14,940,000 livres sterling pourrait bien se racheter avec 10 millions de livres sterling. »

M. Senior ajoute en note : « Le sultan, comme tout débiteur embarrassé, accusait un total de créances fort au-dessous de la réalité. Nous trouvons maintenant qu’il doit 10 millions de livres sterling au lieu de 7 millions (250 millions de francs au lieu de 175 millions). De cette somme dépensée ou qu’on croit avoir été dépensée en trois ans, un tiers, selon toute probabilité, représente les valeurs reçues ; tout le reste est escroquerie. »

M. Senior explique comment cette dette flottante pourrait être rachetée, puis il continue la conversation commencée avec un banquier de Constantinople. « Comment, dis-je à R… S…, empêcherez-vous le renouvellement de la dette flottante ? — En ce qui concerne le trésor, répondit-il, sa dette a pris naissance pendant la guerre, et ne doit pas être renouvelée pendant la paix ; quant au sultan, il a consenti par le hatt-humayoun à se restreindre à une liste civile et à publier un compte-rendu de ses dépenses. S’il se contente de 1,500,000 livres sterling par an (37,500,000 fr.), chiffre supérieur à la liste civile de Louis-Napoléon, d’Alexandre, de tous les autres souverains européens, et trois fois égal à celle de la reine Victoria, nous les lui accorderons. Il est monstrueux que les finances d’un grand empire soient ruinées par les fantaisies d’un fou qui, ayant déjà cinquante palais, veut en faire construire cinquante autres. Autant je déteste l’intervention étrangère pour les affaires intérieures du pays, autant je pense que c’est là un point dont le corps diplomatique devrait s’occuper. Les ambassadeurs devraient démontrer au sultan la nécessité de remplir ses promesses, de fixer une liste civile et de s’y restreindre ; c’est la clause la plus importante du hatt-humayoun[1]. »

Que c’est bien là parler en banquier ! On m’a conté que, dans un des jours d’agitation de la Bourse de Paris, un des habitués du lieu se plaignait que l’empereur, résidant à Compiègne, ne fût pas revenu à Paris un jour de liquidation. Le banquier de Constantinople croit que le hatt-humayoun de 1856 n’a pas d’objet plus important que de forcer le sultan à ne pas dépasser sa liste civile. Je dois remarquer aussi combien se répand partout l’idée que la Turquie a besoin d’être mise en tutelle par l’Europe. Voilà l’interlocuteur de M. Senior qui veut qu’il soit donné au sultan un conseil judiciaire, comme à un fils de famille prodigue. Qu’est-ce à dire ? Veut-on mettre le sultan à Clichy, et sera-ce là la fin et le dénoûment de la question d’Orient ?

Je sais bien que, si M. Senior m’effraie sur la prodigalité désastreuse du sultan, le soumissionnaire de l’emprunt ottoman me rassure complètement en me montrant les immenses ressources de l’empire turc et l’état florissant de ses finances aussitôt qu’elles seront assistées par un bon emprunt. Entre ces tableaux fort opposés l’un à l’autre, que croire et que penser ? Où trouver la vérité ?

Dans le prospectus de l’emprunt turc publié le 8 décembre 1860 par le Journal des Débats, nous voyons que « l’administration des finances de l’empire ottoman est confiée à un conseil supérieur présidé par son altesse Méhémet-Ruschdi-Pacha ; que le gouvernement impérial, voulant opérer de grandes réformes dans ses finances, a demandé aux puissances européennes le concours de leurs lumières ; que, pour satisfaire à ce désir, le gouvernement français et le gouvernement autrichien ont confié la mission d’étudier et d’organiser l’administration de l’empire ottoman à MM. le marquis de Ploeuc et Devaux, inspecteurs des finances françaises, et à M. de Lakenbacher, conseiller aulique de l’empire d’Autriche ; que ces fonctionnaires distingués ont été adjoints au conseil supérieur des finances, siégeant à Constantinople, que c’est avec leu concours que se préparent les budgets des recettes et des dépenses de l’empire ottoman. » En lisant ce passage du prospectus de l’emprunt ottoman, je me disais que, si l’on pouvait trouver quelque part la vérité sur l’état des finances turques, ce devait être assurément dans les procès-verbaux des délibérations de ce conseil supérieur. Je m’apercevais en même temps que, dans les noms des membres européens adjoints au conseil des finances, le prospectus de l’emprunt ottoman faisait une omission grave, puisque le nom du commissaire chargé par l’Angleterre de prendre part aux travaux du conseil, M. Falconnet, n’était point cité. Je savais par quelques lettres d’Orient que M. Falconnet avait pris une part active aux travaux du conseil des finances et qu’il avait toujours été d’accord avec le représentant français, M. le marquis de Plœuc. Ces lettres nous permettent aussi de juger de l’état moral des finances turques.

La commission financière dont il est question dans le prospectus de l’emprunt ottoman, et qui est devenue le conseil supérieur des finances, a été formée au commencement de 1859 ; mais ce n’est qu’au mois de novembre de la même année que tous les membres se sont trouvés réunis, et la commission n’a commencé ses travaux d’une manière sérieuse qu’après l’adjonction des membres européens. La part que les membres européens ont prise aux travaux de la commission financière ne fait pas moins d’honneur au caractère des deux rédacteurs qu’à leur esprit et à leur talent ; mais en voyant le peu de succès qu’ils ont obtenu et les obstacles perpétuels qu’ils ont rencontrés, on reste convaincu que l’administration turque, ou plutôt l’oligarchie cupide et prodigue qui est autour du sultan, et que M. Senior appelle fort justement « les cinquante banquiers ou usuriers et les trente ou quarante pachas qui font fortune sur les débris du pays[2], » on reste, dis-je, convaincu que l’administration turque est décidée à méconnaître les conditions du crédit, tout en voulant en user, c’est-à-dire qu’elle ne veut être ni probe ni sincère, mais qu’elle veut emprunter sans avoir ni la volonté ni les moyens de payer.

La commission voulait procéder à la réforme des finances turques en formant des budgets, en réglant l’emploi de ces budgets, en faisant rendre des comptes, en créant un contrôle administratif, en cherchant soit dans un des grands conseils de l’empire, soit dans un nouveau conseil constitué de la manière la plus indépendante possible, un contrôle en quelque sorte législatif, en mettant par la publicité la plus grande un frein aux actes de l’administration ottomane. — Cette réforme était grande, et je ne suis pas étonné qu’elle ait rencontré beaucoup d’obstacles. Expliquons brièvement quels sont ces obstacles. Ceux qui tiennent à l’ignorance et à l’inexpérience en matière de comptabilité, je consens bien volontiers à ne point les mettre à la charge des Turcs ; mais ceux qui tiennent à la mauvaise volonté et au parti-pris de perpétuer le désordre, afin de perpétuer les dilapidations, il m’est impossible de ne pas les noter, afin de montrer où est la véritable plaie de l’administration turque.

La commission demandait qu’avant quelle procédât à la réforme des finances turques, le ministre des finances, qui était membre de la commission, fît un exposé de la situation actuelle. La commission savait bien que cet exposé serait difficile à faire avec une administration qui connaît ou pratique si peu les règles de la comptabilité. Cependant, si la commission ne pouvait pas espérer d’avoir un exposé qui expliquât le passé, elle pouvait être instruite de l’état présent. — Laissons le passé au désordre, disaient les membres européens de la commission, mais saisissons l’état présent et préparons l’ordre pour l’avenir. — Le ministre, des finances n’a jamais fait cet exposé, et cette difficulté de rendre compte de l’état présent des finances ne peut s’expliquer qu’en supposant que ceux qui ont en main le pouvoir, ou n’ont pas d’autorité, ou ne veulent pas s’en servir.

La commission, ne pouvant pas avoir d’exposé général, a demandé à l’administration de détailler et de résumer lus ressources de l’état par eyalet, livas et cazas, c’est-à-dire divisions et subdivisions administratives, de résumer et de détailler aussi les charges de l’état par nature de service, pour former les budgets par départemens ministériels d’abord, et ensuite le budget général de l’état. Sans ces documens, comment organiser régulièrement les finances d’un pays ? comment ne pas rester nécessairement dans les ténèbres qui enfantent le désordre et les dilapidations ? Peut-être se demandera-t-on aussi comment font les ministres turcs pour régler leurs dépenses : ils ne les règlent pas du tout, ce qui est fort simple et fort commode, tant que cela dure. Les ministres conviennent en conseil de leurs besoins, et tirent ensuite sur la caisse du trésor public à défaut de leurs revenus spéciaux. Quand ces ressources leur manquent, ils émettent sans limitation aucune, sous le nom de serghis, des obligations de payer, et ne rendent en définitive aucun compte de l’emploi qu’ils ont fait soit des deniers publics, soit de la faculté d’émettre des serghis.

En réclamant la formation de budgets spéciaux pour chaque ministère, la commission s’appuyait sur une des promesses formelles du hatt-humayoun. Il fallut près de six mois pour obtenir des ébauches de budgets ; encore fallut-il qu’elle envoyât elle-même dans les divers ministères des spécimens de budgets que les administrations turques remplirent tant bien que mal, et à la fin de mai 1860 ces documens furent présentés à la commission. Depuis cette époque, la commission a bien souvent demandé que ces budgets, qui sont plutôt des projets que des états de situation, fussent complétés par des exposés de motifs faits par les différens ministres, et que le ministre des finances présentât un rapport général qui résumât les charges ordinaires et extraordinaires, qui indiquât aussi les moyens de faire face au déficit présumé d’environ 162 millions de francs. Les membres européens tenaient beaucoup à ce qu’un pareil rapport fût fait et même publié. C’était une manière d’introduire la publicité et la lumière dans les finances de la Turquie ; c’était un acheminement à l’ordre. Tous leurs efforts sont demeurés stériles.

Ainsi point de budgets, sinon des conjectures faites pour remplir les spécimens tracés par la commission ; point d’exposés de motifs pour chaque ministère, point de rapport général par le ministre des finances : voilà la première phase des travaux de la commission. Passons à la seconde.

La commission avait fait un projet de règlement pour déterminer la manière de rendre compte des budgets : ce règlement fut délibéré le 14 mars 1860. Il devait y avoir une seconde délibération ; mais après bien des retards cette délibération a encore été ajournée le 8 août 1860, sur la proposition de Kiami-Pacha. Les membres européens ne s’opposèrent pas à cet ajournement, parce qu’ils savaient bien qu’ils n’avaient plus la majorité dans la commission. D’ailleurs des règlemens faits sans avoir des organes pour les exécuter ne pouvaient plus servir qu’à tromper le public.

Il y a eu aussi un projet de règlement sur la douane. Ce projet a été ajourné comme le règlement sur la comptabilité des budgets.

Le gouvernement turc avait promis de consulter la commission sur toutes les mesures de finances que prendrait l’administration turque. Or la commission n’a été consultée ni sur la suppression des defterdars (receveurs-généraux), ni sur les négociations relatives à la banque de Turquie, ni sur la création de l’union financière, ni sur l’assiette et la perception de la contribution imposée à Constantinople, et dont le produit était destiné à achever le retrait du caïmé (papier-monnaie), ni sur les emprunts contractés avec des banquiers de Galata, emprunts usuraires hâtant la crise et restés officiellement inconnus. Voilà, selon les renseignemens qui nous arrivent de Constantinople, l’histoire exacte des travaux de la commission de finances ; voilà ce qu’elle a obtenu de l’administration turque, et il est curieux de rapprocher cette histoire véridique du passage suivant du prospectus de l’emprunt ottoman : « C’est dans le conseil supérieur des finances, et avec le concours des membres européens que nous avons nommés, que se préparent les budgets des recettes et des dépenses de l’empire ottoman. »

« Prenez garde ! me diront les soumissionnaires de l’emprunt ottoman ; vous confondez la commission dont vous venez de parler avec le conseil supérieur dont nous parlons. Ce sont deux corps différens. » Cela est vrai. À la fin du mois de juin 1860, la commission financière fut transformée en conseil supérieur des finances ; de nouveaux membres furent introduits dans ce conseil, deux chrétiens, par exemple : c’est le conseil supérieur dont il est question dans le prospectus de l’emprunt ottoman. Voyons donc l’histoire de ce conseil depuis la fin de juin jusqu’à la fin d’octobre, c’est-à-dire jusqu’à la démission des membres européens. Cette histoire nous expliquera aussi les causes de cette démission.

Substitué à une commission chargée seulement d’étudier l’état des finances de la Turquie et d’en préparer la réforme, le conseil supérieur devait, ce semble, avoir plus d’autorité et plus d’action. Il fut même installé avec une solennité inaccoutumée, en présence de tous les ministres et des principaux fonctionnaires. L’ancien grand-vizir, Méhémet-Ruschdi-Pacha, président de ce conseil, fit un discours plein de la prépondérance que le gouvernement turc voulait accorder au conseil. Ainsi, par exemple, le président recommandait aux ministres de former dans leurs ministères respectifs des commissions chargées de rendre compte au conseil de l’organisation des divers services. Cependant les membres européens du conseil n’ont pas pu savoir si ces commissions avaient jamais été formées ; ce qui est certain, c’est qu’elles n’ont envoyé au conseil ni rapport, ni exposé, ni compte-rendu.

Enfin, pour ajouter encore à l’éclat et à l’apparence de ce conseil, une dépêche fut adressée par la Porte aux cabinets étrangers pour leur faire connaître les pouvoirs étendus qu’elle accordait au conseil qu’elle instituait. L’histoire de cette dépêche adressée aux cabinets étrangers, et qui définissait les pouvoirs du nouveau conseil, est fort curieuse, et rien ne montre mieux l’esprit et le caractère du gouvernement turc. Les membres européens du conseil n’étaient pas dupes de cette transformation de la commission : ils voyaient bien que, sous prétexte de l’agrandir, on avait voulu seulement introduire quatre nouveaux membres, tous sujets de la Porte ottomane, et avoir ainsi une majorité permanente et décisive contre les membres européens. Ils croyaient cependant que, si le conseil avait des pouvoirs plus étendus que la commission, ils pourraient engager ce conseil à se servir de son autorité pour remettre un peu d’ordre dans les finances. En conséquence ils demandaient que les attributions du conseil fussent fixées par une décision. Cette décision ne venait pas. Comme ils connaissaient la dépêche adressée à l’Europe, ils demandaient comment il se faisait que l’Europe fût si soigneusement informée de l’étendue des attributions du conseil, et que le conseil ne le fût pas lui-même. Ils réclamèrent la communication de la dépêche, qui fut recherchée dans les archives de la Porte, et, chose extraordinaire, retrouvée : elle fut lue dans la séance du 28 juillet 1860, et tous les membres européens du conseil demandèrent que les attributions dont cette dépêche prétendait que le conseil était investi lui fussent accordées. Le président déclara qu’il ne connaissait pas cette dépêche ; mais il s’engagea à solliciter la Porte, afin qu’elle voulût bien déterminer la part d’autorité attribuée au conseil. Malgré les sollicitations pressantes que fit sans doute le président, la Porte garda le silence, et le conseil continua d’ignorer quels sont ses pouvoirs. Ils sont notifiés à l’Europe, et cachés ou refusés au conseil ; en tenant cette conduite, la Porte doit se résigner à se voir prêter la pensée de chercher à inspirer la confiance en Europe, sans rien vouloir changer à ce qui se passe en Turquie.

Nos correspondans de Constantinople mettent ici le doigt sur la plaie avec douceur, mais avec justesse. Il y a un vieux proverbe français qui dit qu’il faut savoir tapisser sur la rue. La Porte-Ottomane pratique ce proverbe, elle tapisse sur l’Europe. Veut-elle faire croire à l’Europe qu’elle va réformer ses finances ? Elle institue un grand conseil, elle avertit l’Europe des grandes attributions qu’elle accorde à ce conseil, et pour être bien sûre que l’Europe, sera satisfaite des attributions dont elle l’investit, que fait-elle ? Quelque temps avant de le créer, elle avait demandé à un des membres européens de faire un travail sur les attributions dont devrait être investi le conseil chargé de surveiller et de régulariser l’administration des finances ottomanes. Touché de cette marque de déférence, le membre de la commission fait une note et énoncé quelles doivent être les attributions de ce conseil. C’est cette note que copie la dépêche ottomane : il semble à la Porte que ce papier d’Europe sera bon pour attraper l’Europe et faire réussir un nouvel emprunt. Quant à rien faire de ce que demande la note, c’est-à-dire quant à créer une vraie autorité qui procède sérieusement et sincèrement à la réforme des finances turques, la Porte n’y pense pas un instant. Elle a vu que l’Europe aimait les constitutions, les décrets, les règlemens, et elle lui en expédie de temps en temps quelques liasses, heureuse si l’Europe veut bien en retour lui expédier un peu d’argent. Les dépêches de la Porte, ses règlemens et ses décrets sont une variété ingénieuse de son papier-monnaie.

Nous sommes, je crois, édifiés sur l’étendue et sur la réalité des pouvoirs du grand conseil des finances, du conseil qui, selon le prospectus de l’emprunt turc, « prépare les budgets des recettes et des dépenses de l’empire ottoman. » Voyons maintenant quelle est l’indépendance, quelle est la liberté de ses délibérations.

Il y a, comme on le sait, dans le grand conseil, des sujets de la Porte ottomane, les uns musulmans, les autres chrétiens. Ces membres ont-ils le droit d’avoir un avis, ou doivent-ils en tout cas penser comme la Porte ottomane ? Grave question dans toute assemblée, petite ou grande. — Dans une discussion récente, nous dit-on, Kiami-Pacha, après s’être entendu en turc avec le président du conseil, a ramassé, pour ainsi dire, du geste l’opinion des sujets ottomans, et est ainsi parvenu à assurer la majorité à une résolution qui n’avait même pas encore été discutée par les membres européens. — Voyant qu’on se passait d’eux si cavalièrement, il n’est pas étonnant que les membres européens, se soient décidés, après quelques mois d’expérience, à se retirer de ce conseil, qui n’est qu’une comédie jouée par la Porte à son profit devant l’Europe. Ils n’ont pas voulu continuer le rôle que leur faisait le gouvernement turc, non pas seulement celui de dupes, mais celui de dupeurs.

Peu de jours après, dans une question de cadastre, le rapporteur (c’était un membre sujet de la Porte) s’était permis une critique aussi méritée que modérée d’une mesure prise par le gouvernement. Ce même Kiami-Pacha, d’un ton hautain et dur, qui sentait le maître irrité, reprit ce sujet de la Porte, lui demandant comment un fonctionnaire de la Porte osait faire ainsi la critique de son gouvernement. Un des membres européens protesta vivement contre cette apostrophe ; mais le membre sujet de la Porte, déjà troublé par l’apostrophe de son supérieur, fut encore plus troublé de la protestation qui le défendait et le compromettait. Cette scène a laissé tout le monde convaincu que les membres du conseil sujets de la Porte se trouvent mal à l’aise devant les pachas, et que le conseil par conséquent manque de l’indépendance qui est la première condition pour bien faire… Le gouvernement turc n’entend se servir du conseil qu’à son heure, quand il lui plaît, et pour partager la responsabilité de ses actes, qu’il ne veut pas garder tout entière. Le conseil n’est en un mot que la fiction d’un pouvoir qui ne peut rien faire d’utile par lui-même en vue de la crise qui se prépare, et qui ne sert tout au plus qu’à induire le public en erreur.

Que de remarques j’aurais à faire, si je voulais rapprocher le témoignage des voyageurs modernes du tableau qu’on nous fait de l’infériorité des membres sujets de la Porte, surtout des membres chrétiens, dans le conseil des finances ! Cette condition des chrétiens dans les conseils mêmes où ils siègent à côté des Turcs à titre égal selon la loi, à titre inférieur selon les mœurs et l’esprit turcs, est un des traits caractéristiques de l’état actuel de la Turquie. En vain la charte de Gulhané et le hatt-humayoun de 1856 ont décrété l’égalité entre les Turcs et les chrétiens ; les Turcs et les chrétiens n’y croient point. Le cœur des Turcs s’est endurci et perverti par la longue possession de la tyrannie ; les chrétiens se sont flétris et abattus dans l’esclavage. Ils ont beau lire dans les décrets du sultan qu’ils sont, comme les Turcs, les sujets de la Porte-Ottomane, et qu’il n’y a aucune différence entre eux : la vieille peur du glaive ottoman subsiste ; les uns sont toujours le peuple qui répandait le sang chrétien comme l’eau ; les autres sont toujours le peuple qui était massacré et pillé sans fin et sans merci. Vous avez beau mettre le chrétien et le Turc sur les bancs du même tribunal comme juges : le Turc ne croit pas avoir un collègue dans le chrétien, et le chrétien ne le croit pas davantage. Je lisais dernièrement dans un rapport du consul anglais de Monastir, en Macédoine, à sir Henri Bulwer, en date du 9 juillet 1860, ces paroles curieuses : « Quant aux chrétiens qui siègent dans les medjless (espèces de conseils provinciaux) à côté des Turcs, c’est pure affaire de forme, car ils n’osent jamais avoir une autre opinion que les membres musulmans. J’ai entendu dire qu’il y a quelques années le membre chrétien qui siégeait au medjless de Monastir périt empoisonné pour s’être opposé à ses collègues musulmans. » Il n’y a rien qui se guérisse plus lentement que le mal de la peur : il ne se guérit même point par la haine. Le chrétien hait le Turc, mais il le craint, comme son ancien bourreau. Je me souviens qu’on me racontait à Bucharest qu’en 1829, Achmet-Pacha, ambassadeur de la Porte-Ottomane en Russie, traversa ce pays pour se rendre à Saint-Pétersbourg. Il semblait, à la réception, empressée qu’on lui faisait, que la mort marchait encore derrière lui. « Il paraît que cette manière de couper les têtes laisse dans les esprits une forte impression, disait à cette époque un général russe. Je fus avec Achmet-Pacha chez l’ex-hospodar Ghika, et quoique, en ma qualité de commandant de la ville, j’eusse quelque importance, même à côté d’Achmet-Pacha, le vieux Ghika oublia de m’inviter à m’asseoir, et il fit donner la pipe non-seulement à Achmet, mais à son secrétaire avant moi. Achmet, en colère, arracha la pipe à son secrétaire et me donna la sienne. « Ce sont de vieilles idées, me disait-il en sortant ; cela ne nous convient plus. » — Vieilles, oui, mais profondément gravées par la peur dans l’âme du raya.

À la terreur qu’inspire le Turc par sa seule qualité de Turc, ajoutez, pour expliquer l’attitude abattue des membres chrétiens du conseil des finances, ajoutez la peur que fait un pacha ou un grand-vizir. Qui donc s’aviserait en Orient de résister à un pacha ou à un vizir ? Cette timidité qu’inspire le principe d’autorité représenté par un pouvoir illimité ne se voit pas seulement à Constantinople, je le sais ; mais je trouve dans le voyage de M. Senior une anecdote qui exprime bien les effets de cette timidité. M. Senior causant avec un Anglais sur les mœurs et les habitudes des fonctionnaires turcs, sur leurs fortunes rapides, « il est presque impossible qu’un pacha reste pauvre, lui dit cet Anglais, à moins d’être absolument indifférent à l’argent. Le palais de Rechid-Pacha et son parc sur le Bosphore valent au moins 200,000 livres sterling (5 millions), les terres valent peut-être 300,000 livres sterling (7,500,000 francs). À la mort du dernier propriétaire, décédé sans héritier mâle, ces biens échurent au sultan et furent vendus à l’enchère. Rechid était grand-vizir, et les acheta pour 25,000 livres sterling (625,000 fr.). Comme de juste, personne ne surenchérit sur le grand-vizir. — Mais, demanda M. Senior, si quelqu’un avait couvert l’enchère de Rechid et était devenu acquéreur, quelles en auraient été les conséquences ? — Il est inutile de demander, répond l’interlocuteur, ce qui serait arrivé dans un cas impossible. Une idée aussi étrange que de surenchérir contre un vizir ou même contre un pacha n’est jamais entrée dans la tête de personne. Rechid a été très généreux en estimant ces terres 25,000 livres sterling. Il aurait pu se les faire adjuger pour 1,000 livres[3]. »

Malgré la triste expérience que les membres européens acquéraient chaque jour de l’impuissance du conseil, ils continuaient cependant à y rester. Il y avait encore une épreuve à faire. Le conseil ou la commission avait, on s’en souvient, obtenu, après beaucoup d’efforts, des ébauches de budgets. Serait-ce le conseil qui examinerait ces budgets, qui les préparerait pour les soumettre à la sanction du sultan. Le prospectus de l’emprunt ottoman croit et dit que c’est le conseil qui prépare les budgets. Nous croyons au contraire que, sur cette question, le gouvernement turc a manifesté la pensée et la volonté qu’il a de rester ; malgré le conseil, dans les voies ordinaires, c’est-à-dire de laisser aux ministres le droit d’user sans contrôle des deniers publics.

Nous savons les efforts faits en vain par les membres européens du conseil pour obtenir ce droit d’examen et la résistance de Kiami-Pacha, celui qui ne permet pas aux rayas du conseil d’avoir un autre avis que le sien. Les budgets furent renvoyés aux ministres respectifs sans examen et sans contrôle. Cependant, comme il fallait pouvoir dire quelque chose à l’Europe et jouer devant elle une comédie d’économie, les ministres firent annoncer au conseil qu’ils avaient opéré sur leurs budgets une économie de 31,737,942 fr. Maintenant sur quels chapitres et sur quels articles étaient opérées ces réductions ? On n’en dit rien au conseil, et les ministres ne se sont pas donné la peine de s’en rendre compte. Il suffisait pour la mise en scène d’énoncer un chiffre. Cette économie de près de 32 millions sera-t-elle obtenue ? N’ira-t-elle pas s’engloutir dans les serghis où crédits supplémentaires que les ministres s’ouvrent à eux-mêmes quand il leur plaît ? Autre question, qui n’est pas bien entendu, de la compétence du conseil.

De quelque côté donc qu’on ait tenté des efforts pour constituer un contrôle supérieur de l’emploi des deniers publics, les membres européens du conseil ont échoué ; ce qui veut dire que le gouvernement ottoman, ne ratifiant pas ce qu’il a annoncé aux chancelleries européennes, et laissant même de côté l'iradé impérial visé dans le hatt-Humayoun de 1856, entend que les ministres conservent comme par le passé l’omnipotence en cette matière.

Il est temps d’arriver à notre conclusion sur les renseignemens que nous avons reçus. Cette conclusion est grave et triste. Je la divise en trois parties distinctes : la partie personnelle, la partie morale, la partie financière.

Les membres européens du conseil, M. Falconnet, représentant de l’Angleterre, M. le marquis de Plœuc et M. Devaux, représentons de la France, convaincus, par les diverses épreuves que je viens d’indiquer, que leur présence ne pouvait plus être utile, ont pris le parti de se retirer. Je ne sais pas ce qu’a fait M. Lakenbacher, représentant de l’Autriche : il a probablement pris le même parti. L’opinion publique ne peut qu’approuver hautement cette résolution, soumise du reste par les représentans anglais et français à la décision de leurs gouvernemens respectifs. À quoi bon en effet résister dans un conseil qui ne peut rien, dont la Porte veut l’ombre et le nom, et ne veut pas l’action efficace ? A quoi bon prêter l’autorité du nom de la France et de l’Angleterre à une fantasmagorie menteuse d’ordre et de régularité ? Assurément les représentans de la France et de l’Angleterre adjoints au conseil des finances n’étaient pas des ennemis de la Turquie : ils croyaient la régénération de la Turquie possible ; mais encore faut-il, pour régénérer la Turquie, que la Turquie le veuille, qu’elle en prenne la peine, qu’elle en ait la vertu. Toujours dépenser, toujours emprunter et ne jamais payer, ce n’est point marcher à la régénération, mais à la banqueroute. Les membres européens du conseil avaient commencé par croire que les Turcs ne péchaient que par ignorance, et qu’ils n’avaient besoin que de bons précepteurs. Ils ne veulent pas de précepteurs qui les gênent ; ils veulent des complices ou des chaperons. Or les honnêtes gens ne peuvent pas chaperonner la mauvaise foi, dès qu’ils la reconnaissent. De là la retraite des membres européens du conseil des finances.

Voilà ce que j’appelle la partie personnelle de notre conclusion, J’ai à peine besoin d’indiquer la partie morale : elle éclate à chaque page. Je veux cependant en résumer les traits principaux.

Que veut le gouvernement ottoman ? Régler ses finances, corriger ses dilapidations, augmenter ses recettes, exploiter habilement et honnêtement les ressources qu’il a ? Non ! Tout cela demande des vertus, que la Turquie n’a pas. Elle veut faire un emprunt ; elle veut, comme le joueur, trouver de l’argent de quelque manière que ce soit, dût pour cela le Grand-Turc épouser Mme La Ressource. La Turquie a déjà beaucoup emprunté, et comme elle a peu payé, elle devrait désespérer, de trouver encore des prêteurs ; mais elle croit qu’on peut toujours trouver de l’argent en Europe, tout dépend du prix, et elle est entretenue dans cette pensée par bien des motifs et par de nombreux chercheurs de solutions financières en dehors des conditions qui seront éternellement celles du crédit public. Un passage du livre de M. Senior traduit d’une manière plus vive ce que je viens de dire : « La Turquie est le vrai pays des affaires. Tous ces palais, tous ces jardins en terrasse sont le fruit de l’agiotage, quand ils ne proviennent pas d’une source pire[4]. »

Cependant, nous disent nos correspondans, la crise s’aggrave, les fonctionnaires ne sont pas payés, l’armée et la marine pas davantage ; chaque jour le gouvernement aliène ses revenus à venir, et bien que le conseil des finances n’ait point encore pu obtenir un état tant soit peu certain indiquant jusqu’à quel point les derniers revenus sont engagés, les membres européens croient qu’une grande partie de ceux de l’année prochaine ne sont déjà plus à la disposition du trésor public. Ici nous touchons à la conclusion financière ; nous nous contenterons d’extraire de nos lettres quelques chiffres que nous mettrons en regard de ceux qui sont contenus dans le prospectus de l’emprunt ottoman, ne serait-ce que pour montrer combien la différence des renseignemens et des points de vue influe sur les chiffres.

Selon nos correspondans, les recettes du budget ottoman sont de 286,187,007 fr., les dépenses de 293,721,909 fr. ; le déficit est de 7,534,902 fr.

Selon le prospectus, le produit de toutes les taxes ou impôts s’élève en francs à une somme d’environ 275 à 300 millions ; le budget des dépenses ne s’élève qu’à 258,900,000 francs. Nos lettres montrent un déficit, le prospectus indique un excédant.

La différence d’énonciations entre nos lettres et le prospectus est encore plus grande en ce qui touche la dette consolidée et la dette flottante.

Selon nos correspondans, la dette flottante est à peu près de 462 millions de francs et la dette consolidée de 846 millions ; — total : 1 milliard 308 millions.

Selon le prospectus, l’ensemble de toutes les dettes de l’empire ottoman s’élève en capital à 774 millions de francs, — Cette somme, dit le prospectus, représente des titres dont les uns ne portent pas intérêt, et dont les autres produisent des intérêts à divers taux, de sorte qu’en résumé les annuités nécessaires pour le service total de la dette ne s’élèvent qu’à environ 45 millions, non compris l’amortissement, soit environ 16 pour 100 des revenus généraux. Pour apprécier l’exiguïté d’une pareille dette dans un empire comme la Turquie, il suffit de se rappeler que la dette de l’Angleterre dépasse 18 milliards, que celle de l’Autriche est d’environ 5 milliards, etc.

On voit que la différence sur la dette entre notre correspondance et le prospectus est de 534 millions. Ce qui fait surtout cette différence, c’est que le prospectus n’évalue la dette consolidée qu’à 310 millions, tandis que nos lettrés l’évaluent à 846 millions.

Est-ce à cause de cette diversité de chiffres que nos lettres et le prospectus arrivent à des résultats si différens, quand il s’agit de trouver quel est le remède applicable aux finances de la Turquie ? Le prospectus croît qu’avec un emprunt, la Turquie s’en tirera ; nos correspondans pensent que l’emprunt ne sauvera pas la Turquie, à moins que la Turquie ne se décide à avoir les qualités qui sont nécessaires aux riches comme aux pauvres, aux emprunteurs comme aux prêteurs : la probité, la bonne foi et l’économie.

Je crois avoir fait une analyse exacte des renseignemens qui m’ont été envoyés de Constantinople. Cependant, en me relisant, je m’aperçois qu’il y a un passage que j’ai omis, et dont je veux dire un mot. Il s’agit encore du sultan, de ses dépenses et de ses dettes. M. Senior, dont j’ai cité souvent le curieux ouvrage, est très sévère pour le sultan, et il ne fait au surplus que répéter les conversations de Constantinople sur ce sujet. Il est bon pourtant de comparer les conversations de la capitale avec le jugement impartial de nos correspondans.

Voyons par exemple une des pages les plus médisantes de M. Senior. « Chaque fonctionnaire, dit-il, est assailli par les corrupteurs ; il a tous les jours à sa portée les moyens de voler le public directement ou indirectement, et tous ceux qu’il hante ne se gênent pas pour les employer. Dans beaucoup de cas, il est obligé de corrompre pour obtenir sa place, et de corrompre encore pour la garder. Comment aurait-il les mains nettes ? Tous ces magnifiques palais, ces kiosques élégans, ces terrasses fleuries, ceinture du Bosphore, couronnement de ses collines, de ses promontoires, ont été bâtis par la corruption, l’extorsion et la fraude. Le capitaine de cette bande de voleurs n’est-il pas le sultan, qui dérobe au trésor plus du tiers du revenu public[5] ? » Je sais bien qu’après ces paroles injurieuses l’interlocuteur de M. Senior en ajoute d’autres qui montrent que le sultan fait le mal sans le savoir. Il n’a pas été élevé à comprendre qu’il y ait dans l’état autre chose que lui. Se confondant de bonne foi avec l’état, il ne croit pas dérober au trésor public ce qu’il prend pour lui ; il croit au contraire donner par bonté au trésor tout ce qu’il ne prend pas. Voyez la peinture de l’éducation et de la vie d’un sultan ! « Après avoir donné à leur sultan une puissance aussi illimitée, après avoir reconnu la nécessité de son approbation et de sa signature pour toutes les mesures, pour tous les papiers d’importance, après l’avoir obligé à choisir ses ministres sans le concours d’un parlement, d’une presse, d’une forme quelconque de l’opinion publique, les Turcs ont pris soin de le rendre incapable de toutes les affaires et de l’empêcher d’acquérir aucune connaissance des hommes et des choses. On le tient renfermé sans amis ou plutôt sans relations ; il ne voit que ses femmes et ses esclaves jusqu’au jour où il monte sur le trône. Alors même sa réclusion ne cesse guère : il ne voit ses ministres que lorsqu’il les envoie chercher pour l’intérêt de l’état ; il ne fait pas de visites et n’en reçoit pas ; il vit au milieu de ses serviteurs et dans son harem. Son seul amusement intellectuel est de faire bâtir : il est en train d’acheter les terres riveraines des deux côtés du Bosphore et d’y ériger des rangées de palais de carton et de kiosques qui s’étendront à plusieurs milles. Des 8 millions sterling qui constituent le revenu public, on estime qu’il dépense pour lui-même et pour ses palais de 2 à 3 millions, sans compter ses dettes privées, qui se montent à 800 millions de piastres, ou 7 millions sterling[6]. »

Pauvre sultan ! Je vois que sa capitale (les capitales en général ne sont pas charitables envers leurs souverains) ne se fait pas scrupule de médire de lui et peut-être d’exagérer ses prodigalités. Un voyageur grec, le capitaine Nicolaïdy, va plus loin encore, et il porte à près de 18 millions par mois (c’est-à-dire à 212 millions par an) les dépenses du sultan et de sa maison.

Nos correspondans n’entreprennent pas la défense du sultan : ils font seulement une réflexion fort juste. Les crédits ouverts au sultan sur le trésor sont, disent-ils, une cause de perturbation dans les finances turques, non-seulement parce que ces crédits paraissent être sans limites, mais aussi parce qu’ils permettent à une administration qui gère sans publicité d’attribuer aux désordres du palais ce qui pourrait être en partie son œuvre. Ainsi l’ordre et la régularité serviraient en Turquie à tout le monde, à l’empire et au sultan. Il est si commode en effet pour des administrateurs infidèles de tout rejeter sur les prodigalités du sultan ! Il est si facile surtout de faire accueillir par le public ces accusations de folles dépenses ! La faute du sultan couvre ainsi je ne sais combien de fautes particulières. Je suis persuadé avec mes correspondans que, si les dilapidations des finances turques pouvaient se réduire aux prodigalités du sultan, ce serait déjà une grande économie pour le trésor. Le sultan y perdrait peu sur ses plaisirs, et il y gagnerait de ne répondre que de ses torts.


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. Pages 108,109, 110.
  2. La Turquie contemporaine, page 80.
  3. La Turquie contemporaine, page 101.
  4. Page 80.
  5. Page 104.
  6. M. Senior, page 106.