Les Voyageurs en Orient et la Turquie depuis le traité de Paris/05
- I. Dépêches de sir John Young, publiées par le Daily News. — II. Parliamentary papers, 1950, Ionian Islands. — III. Quarterly Review, 1823-1852. — IV. A Short Visit, by Edward Giffard, 1838. — V. Les Sept Iles-Ioniennes et les Traités qui les concernent, par Tom. Bulgari. de Corfou, Leipzig, Brockhaus, 1859.
On se souvient peut-être de l’émotion qu’a causée, il y a quatre ou cinq mois, en Europe la publication des dépêches de sir John Young, gouverneur des Iles-Ioniennes. Le gouvernement anglais a désavoué cette publication, et la personne qui avait eu communication de ces dépêches au ministère des affaires étrangères et qui les avait transmises au Daily News a été traduite devant le jury, comme coupable d’avoir dérobé des dépêches appartenant à l’état. Le jury a acquitté l’accusé par cette raison bonne ou mauvaise, mais en tout cas très démocratique, qu’il n’y a point vol de papiers d’état, quand ces papiers ne sont pris que pour être communiqués au public. Le jury anglais a semblé croire que, le public après tout étant l’état, il n’y avait pas de volé et par conséquent pas de voleur, puisque celui à qui on prenait était en même temps celui à qui on rendait.
Quoi qu’il en soit, le procès a prouvé que sir John Young, gouverneur des Iles-Ioniennes, avait écrit ces dépêches, que le ministère anglais s’en était occupé, qu’il les avait même fait imprimer dans son imprimerie particulière pour les communiquer plus commodément aux divers membres du cabinet; et s’il les communiquait de cette façon, c’était vraisemblablement pour que les membres du cabinet pussent réfléchir sur les idées contenues dans ces dépêches et en causer (je ne dis pas en délibérer) entre eux. Les événemens ne mettaient pas jusqu’ici la question des Iles-Ioniennes à l’ordre du jour, et le cabinet anglais a pu regretter, il y a quatre ou cinq mois, qu’une indiscrétion l’y mît avant le temps qu’il s’était fixé; mais en même temps le gouvernement anglais croyait que les idées contenues dans les dépêches de sir John Young méritaient, toutes hardies et toutes neuves qu’elles semblaient, une sérieuse attention, que ce n’était pas là une vaine utopie ou une concession débonnaire aux vœux des populations ioniennes, qu’il pouvait enfin y avoir là le commencement d’une conduite nouvelle à tenir pour l’Angleterre en Orient.
Je demande pardon aux Iles-Ioniennes si je ne crois pas que ce soient leurs réclamations patriotiques qui aient décidé sir John Young à proposer leur annexion au royaume de Grèce. Je demande aussi pardon à mes amis d’Athènes si je ne crois pas davantage que ce soit par affection pour la Grèce que le gouverneur des Iles-Ioniennes ait exprimé cette idée. On pourrait attendre cette libéralité d’un philhellène français. Sir John Young a eu, si je ne me trompe, une autre pensée. Quelle est cette pensée?
Ici je suis réduit aux conjectures, et peut-être me reprochera-t-on d’attribuer au cabinet anglais plus de sagesse et plus de libéralisme qu’il ne s’en attribue lui-même; mais, quelles que soient les intentions du cabinet anglais, je le défie de pouvoir retirer désormais de la circulation des idées en Angleterre et en Europe les deux grands principes que contiennent les dépêches de sir John Young. J’ai tort de dire que je l’en défie; je ne le soupçonne même pas de le vouloir. Ces deux grands principes sont : 1° il est temps que l’Angleterre en Orient quitte l’ornière de sa vieille politique, cette politique est devenue une véritable impasse; 2° le principe de la nationalité doit en Orient servir de règle aux décisions de la diplomatie.
Reprenons rapidement ces deux principes, et voyons l’importance qu’ils ont dans l’état actuel de l’Orient.
Sir John Young à Corfou est dans un des meilleurs observatoires du monde pour surveiller en Orient ou plutôt dans l’Europe orientale l’état des choses et des esprits. Dans l’état des choses, il y a un point qu’il signale à l’attention du gouvernement anglais : ce sont les progrès et les projets de l’Autriche dans l’Adriatique. Par Trieste, l’Autriche étend chaque jour sa puissance maritime en Orient; ce n’est encore qu’une marine de commerce, mais active, intelligente, ambitieuse. A Vienne, l’Autriche est une grande puissance continentale; à Trieste, elle devient chaque jour une puissance maritime. Héritière de Venise qu’elle n’a pas tuée[1], elle se souvient que Venise a régné sur l’Adriatique et dominé dans l’Archipel. Elle voudrait faire de l’Adriatique un lac autrichien, et voilà pourquoi elle ne veut pas que rien s’y crée d’indépendant. L’inertie turque sur la côte orientale de cette mer l’accommode, car elle n’en craint rien, et elle en profite. Partout elle se substitue aux Turcs par ses marins de Trieste, de l’Istrie et de la Dalmatie, qui sont les plus actifs et les plus entreprenans du monde. Elle n’a pas voulu que le Monténégro obtînt un port sur l’Adriatique, non qu’elle craigne le Monténégro, mais ce port monténégrin serait une exception à la souveraineté qu’elle se prépare. Ce sont ces préparatifs ambitieux que sir John Young voit de son observatoire de Corfou et qu’il signale à l’Angleterre. Il lui propose de céder les Iles-Ioniennes à la Grèce, mais de garder Corfou afin d’être toujours en mesure d’empêcher la souveraineté maritime de l’Autriche dans l’Adriatique.
La mauvaise humeur que sir John Young témoigne dans ses dépêches contre l’Autriche ne tient pas seulement, j’en suis persuadé, aux progrès et aux projets de cette puissance dans l’Adriatique. Ce n’en est que la moindre cause. La vraie cause, c’est qu’à Corfou sir John Young voit très-bien que la politique que l’Angleterre suit en Orient profite à l’Autriche seulement et point du tout à l’Angleterre. L’Autriche, se servant habilement des anciennes maximes de la politique anglaise en Orient, fait croire à l’Angleterre qu’elle a toujours le même intérêt qu’autrefois au statu quo de l’Orient. Lord Chatam disait qu’il ne faisait pas l’honneur de cinq minutes seulement de conversation à quiconque ne comprenait pas que le maintien de l’empire ottoman était indispensable à l’équilibre européen. Lord Chatam avait raison de son temps, et c’était alors aussi la maxime du gouvernement français avant 1789. Au temps de lord Chatam et avant 89, la Turquie, quoique déjà en décadence, avait encore une certaine force; elle pouvait soutenir et défendre elle-même son statu quo. La Turquie aujourd’hui est un état qu’il faut défendre contre ses voisins quand elle en a d’ambitieux, et qui bientôt peut-être demandera qu’on le défende contre ses sujets. Dans cette condition, sert-elle à conserver l’équilibre européen ou à l’ébranler par les embarras de son agonie? A quoi surtout sert-elle à l’Angleterre? Elle lui est un souci perpétuel ou une cause de dépenses excessives. Que peut désirer l’Angleterre, si la Turquie venait tout à fait à succomber? La Valachie ou la Moldavie? la Bosnie et l’Albanie? Non. Elle peut tout au plus désirer une guérite maritime de plus, un Gibraltar dans l’Archipel ou dans le Bosphore. Le jour de la chute de l’empire ottoman, elle n’a besoin de la permission de personne pour prendre cela; mais elle peut penser que si ce jour-là elle a devant elle des puissances qui, dans le démembrement de l’empire ottoman, se soient créé une position et une force maritimes, si l’Autriche, par exemple, avait toutes les côtes orientales de l’Adriatique et les rives septentrionales de l’Archipel, depuis la Thessalie jusqu’à l’entrée de l’Hellespont, elle peut penser que ce jour-là elle aurait laissé se faire en Orient une puissance bien supérieure à la Turquie. Le statu quo actuel, je le reconnais, est commode pour les Anglais; mais peut-il se prolonger? L’impuissance de la Turquie est peut-être pour l’Angleterre la meilleure carte de son jeu; mais cette impuissance peut-elle durer? et surtout sa durée, si elle est possible, ménage-t-elle à l’Angleterre de bonnes ou de médiocres chances? Elle en ménage d’excellentes à l’Autriche et peut-être aussi à la Russie. Pour le reste de l’Europe, elle ne crée que des embarras dans le présent et des dangers dans l’avenir.
Non-seulement l’amitié de l’Autriche et le parti-pris de soutenir l’empire ottoman contre la force des choses peuvent en Orient être pour l’Angleterre une grande duperie avenir; cette conduite a d’autres inconvéniens qui doivent se voir très bien de Corfou. L’Angleterre n’est pas populaire en Orient, et cette impopularité tient en grande partie à son amitié pour la Turquie et pour l’Autriche. S’il éclate de grands événemens, cette impopularité sera un embarras et peut-être même une cause de faiblesse pour l’Angleterre. Assurément le gouvernement anglais a une juste et légitime confiance dans sa force; cependant il aime mieux en général avoir pour soi l’opinion des populations, surtout quand il peut croire que cette opinion trouvera quelque écho dans la presse et dans le parlement anglais. Or il y a, grâce à Dieu, en Angleterre beaucoup de pensées et de voix généreuses qui demandent jusques à quand l’Angleterre fera fi des vœux et des prières des populations orientales pour plaire à un empire décrépit et à un voisin ambitieux. Quelle est cette politique sans issue condamnée à la stérilité si la Turquie dure, ou à la duperie si la Turquie meurt, ayant l’Autriche pour principale héritière? Qu’est-ce que l’Angleterre peut avoir à craindre de la vitalité des populations chrétiennes de l’Orient? Qu’est-ce qu’elle aurait à redouter de l’entrée de ces populations dans le cercle des états européens? Et quand au lieu d’un état mourant il y aurait en Orient plusieurs états naissans, quel danger ou quelle rivalité ces états pourraient-ils créer à l’Angleterre? Ce qui, politiquement parlant, peut le mieux ressembler à l’impuissance de l’Orient turc en train de mourir, ce sera la faiblesse de l’Orient chrétien en train de naître. Pourquoi donc jalouser cette naissance? De plus, l’Angleterre croit-elle qu’il soit bien sage de laisser les autres puissances européennes avoir en Orient le mérite des bons sentimens? Pourquoi laisser les populations orientales se tourner toujours vers la Russie ou vers la France comme vers leurs seuls protecteurs? Pourquoi ne pas les habituer à se tourner aussi vers l’Angleterre? Pourquoi ne pas se préparer la faveur de l’avenir?
Peut-être vais-je beaucoup plus loin dans mes conjectures que sir John Young dans ses réflexions; cependant, quand je vois le gouverneur des Iles-Ioniennes proposer de garder Corfou pour surveiller l’Autriche dans la mer Adriatique et de céder les autres îles au royaume de Grèce, comment ne pas trouver là l’indice et le principe d’une politique moins autrichienne et plus libérale, ou plus favorable aux chrétiens d’Orient? Or c’est là, selon moi, ce qui est une grande et heureuse innovation de l’Angleterre en Orient. Elle sort par cette initiative de la vieille impasse de cette politique qui, après Navarin, se croyait obligée de renier et de maudire sa gloire.
Je me suis à dessein étendu sur le premier principe que je trouve contenu dans les dépêches de sir John Young : il est temps que l’Angleterre change de politique en Orient. Le second principe de ces dépêches, c’est-à-dire le respect des nationalités en Orient et la proposition d’unir les Iles-Ioniennes au royaume de Grèce, n’est pas un principe qui ait moins de portée. De plus, il indique dans quel sens la politique de l’Angleterre doit changer. Je dirais même volontiers que ce principe des nationalités est en Orient un principe essentiellement révolutionnaire, si ce mot de révolutionnaire ne devait pas effrayer mal à propos beaucoup de nos amis, qui ne se souviennent pas assez qu’il y a des révolutions qui sont bonnes.
Le principe de la nationalité, qui fait que sir John Young propose l’union des Iles-Ioniennes avec la Grèce, n’est pas, chez lui, je le répète, une inspiration du philhellénisme. L’Angleterre n’est pas en général suspecte de philhellénisme, quoiqu’elle ait dans ces derniers temps puissamment contribué à la consolidation du royaume hellénique, car c’est sans le vouloir. Les épreuves que le peuple grec et le roi Othon ont subies ensemble, avec le même sentiment, soit pendant la triste et grotesque affaire de don Pacifico, soit pendant l’occupation du Pirée, ces épreuves que la Grèce a, non sans quelque raison, attribuées à la malveillance de lord Palmerston, ont rapproché tous les Grecs, et il y a désormais non plus seulement un royaume, mais un roi des Grecs. Cette consolidation patriotique du trône hellénique a été un événement en Orient.
La Grèce peut donc gagner beaucoup à la proclamation du principe de la nationalité en Orient; mais la Grèce doit moins y gagner que la Turquie n’y doit perdre. Ne nous y trompons pas : le principe de la nationalité en Orient est le principe destructif de l’empire ottoman, qui n’est fondé que sur l’oppression des nationalités chrétiennes. Les Turcs sont partout le petit nombre commandant au grand, et un petit nombre qui n’est pas une élite, de telle sorte qu’il n’y a là aucune des causes du pouvoir ou de la force ici-bas, ni la quantité ni la qualité. Pressée de tous côtés par les Roumains, par les Serbes, par les Bulgares, par les Albanais, par les Grecs, en Europe et dans une grande partie de l’Asie-Mineure, que voulez-vous que devienne la race turque, quand l’Angleterre elle-même ou ses agens principaux déclarent que les états en Orient doivent se faire et se défaire selon les sympathies nationales et non plus selon le droit d’une vieille conquête changée en oppression, et par conséquent devenant chaque jour moins légitime? Si les Grecs des Iles-Ioniennes ont droit, de l’aveu même de l’Angleterre, à se réunir au royaume hellénique, pourquoi les Grecs de la Crète, de Rhodes, de Samos, de Chio, n’auraient-ils pas le même droit? pourquoi ceux de la Thessalie, de l’Épire, de la Macédoine, seraient-ils exclus de cette fédération du royaume hellénique?
Tes pourquoi, dit le dieu, ne finiront jamais.
Eh non! il y en a un pour chaque village chrétien opprimé par les
Turcs; mais ici encore-ne dites pas que ce sont les lettrés qui mettent partout des points d’interrogation, qui soulèvent partout le
doute et la difficulté. Je suis persuadé que sir John Young, comme
tous les Anglais distingués, est très lettré; cependant ce n’est pas
à titre de lettré qu’il propose à l’Angleterre de céder les Iles-Ioniennes au royaume hellénique, c’est comme gouverneur de ces îles,
et ce n’est pas non plus dans une correspondance littéraire et archéologique qu’il fait cette proposition; c’est dans des dépêches
d’état. Ne vous en prenez donc pas aux lettrés du nouveau point
d’interrogation qui vient d’être mis au maintien de l’empire ottoman
et à sa laborieuse intégrité; prenez-vous-en aux dépêches de sir
John Young. — Il ne les a pas publiées. — C’est vrai; mais qu’importe, s’il les a écrites? Ses dépêches ne vous appartiennent que par
une indiscrétion. — Soit; mais sa pensée nous appartient et fortifie
notre cause. Nous aimons mille fois mieux pour notre cause que sir
John Young ait pensé ainsi, sans vouloir le dire au public, que si, sans le penser, il l’avait dit au public par je ne sais quel calcul de charlatanisme.
Les dépêches de sir John Young n’ont pas seulement proclamé un changement possible de la politique de l’Angleterre en Orient et le droit des nationalités, elles ont aussi appelé l’attention sur les Iles-Ioniennes. C’était jusque-là une question que la discussion n’osait guère traiter, et je dois dire franchement pourquoi. Personne n’aime à se faire de querelle avec l’Angleterre, ni les rois ni les journalistes. Le roi Louis-Philippe s’est brouillé avec l’Angleterre à la fin de son règne au sujet des mariages espagnols; il avait raison, et l’Angleterre avait tort : les lettres publiées par la Revue rétrospective l’ont bien prouvé. Il n’en est pas moins arrivé que sa chute a suivi de près sa brouillerie avec l’Angleterre, et notez que je ne veux pas dire le moins du monde que l’Angleterre ait contribué à la révolution de février 1848 : ce serait donner une cause à la révolution de février; elle n’en a pas plus de ce côté-là que de tous les autres. Il n’en est pas moins vrai pourtant qu’il s’est fait une sorte de superstition sur ce point, comme si tout prince qui vient à se brouiller avec l’Angleterre ne devait pas régner longtemps. Cette superstition atteint aussi les journalistes, les gens les moins superstitieux de la terre. Ils ne craignent pas d’être détrônés, mais ils se disent tout bas que la presse anglaise est le plus grand rempart de la liberté dans le monde, que personne, si obscur qu’il soit, ne peut savoir s’il ne viendra pas un moment où il lui faudra se retirer derrière ce rempart, et voilà pourquoi, toutes les fois que la question des Iles-Ioniennes arrivait à l’ordre du jour, elle n’était traitée, même dans la presse, qu’avec toute sorte de ménagemens et de brièveté. Tout le monde savait bien que l’Angleterre n’avait sur les Iles-Ioniennes qu’un simple droit de protectorat, et non de souveraineté; tout le monde savait bien que depuis qu’il y avait en Orient une Grèce indépendante et libre, les Iles-Ioniennes pensaient que c’était à cette Grèce indépendante qu’elles devaient être réunies, en vertu du principe de la nationalité. Tout cela se savait et même se disait dans la presse continentale, mais sans vivacité et sans persévérance. On pensait sans doute que, pour avoir tout leur effet, ces incontestables vérités devaient d’abord être dites par l’Angleterre. C’était à l’Angleterre qu’il seyait d’ouvrir la discussion sur les Iles-Ioniennes. Elle l’a fait par la publication plus ou moins indiscrète des dépêches de sir John Young, et dès ce moment tout le monde est à son aise pour traiter cette question, parce que personne, en la traitant, n’a plus l’air d’être un ennemi de l’Angleterre.
Examinons donc quel est, aux termes du traité de Paris du 5 novembre 1815, le droit que l’Angleterre exerce sur les Iles-Ioniennes.
Nous ne voulons dire qu’un mot sur la naissance des Iles-Ioniennes comme état européen. Sa naissance date de nos jours, et c’est en Orient le premier des états chrétiens appelés successivement, dans le passé, dans le présent et dans l’avenir, à remplacer l’empire ottoman : non que je veuille dire que les Iles-Ioniennes aient jamais fait partie de l’empire ottoman; elles faisaient partie des états de Venise, et c’est sur Venise qu’elles s’étaient appuyées pour résister aux Turcs. Venise, Gènes et Malte ont été au midi les boulevards de l’Europe contre les Turcs. Venise, il est vrai, à la fin du dernier siècle, n’avait plus la Morée ni les grandes îles de l’Archipel; mais comme la Turquie s’était affaiblie en même temps que Venise et Gênes, l’Europe, quand Venise, Gênes et Malte furent supprimées par les jeux de la guerre et les calculs de la diplomatie, n’eut point lieu de s’apercevoir, par ses dangers, de la chute de ses grands boulevards méridionaux. C’est une loi instinctive de la politique européenne de ne jamais abandonner complètement à des rivaux de race, de religion et de fortune, ce que j’appelle l’Orient européen, et l’Europe n’a jamais eu et ne peut jamais avoir d’ascendant en ce monde qu’à la condition d’avoir en sa possession les vieux domiciles de la civilisation, l’Egypte, la Syrie, l’Asie-Mineure, l’Archipel, la Grèce, la Macédoine, la Thrace. Il s’est donc trouvé qu’au commencement de notre siècle, au moment où l’Europe perdait ses postes avancés du côté de l’Orient, Venise, Malte et même la république de Raguse, de nouveaux états chrétiens ont commencé à naître en Orient : en 1800 les Iles-Ioniennes, en 1821 la Grèce, en 1829 la Valachie, la Moldavie et la Servie, reconnues déjà quasi-indépendantes par le traité d’Andrinople. Ces nouveaux états qui naissaient ainsi peu à peu en Orient avaient pour effet de rétablir l’équilibre entre l’Orient et l’Occident, puisque l’équilibre ne s’est jamais fait et ne peut jamais se faire qu’à la condition pour l’Occident d’avoir une partie de l’Orient entre ses mains.
On sait comment les vicissitudes de la guerre créèrent, comme par hasard, les Iles-Ioniennes. Après la destruction de Venise, ce qui de la part de la France ne fut pas seulement un crime, mais une faute en Italie, les troupes françaises en 1797 occupèrent les Iles-Ioniennes. En 1799, les Russes et les Turcs remplacèrent les Français; une lettre du patriarche grec de Constantinople avait engagé les habitans des îles à concourir par leurs efforts à l’expulsion des Français, leur promettant en retour qu’ils formeraient un état indépendant. La convention du 21 mars 1800 entre la Russie et la Turquie accomplit cette promesse, et les sept îles furent érigées en république, à l’instar de celle de Raguse, sous la suzeraineté de la Porte-Ottomane. L’empereur de Russie se porta garant de l’intégrité du nouvel état et des privilèges qui lui étaient accordés.
N’oublions pas que Venise possédait sur la côte orientale de l’Adriatique quelques villes, Butrinto, Parga, Prevesa, Vonitza, qui furent cédées à la Porte; mais la convention du 21 mars 1800 stipulait que les chrétiens de ces pays cédés à la Porte-Ottomane au- raient tous les privilèges et toutes les immunités des principautés de Moldavie et de Valachie : maintien du culte chrétien, exemption de la justice turque, défense aux musulmans d’acquérir des propriétés dans ces villes et dans leur territoire, liberté de réparer les églises et de sonner les cloches. Ces privilèges n’ont été abolis par aucun traité; mais la porte les a violés effrontément et impunément.
En 1802, le traité d’Amiens reconnut l’existence du nouvel état, et l’Angleterre se déclara garante de la république des Sept-Iles unies, qui envoya et reçut des agens diplomatiques. George III accrédita auprès d’elle un chargé d’affaires.
En 1807, après la paix de Tilsitt, la France occupa de nouveau les Iles-Ioniennes: l’empereur Alexandre les céda à l’empereur Napoléon; mais il ne semble pas que celui-ci ait voulu les incorporer à son vaste empire, car le général César Berthier, après l’occupation des Iles-Ioniennes, ayant déclaré qu’elles étaient réunies à l’empire français, Napoléon écrivit à son frère le roi Joseph le 6 octobre 1807 : « ….. Je n’ai pas chargé le général César Berthier de déclarer que Corfou faisait partie de l’empire, et puisque je m’étais tu, il devait bien aussi se taire. Témoignez-lui mon mécontentement. Il devait déclarer que la constitution était conservée sur le pied où elle se trouve. Ordonnez-lui d’agir avec plus de circonspection et de prudence... Je ne conçois pas comment il peut proposer de rendre Parga à Ali-Pacha; il y a dans cette proposition de la folie. Ecrivez-lui fréquemment pour lui refroidir la tête. Faites-lui comprendre qu’il ne sait pas, que personne ne sait ce qu’il fera demain, et qu’ainsi il doit constamment se maintenir dans un grand système de prudence envers tout le monde. Le général César Berthier a eu très grand tort d’arborer le drapeau français[2]. »
Je ne veux pas dire que Napoléon, qui avait détruit sans scrupule la vieille république de Venise, aurait respecté toujours la très jeune république des Sept-Iles. Il semblait cependant vouloir en être le protecteur plutôt que le maître, et sa politique de ce côté ne s’opposait pas, en apparence du moins, à la création de petits états chrétiens en Orient. Comme protecteur, il ne leur aurait pas, je pense, laissé beaucoup d’indépendance; mais les petits états ne pouvaient pas de ce côté demander plus que les grands états eux-mêmes.
En 1809, la Porte-Ottomane céda à la France les droits qu’elle avait sur les Iles-Ioniennes; comme elle n’avait sur ces îles qu’un droit de suzeraineté, elle ne put céder que ce qu’elle avait. Les Sept-Iles changeaient de suzerain et de protecteur; mais elles continuaient de faire un état indépendant, et en février 1809 l’ambassadeur d’Angleterre près la Porte-Ottomane déclarait officiellement « qu’aux yeux du gouvernement britannique, qui avait refusé de reconnaître les transactions de Tilsitt, la convention du 21 mars 1800, » par conséquent l’indépendance de la république des Sept-Iles « n’avait jamais cessé d’être en vigueur. »
Dès 1809 et 1810, les flottes britanniques avaient attaqué les garnisons françaises qui occupaient les îles, et les avaient expulsées, ou plutôt elles avaient délivré les Iles-Ioniennes du joug des Français. C’est ainsi que s’exprimait le général Oswald dans la proclamation qu’il adressait au mois d’octobre 1809 aux habitans de Zante et de Céphalonie : « Des avis réitérés parvenus aux commandans des forces de mer et de terre de sa majesté britannique dans la Méditerranée leur ayant donné l’assurance que les habitans de ces îles voulaient secouer le joug oppressif du gouvernement français, le vice-amiral lord Collingwood et le lieutenant-général sir John Stuart ont été autorisés par sa majesté à leur offrir les secours nécessaires pour chasser leurs oppresseurs, et afin de rétablir chez eux un gouvernement libre et indépendant... Les Anglais, disait encore la proclamation, ne se présentent pas comme des conquérans, mais comme des alliés qui viennent apporter aux Ioniens les avantages de la protection britannique et relever leur liberté et leur commerce. »
Voilà avant 1814 l’histoire des Iles-Ioniennes. Nées en 1800 du contre-coup de nos conquêtes en Italie, reconnues en 1802 par le traité d’Amiens, c’est-à-dire parle traité qui, en essayant l’alliance de la France et de l’Angleterre, inaugurait la nouvelle et la vraie politique de notre siècle, gardant leur drapeau par l’expresse volonté de Napoléon, proclamées indépendantes le jour même où elles sont délivrées par les Anglais, les Iles-Ioniennes arrivaient devant le congrès de Vienne comme un des nombreux états européens laissés sans maître par la chute de Napoléon, comme la Hollande, comme la Hesse, comme la Savoie, comme le Piémont; mais la Savoie, la Hollande, la Hesse et tant d’autres petits états de l’Allemagne retrouvaient leurs anciens maîtres, qui venaient les revendiquer, et cette revendication faisait à l’instant même leur indépendance. Les Iles-Ioniennes ne retrouvaient pas Venise pour les revendiquer, puisque dans cette restauration presque universelle de l’ancienne Europe, dont la défaite de Napoléon donnait le signal, Venise fut oubliée, comme Gênes, comme Malte. Si nous en croyons les détails que donne M. Bulgari dans son écrit intitulé les Iles-Ioniennes et les traités qui les concernent, l’Angleterre à cette époque était fort tentée de garder les Iles-Ioniennes comme une conquête britannique. Le sénat ionien ayant adressé au congrès européen une note pour réclamer l’indépendance des Sept-Iles, le général anglais Campbell déclara à cette assemblée qu’il ne reconnaissait ni l’état ni le sénat ionien, et que les Iles-Ioniennes étaient une conquête de l’Angleterre. On était loin alors des expressions de l’amiral Collingwood en 1809 et des instructions qu’il donnait à ses officiers : « En vous emparant de quelque port de mer des Sept-Iles, vous aurez soin de faire arborer le drapeau septinsulaire et non le drapeau anglais. Cette manifestation et tous vos procédés en général devront faire comprendre aux populations que vous ne visez pas à une conquête, mais à l’expulsion des Français, pour arracher les habitans à la servitude. »
Nous n’attachons pas grande importance aux querelles qui s’élevèrent alors entre le général anglais Campbell et le sénat ionien. Ces querelles cependant témoignent du dissentiment instinctif qui existait dès ce moment entre les Ioniens et l’Angleterre. Sans viser à l’indépendance complète qu’ils sentaient leur être impossible, les Ioniens voulaient au moins choisir leurs protecteurs, et ils ne semblaient pas disposés à choisir l’Angleterre. Ils auraient pris plus volontiers la Russie. De là pour l’Angleterre, quand plus tard elle fut reconnue comme protectrice des Iles-Ioniennes, une secrète défiance des sentimens de ses protégés et une disposition manifeste à changer son protectorat en domination presque absolue. Ce dissentiment originel a eu une grande et fâcheuse influence sur l’histoire des Iles-Ioniennes depuis 1814 jusqu’à nos jours.
En 1814 et en 1815, au congrès de Vienne, la Russie ne demandait pas le protectorat des Iles-Ioniennes; mais elle voulait que ces îles eussent une quasi-indépendance. L’Autriche s’y opposait, et comme elle avait hérité de Venise, elle prétendait que les Iles-Ioniennes et les villes de l’Albanie, Butrinto, Parga, Prevesa et Vonitza, ayant fait partie des états de Venise, devaient naturellement lui appartenir. De cette façon, l’Autriche aurait tourné et enveloppé du même coup l’Italie et la Grèce. L’Angleterre en 1814 consentait à cette prétention; en 1815, après Waterloo, l’Angleterre, mieux avisée pour elle-même et peut-être aussi pour l’Europe, de plus élevant ses prétentions avec ses victoires, pensa qu’elle pouvait prendre pour elle les Iles-Ioniennes et anéantir le protectorat russe et autrichien au profit du sien. Elle demanda la souveraineté pleine et entière des îles; la Russie résista. Deux projets de traité luttèrent l’un contre l’autre, le projet russe et le projet anglais : le projet russe, qui faisait des Iles-Ioniennes u avec leurs dépendances, soit sur mer, soit sur la côte adjacente, un état libre et indépendant, sous la dénomination de république des Sept-Iles unies, » qui plaçait cette république nouvelle, « quant à ses relations extérieures, sous la protection exclusive et immédiate de l’Angleterre et sous la garantie des trois autres puissances contractantes, la Russie, l’Autriche et la Prusse; » le projet anglais enfin, qui, sans s’inquiéter des engagemens passés et de la reconnaissance que les traités antérieurs avaient faite de l’indépendance du nouvel état, faisait des Iles-Ioniennes une possession pure et simple de l’Angleterre. La contradiction des deux projets révélait la lutte qui commençait dès ce moment entre la Russie et l’Angleterre; mais cette lutte ne pouvait pas dès 1815 aboutir à la guerre, et surtout pour les Iles-Ioniennes. La question ne valait pas une bataille. Il suffisait, pour la discuter et pour la décider, d’un débat diplomatique : le débat eut lieu et finit, comme tous les débats diplomatiques, par une transaction, qui fut le traité du 5 novembre 1815.
Le traité du 5 novembre 1815 est l’acte fondamental des Iles-Ioniennes. Les Ioniens ont droit à tout ce que leur accorde ce traité; ils n’ont droit, selon la loi internationale, à rien de plus. Tout ce que les Ioniens demandent au nom de ce traité, ils le demandent au nom des obligations que l’Angleterre a contractées envers eux et envers l’Europe; tout ce qu’ils demandent en dehors de ce traité, ils le demandent à la bienveillance et à l’équité de l’Angleterre au nom du droit naturel seulement. Examinons donc rapidement quels sont, aux termes du traité du 5 novembre 1815, les droits de l’Angleterre sur les Iles-Ioniennes, les droits des Iles-Ioniennes envers l’Angleterre.
L’article 1er déclare que les Iles-Ioniennes «formeront un seul état libre et indépendant, sous la dénomination des états unis des Iles-Ioniennes. » Ainsi les Iles-Ioniennes sont un état libre et indépendant; seulement elles ne prennent plus le titre de république. En 1815, ce mot commençait à sonner mal aux oreilles de la diplomatie européenne. Les Iles-Ioniennes perdent aussi par cet article leurs dépendances en Albanie, qui sont cédées à la Porte-Ottomane. On peut voir poindre dans cet article le système des complaisances de l’Europe envers la Turquie, complaisances toutes gratuites, puisque l’Europe ne cède certes point à la peur, complaisances cruelles, puisqu’elle sacrifie des populations chrétiennes à la tyrannie musulmane.
L’article 2 du traité place les Iles-Ioniennes sous la protection immédiate et exclusive de l’Angleterre. Ainsi il s’agit d’une protection et non d’une souveraineté pleine et entière, comme le demandait le projet anglais; mais cette protection n’est pas bornée aux relations extérieures, comme le voulait le projet russe, et le nouvel état n’est pas placé non plus « sous la garantie des puissances européennes. » Il y a donc eu entre les deux systèmes, celui qui voulait une indépendance quasi-absolue et celui qui voulait une subordination pleine et entière, une transaction dont le trait fondamental est que les Iles-Ioniennes forment en Europe un nouvel état, non pas un état vassal de l’Angleterre et lui payant tribut, comme à la Porte-Ottomane en 1800, mais un état placé sous sa protection exclusive, et qu’elle doit défendre de toute attaque extérieure. Comme le nouvel état n’est plus garanti par les puissances européennes, l’Angleterre n’est responsable qu’envers elle-même de l’exercice de son protectorat. Elle ne doit pourtant le confondre ni avec la souveraineté ni même avec la suzeraineté. Les Ioniens ne sont ni les sujets ni les vassaux de l’Angleterre; ils sont seulement ses protégés.
Le traité du 5 novembre 1815 donne à l’Angleterre le droit de tenir garnison à Corfou et dans les autres îles : la force militaire des Iles-Ioniennes est placée sous les ordres d’un commandant anglais; mais ce sont les Iles-Ioniennes qui paient l’entretien des forteresses et de la force militaire. On peut dire, je le sais, qu’en mettant à la charge des Iles-Ioniennes l’entretien des garnisons anglaises, des forteresses occupées par les soldats anglais et de la force militaire ionienne commandée par un officier anglais, l’Angleterre, qui sait compter, a voulu seulement faire une économie; mais on peut dire aussi d’un autre côté que, si les Iles-Ioniennes paient l’entretien de leurs forteresses et de leur armée, c’est parce que ces forteresses et ces armées leur appartiennent. Le paiement est une charge, mais c’est aussi un titre. Il y a partout aux Iles-Ioniennes le noyau et l’intention d’un état libre et indépendant. Les rapports mêmes qui doivent avoir lieu entre la force armée britannique et le gouvernement ionien sont, aux termes de l’article 6 du traité du 5 novembre 1815, réglés par une convention particulière : preuve évidente que les Iles-Ioniennes ne sont pas incorporées à l’Angleterre, qu’elles forment un état à part que l’Angleterre protège, mais qu’elle ne gouverne pas comme elle gouverne Malte et Gibraltar.
Non-seulement on peut prétendre que les Iles-Ioniennes possèdent les forteresses qu’elles entretiennent, et qui ne sont qu’occupées par l’Angleterre, c’est le mot de l’article 5 du traité : les Iles-Ioniennes ont de plus un pavillon marchand, reconnu par les puissances européennes comme pavillon d’un état libre et indépendant. Enfin leurs ports sont mis, il est vrai, sous la juridiction britannique (art. 7), mais seulement quant aux droits honorifiques et militaires, ce qui, selon les Ioniens, laisse au gouvernement ionien le droit de nommer les fonctionnaires chargés de la police des ports, et de faire les règlemens de santé et de douane. L’Angleterre n’a pas cru devoir restreindre sa juridiction dans les ports à ces droits honorifiques et militaires ; elle y a exercé pleinement son autorité, et comme, encore un coup, elle n’est responsable qu’envers elle-même et envers sa conscience de l’exercice de son protectorat, quand elle se trompe, il n’y a pas de recours contre ses erreurs, sinon à elle-même.
Nous ne voulons pas commenter plus longuement le traité du 5 novembre 1815. Ce traité procède, comme on le voit, de deux principes différens et contraires, le principe de l’indépendance des Iles-Ioniennes et le principe du protectorat britannique. Comment concilier ces deux principes? Comment, par exemple, ont-ils vécu ensemble depuis 1814 ? Ils ont vécu assez mal, il faut le reconnaître.
Un des écrivains du Quarterly Review a publié en 1823 et en 1852, à trente ans de distance, deux articles sur les Iles-Ioniennes, qui en font l’histoire depuis 1814, et l’histoire racontée avec des sentimens tout anglais. C’est dans cette histoire tout anglaise que je cherche le tableau des Iles-Ioniennes sous le protectorat anglais.
Quand on lit cette histoire, il y a deux choses qu’il est impossible, je crois, de contester : la première, c’est que, sous le protectorat anglais, le bien-être des Iles-Ioniennes s’est singulièrement accru; la seconde, c’est que le protectorat anglais a été une véritable domination, tout à fait contraire à la lettre et à l’esprit du traité du 5 novembre 1815. Peut-être les deux choses tiennent-elles de près l’une à l’autre, peut-être ne fallait-il rien moins que l’autorité presque absolue que s’était attribuée le premier lord haut-commissaire, sir Thomas Maitland, pour donner aux Iles-Ioniennes, presque malgré elles, une prospérité et une sécurité inconnues ailleurs dans l’Europe orientale; mais, chose singulière, cette prospérité et cette sécurité ne semblent pas avoir beaucoup touché le cœur des Ioniens, et d’un autre côté ils ne semblent point non plus avoir attaché une grande importance aux infractions que le haut-commissaire faisait au traité du 5 novembre 1815. Ils s’en plaignent plutôt pour avoir une cause de griefs contre l’Angleterre que pour défendre leur liberté parlementaire. La question d’indépendance prime chez eux la question de liberté. Ils ne disent pas qu’on les gouverne, tandis qu’on devrait seulement les protéger; ils disent qu’ils ne doivent pas être gouvernés par un Anglais. Le roi Tom, c’est le nom qu’on donnait dans la Méditerranée à sir Thomas Maitland, ne leur aurait pas paru être trop roi, s’il n’eût pas été Anglais. Ils réclament moins contre le maître que contre l’étranger.
La prospérité des Iles-Ioniennes, et surtout de Corfou, sous la domination anglaise, telle que la montre le Quarterly Review, est incontestable. J’ai lu beaucoup de voyages à Corfou; tous les voyageurs s’accordent à dire que l’aspect de Corfou et de la campagne est ravissant. J’y ai passé un jour en revenant de Grèce, et j’ai été enchanté comme tout le monde. Partout de belles routes, une campagne bien cultivée, des paysages charmans dont la mer forme l’horizon, un air d’aisance et de prospérité : l’Angleterre enfin avec du soleil. « Si j’étais un jour forcé de quitter mon pays, me disais-je en remontant sur mon bateau à vapeur, c’est à Corfou que je voudrais être à l’auberge. » À ces biens de la nature et de la civilisation ajoutez, selon le Quarterly Review, les avantages d’une bonne administration, la justice rendue sans corruption, les impôts perçus sans péculat, la vie et la propriété de chacun assurées, le commerce et l’agriculture florissans, l’instruction partout répandue et encouragée. D’où vient donc que les Ioniens sont insensibles à tant d’avantages? Ils ne sont pas le seul peuple à qui le regret de l’indépendance ôte le goût de tous les autres biens de la vie. Le royaume lombard-vénitien est assurément bien administré; d’où vient donc le malaise des Lombards et des Vénitiens? Ils sont Italiens, et leurs maîtres sont Autrichiens. Les Ioniens sont Grecs, et leurs maîtres sont Anglais. De plus, le Quarterly Review reconnaît que les officiers anglais sont « rarement remarquables par le talent de la conciliation. » Les Anglais sont à la fois le peuple le plus voyageur et le moins communicatif. Ils sont partout, et partout ils sont à part. De ce côté, ils ressemblent aux Juifs : ils sont, comme eux, très cosmopolites et très particuliers.
Cette faculté qu’ont les Anglais de n’avoir point besoin d’inspirer la sympathie, faculté qui est peut-être une force, explique comment ils sont depuis trente-cinq ans à Corfou, et toujours étrangers. Un voyageur anglais, sir Edward Giffard, dans son récit d’une excursion faite en 1836 aux Iles-Ioniennes et en Morée, raconte qu’à Corfou il assista au dîner d’adieu que le gouverneur donnait aux sénateurs ioniens après la session. « Il faut peut-être, dit-il, s’en prendre à notre ignorance de leur langue et de leurs habitudes si, d’après ce que nous vîmes de ces sénateurs, nous ne nous fîmes pas une haute idée de l’aristocratie ionienne. Ils étaient silencieux, gênés et maladroits. Peut-être, après tout, ne se faisaient-ils pas de nous une meilleure opinion. Ceux d’entre nous qui leur adressèrent la parole en italien, la seule langue qui nous fût commune avec eux, eurent grand’peine à leur arracher une réponse. Bref, ils ne semblaient pas à leur place, et immédiatement après que nous nous fûmes levés de table, ils firent leur révérence et partirent. Je ne puis pas m’imaginer qu’il y ait jamais une union réelle entre une administration anglaise et un sénat ionien. » L’union est difficile en effet avec des gens si prompts à croire, quand ils sont chez nous et dans notre pays, que c’est nous qui ne sommes pas à notre place. Le mot respire un esprit de dédain tout aristocratique et tout anglais, et un esprit d’appropriation tout anglais aussi.
Ainsi, malgré les incontestables bienfaits de leur administration dans les Iles-Ioniennes, les Anglais ne se sont pas concilié la faveur des Ioniens. Il est vrai de dire aussi que toutes les améliorations qu’a faites l’administration anglaise, elle les a faites, comme nous l’avons déjà dit, à l’aide de l’autorité qu’elle s’était attribuée, autorité toute souveraine, et non plus seulement protectrice, comme le voulait le traité du 5 novembre 1815. Il y avait deux principes contradictoires dans le traité de 1815, le principe de l’indépendance et le principe du protectorat. Comme le principe de l’indépendance ne se prêtait à aucun genre de gouvernement raisonnable, il fallut bien, dit le Quarterly Review de 1852, que le principe du protectorat l’emportât et se confondît avec la vraie souveraineté. Tel fut le but et le résultat de la constitution que sir Thomas Maitland fit voter en 1817 par les Iles-Ioniennes, et qui a duré jusqu’en 1848. Encore un coup, ce n’est pas tant l’allure quasi-despotique de l’administration que son origine étrangère qui déplaisait aux Ioniens. En 1821, l’insurrection de la Grèce vint enflammer encore le sentiment de la nationalité. Il y eut alors un évêque de Céphalonie qui exhorta les Céphaloniens à se joindre à l’insurrection de leurs frères de Morée, et qui fit réciter des prières pour la destruction de l’empire ottoman. Cet évêque fut révoqué, ce qu’approuve fort le Quarterly Review de 1823 ; mais cette révocation n’empêcha pas les Ioniens de donner aux insurgés grecs tous les secours qu’ils pouvaient. Sir Thomas Maitland proclama la neutralité des Iles-Ioniennes, et déclara qu’aucun vaisseau de guerre des parties belligérantes ne serait reçu dans les ports des Sept-Iles. Il ne voulut pourtant pas rompre trop durement en visière avec le patriotisme grec des Ioniens et avec la pitié européenne, en repoussant ceux des insurgés grecs qui pendant les vicissitudes de la guerre furent plusieurs fois forcés de se réfugier dans les Iles-Ioniennes, et surtout d’y chercher un asile pour leurs femmes, leurs enfans et leurs vieillards. Le successeur de sir Thomas Maitland fit de même, et tous deux firent bien; mais comme les gouverneurs anglais, tout en cédant à leurs sentimens d’humanité, semblaient cependant pencher par politique du côté des Turcs, tandis que les Ioniens étaient pleins d’enthousiasme et de dévouement pour leurs frères grecs, la guerre de l’indépendance grecque augmenta et aigrit le dissentiment national qui séparait les Iles-Ioniennes de l’Angleterre[3].
J’ai indiqué combien en 1823 les sentimens du Quarterly Review étaient contraires à la nationalité grecque. En 1852, ces sentimens se sont fort amendés, et je suis très frappé de ce changement. L’écrivain anglais reconnaît que l’existence d’une Grèce indépendante doit avoir excité dans toutes les populations de race grecque en Orient le désir de former un grand état grec indépendant, et que ce désir est vivement ressenti dans les Iles-Ioniennes ; mais ici l’écrivain fait une distinction entre la masse de la population ionienne et le parti démagogique, qui depuis trois ans (1852) se sert de ce sentiment populaire pour détruire le protectorat anglais dans les Iles-Ioniennes. « Nous devons soigneusement distinguer, dit-il, l’espérance naturelle et louable qu’ont les Grecs de l’Orient et des Iles-Ioniennes de former un jour un grand état grec de l’impatience maladive de ceux qui veulent immédiatement annexer les Iles-Ioniennes au royaume hellénique. Ce dernier sentiment est le cri d’une faction; le premier au contraire est l’instinct inévitable de la nationalité. » Paroles curieuses et qui montrent le chemin qu’ont fait ces idées de nationalité qu’on rebutait en 1823, et qui dès 1852, en Angleterre même, semblaient devoir devenir les principes du droit nouveau de l’Orient.
Ce n’est pas seulement depuis 1852 que je trouve en Angleterre le sentiment que tôt ou tard les Iles-Ioniennes, étant grecques de race et de langue, se réuniront un jour aux autres Grecs, et même au royaume hellénique. Ce touriste anglais qui en 1836 trouvait que les sénateurs ioniens dînant chez le lord haut-commissaire étaient gênés et maladroits, comme des gens qui ne sont pas à leur place, sir Edward Giffard, raconte qu’assistant à la séance de clôture des chambres ioniennes, il entendit le lord haut-commissaire faire le résumé des lois votées pendant la session et se féliciter surtout de l’adoption de la loi qui substituait le grec moderne à l’italien comme langue officielle. Il ne sera plus nécessaire, disait-il, d’envoyer les jeunes gens en Italie, où ils prenaient de mauvais principes. « Cela me sembla, continue sir Edward Giffard, indiquer le projet ou tout au moins l’idée que ces îles pourraient bien un jour faire partie de la Grèce, et si le royaume grec prospère, cela en vérité est inévitable. »
A mesure qu’on étudie la question ionienne dans les documens anglais, on arrive à croire que ce qu’on a pris pour un coup de tête ou pour une opinion hardie de la part de sir John Young, pour une grave indiscrétion de la part du Daily News, est une idée déjà ancienne en Angleterre et souvent débattue. Le Quarterly Review de 1852 pose la question comme l’a posée sir John Young : « A quoi sert à l’Angleterre le protectorat des Iles-Ioniennes? » Déjà lord Grey en 1849, dans une dépêche à sir H. Ward, disait fort nettement que « les Ioniens ne devaient pas oublier que le protectorat avait été établi dans l’intérêt des Iles-Ioniennes plutôt que dans celui de l’Angleterre, et qu’il fallait que cette protection fût estimée et soutenue, si on voulait qu’elle fût maintenue. » — « l’Angleterre n’a, ajoute le Quarterly Review, aucun besoin des îles méridionales qui bordent la côte occidentale et méridionale de la Morée. Elle ne doit tenir qu’à Corfou, parce que Corfou est la clé de la mer Adriatique et de la route des Indes vers Trieste, comme Malte est la clé aussi de cette route vers Marseille. L’Angleterre ne peut donc pas abandonner Corfou et Paxo, qui dépend de Corfou. L’intérêt de Corfou est d’être incorporé à l’empire britannique et d’être une colonie anglaise, tandis que Céphalonie, Zante, Sainte-Maure, Ithaque et Cerigo seraient annexées au royaume de Grèce avec la même garantie, c’est-à-dire sous le protectorat collectif de la France, de la Russie et de l’Angleterre. Cette protection est nécessaire pour sauver les Iles-Ioniennes du danger de tomber aux mains de quelque autre puissance. » Puis le Quarterly Review, continuant à énumérer les raisons qu’a l’Angleterre d’abandonner les îles méridionales et de garder Corfou, faisant, pour ainsi dire, d’avance et mot à mot les dépêches de sir John Young, explique quelles différences de race, de sentiment et de situation géographique il y a entre Corfou et les cinq îles méridionales; l’écrivain anglais conclut enfin en faisant valoir un motif important pour l’abandon des Iles-Ioniennes, motif qui a dû aussi avoir sa part dans les dépêches de sir John Young. « Tant que nous gardons les Iles-Ioniennes, dit-il, les journaux ioniens jouissant de la liberté de la presse, écrits en grec et lus dans tout l’Orient, ne cessent d’y discréditer l’Angleterre. Ils déclament avec violence contre l’Angleterre et contre les Anglais, et comme ils ne sont pas punis, les Orientaux, qui ne croient qu’à la force et qui regardent la modération comme un signe de faiblesse, s’habituent à ne plus croire à notre puissance : ils ne nous aiment pas, puisque la presse nous représente sous les plus noires couleurs; ils ne nous craignent pas, puisque nous ne réprimons pas de pareilles attaques. C’est ainsi que le prestige de notre force et de notre grandeur s’évanouit peu à peu. »
Cette dernière réflexion du Quarterly Review sur l’influence de la presse en Orient est pleine de sagacité et de justesse. L’Orient autrefois ne lisait pas, n’écrivait pas, n’imprimait pas. L’Orient aujourd’hui lit, écrit, imprime. Il y a à Athènes une université où viennent des jeunes gens de toutes les parties de la Turquie d’Europe et de l’Asie-Mineure. Ils y viennent parce qu’ils sont Grecs de race, de religion et de langue. Ils retournent dans leurs pays plus Grecs que jamais, Grecs de cœur, d’esprit et d’avenir. Les journaux d’Athènes, de Syra, de Patras, de Corfou, de Zante, de Céphalonie, circulent dans tout l’Orient; ils y sont lus avec avidité; ils y font ou plutôt ils y fortifient l’opinion de toutes les populations chrétiennes de l’Orient, c’est-à-dire l’espoir de la délivrance et de l’indépendance des chrétiens. Partout où il y a des Grecs pour parler et pour écrire, cette idée s’éveille dans toutes les âmes. Ce qu’on sentait d’instinct autrefois et ce qu’on cachait par peur, on le dit aujourd’hui, on l’espère, on l’attend. On sait jusque dans les plus obscurs endroits de la Roumélie et de l’Asie-Mineure, on sait quelles sont en Europe les puissances qui sont amies des chrétiens d’Orient, quelles sont celles qui leur sont ennemies. On sait même, et nous en avons de touchans témoignages, le nom des plus humbles écrivains qui se sont voués à la défense longtemps inutile des chrétiens d’Orient, et qui ne se sont pas lassés, croyant que la cause était bonne et que Dieu était juste. Avec cette continuelle circulation des journaux grecs d’Athènes et de Corfou, si les Anglais continuent en Orient à vouloir l’impossible résurrection de l’empire ottoman et le maintien plus impossible encore de la servitude civile, religieuse et politique des chrétiens, quelle idée voulez-vous que l’Orient ait de l’Angleterre et des Anglais! N’est-il donc pas temps d’abandonner une politique qui n’a ni utilité, ni grandeur, ni charité? Et comment l’Angleterre peut-elle mieux prouver qu’elle abandonne cette politique mesquine et dangereuse qu’en proclamant en Orient le respect du principe de la nationalité, et en laissant les Iles-Ioniennes du midi s’annexer, si elles le veulent, au royaume de la Grèce?
Nous avons tenu à montrer la singulière conformité de l’article du Quarterly Review de 1852 avec les dépêches de sir John Young de 1858, afin de prouver une fois de plus, s’il en était besoin, que les idées justes ont toujours une chance d’arriver tôt ou tard à être des faits et des événemens, pourvu qu’elles ne se découragent pas trop vite d’elles-mêmes :
Et nunc historia est quod ratio ante fuit,
a dit Ovide. Oui, l’histoire commence souvent par être une idée. Un
rêveur s’avise d’une pensée, il l’exprime, on se moque de lui; utopie et chimère! disent les hommes d’état. Le rêveur recommence à
exprimer son idée : monomanie! dit-on. Puis il arrive un jour que
l’idée ayant cheminé par je ne sais quelles voies secrètes, elle devient une opinion puissante; l’opinion devient bientôt un fait, le fait
devient une loi, et tout le monde alors, direz-vous, s’incline devant
le rêveur et le proclame comme un des législateurs du genre humain. Gardez-vous de le croire, et surtout que le rêveur, s’il a quelque bon sens, se garde bien de dire: C’est moi qui ai trouvé tout
cela! Qu’il n’aille pas demander un brevet d’invention ; sinon il est
perdu; tout le monde le bafouera, tout le monde lui prouvera que
ce qu’il a été seul à dire pendant longtemps, tout le monde le sentait et le pensait depuis longtemps. Il y a du vrai dans cette opinion; le rêveur n’a fait que découvrir une idée juste dans la conscience ou dans l’instinct d’un peuple; son mérite est d’avoir exprimé
et soutenu cette idée avec une obstination salutaire. Sa vertu ne va
pas plus loin, et sa gloire non plus. S’il veut la pousser au-delà,
c’est vanité, et elle sera punie. D’ailleurs le public est ainsi fait qu’il
n’aime pas que les rêveurs se donnent des airs de législateurs.
Qu’ils trouvent les idées qui plus tard deviennent des lois, soit;
mais qu’ils ne s’en vantent pas, qu’ils gardent l’anonyme; c’est
même la meilleure manière de faire réussir leurs idées. Comme elles
n’ont pas de père authentique, tout le monde s’y intéresse, tout
le monde s’en fait le parrain et croit être pour quelque chose dans
leur fortune. Les théories qui ont un auteur patent et manifeste
réussissent rarement.
Autre observation qui revient aux dépêches de sir John Young et à l’article du Quarterly Review : sir John Young n’a fait qu’exprimer ce qu’avait dit avant lui, en 1852, le Quarterly Review. Savait-il ce qu’avait écrit cette reçue? Il est possible que oui; il est possible aussi que non, et que cette idée lui soit arrivée par je ne sais combien d’intermédiaires. Soyez sûr cependant que la théorie de l’abandon volontaire des Iles-Ioniennes portera désormais le nom de sir John Young, quoique le Quarterly Review puisse réclamer la priorité. Le public en effet est encore ainsi fait que lorsqu’une théorie a passé du cercle de la discussion dans le cercle de la législation ou de la diplomatie, il prend volontiers l’introducteur pour l’auteur, et lui en attribue le mérite. Peut-être n’a-t-il pas tout à fait tort. Le rôle de chambellan, et surtout de chambellan d’une idée nouvelle, exige un talent particulier. Le monde officiel, je parle toujours du monde des idées, est guindé, cérémonieux, exclusif. Quand une idée nouvelle y arrive, elle risque d’y paraître ce que paraissaient à sir Edward Giffard les sénateurs ioniens au dîner du lord haut-commissaire, c’est- à-dire de n’y pas sembler à sa place. — Mais, direz-vous, les idées nouvelles n’entrent dans ce monde-là qu’en forçant la porte. — Non, ne croyez pas cela, à moins que vous ne vouliez passer pour être tout à fait un rêveur et même un homme de mauvaise compagnie. Les idées ont besoin d’un introducteur titré, d’un diplomate, d’un ministre, d’un ambassadeur; le savoir-vivre pour elles est donc de laisser leur père à la porte, d’entrer avec leur parrain, de le remercier et de le présenter au public, qui le bénira. Si le père gronde et murmure, encore un coup c’est un sot vaniteux qui aime mieux le succès de sa personne que de son idée, et qui ne comprend rien au public, lequel même de nos jours a gardé encore une des vertus les plus conservatrices de ce monde, la foi aux enseignes.
La théorie de l’abandon volontaire des Iles-Ioniennes sera-t-elle un jour adoptée et pratiquée par l’Angleterre? Quand, après la publication indiscrète des dépêches de sir John Young, M. Gladstone accepta la mission que lui confiait le ministère anglais et qu’il arriva à Corfou, beaucoup de personnes crurent qu’il allait traiter avec les Ioniens de la question de l’annexion des îles au royaume de Grèce. Les choses en ce monde ne vont pas si vite. L’Angleterre n’est pas encore persuadée qu’il soit de son intérêt d’abandonner à la Grèce les Iles-Ioniennes. M. Gladstone n’était donc point chargé de traiter avec les Iles-Ioniennes la question nationale, mais la question libérale, qui est toute différente de la question nationale, et dont nous devons dire un mot. On sait que le premier lord haut-commissaire anglais, sir Thomas Maitland, fit voter en 1817, par une assemblée composée de quarante notables des Sept-Iles, une constitution que nous ne voulons pas examiner en détail, mais dont le caractère général est que l’autorité du lord haut-commissaire est décisive et presque illimitée. Il y a bien, il est vrai, à côté du lord haut-commissaire une assemblée législative et un sénat exécutif; mais aucun acte du sénat exécutif n’est valable qu’avec l’approbation du haut-commissaire, aucune loi non plus ne peut être exécutée qu’après avoir été sanctionnée par le gouvernement anglais : d’où il résulte, si je ne me trompe, qu’entre le régime des colonies anglaises ayant des chambres délibératives, mais subordonnées en dernier ressort à la souveraineté du gouvernement ou du parlement anglais, et le régime des Iles-Ioniennes, il n’y a pas grande différence. Nous n’avons pas le droit en France d’être difficiles en fait de gouvernement libéral, et nous pourrions peut-être accepter très volontiers, sinon la constitution de sir Thomas Maitland, du moins les propositions de réforme qu’apportait M. Gladstone, deux chambres délibérant publiquement, un conseil de ministres responsables, le maintien de la liberté de la presse, etc.; mais nous devons faire remarquer que la question aux Iles-Ioniennes n’est pas du tout de savoir si la constitution sera plus ou moins libérale, quelque important que soit ce point, à notre sens. La question est toute différente sous deux rapports : 1° si nous considérons le sentiment national, 2° si nous considérons le traité du 5 novembre 1815.
Si nous considérons le sentiment national des Ioniens, ils ne s’inquiètent pas en ce moment s’ils seront plus ou moins libres, mais s’ils seront plus ou moins-Grecs. Tel est l’état des esprits. Nous ne voulons pas revenir sur ce point.
Si nous considérons le traité du 5 novembre 1815, nous devons reconnaître que le régime politique des Iles-Ioniennes, tel qu’il est établi, soit par la constitution de sir Thomas Maitland, soit par celle de lord Seaton en 1848, soit par les réformes bienveillantes et libérales proposées par M. Gladstone en 1859, s’éloigne beaucoup du gouvernement que le traité du 5 octobre 1815 semblait vouloir établir dans les Iles-Ioniennes. Ce traité en effet accordait aux Iles- Ioniennes les prérogatives d’un état libre et indépendant, et par conséquent l’autonomie. Or la constitution de sir Thomas Maitland consacre la souveraineté et non plus le protectorat de l’Angleterre, puisque aucun acte du sénat exécutif n’est valable qu’avec l’agrément du lord haut-commissaire, puisque aucune loi votée par l’as- semblée législative ne peut être exécutée qu’après l’approbation du gouvernement anglais. La constitution de lord Seaton en 1849 est plus libérale, et le Quarterly Review de 1852 l’attaque vivement. Il est d’autant plus sévère pour lord Seaton, que celui-ci était un tory, et qu’on devait attendre qu’il tiendrait tête aux factieux des Iles-Ioniennes. Brave sur les champs de bataille, lord Seaton n’a pas eu le courage civil, c’est-à-dire le courage qui sait, selon les momens, résister aux despotes comme aux factieux.
Nous ne voulons pas défendre lord Seaton contre le Quarterly Review, cependant nous avons bien de la peine à croire que ce soit seulement par faiblesse morale que lord Seaton ait fait aux Ioniens toutes les concessions qui lui sont reprochées. Ainsi le Quarterly Review l’accuse d’avoir accordé aux Ioniens une liberté presque illimitée de la presse. Reconnaissons pourtant que ce n’est pas à l’influence de la révolution parisienne de 1848 qu’il faut attribuer cette concession; nous pouvons croire qu’en la faisant lord Seaton obéissait seulement aux maximes libérales de l’Angleterre. Nous trouvons en effet dans les papiers parlementaires, déposés en 1850 sur le bureau des deux chambres du parlement une dépêche de lord Seaton, du 21 février 1848, qui expose que les restrictions imposées à la presse ionienne sont odieuses, sans être utiles, et font détester l’administration qui les applique, sans la défendre, parce que la presse étant libre en Grèce et la circulation des journaux grecs dans les Iles-Ioniennes ne pouvant pas être empêchée, tout s’imprime pour l’attaque et tout est accueilli par l’opinion populaire, tandis que ce qui s’imprime pour la défense est discrédité d’avance comme n’étant pas l’expression d’une pensée libre. Mieux vaut donc avoir la liberté de la presse à la condition de s’en servir que d’avoir son silence à la condition de n’en pas profiter. Où le Quarterly Review trouve-t-il que ces idées soient empreintes de faiblesse et de timidité? Il est possible que lord Seaton ait un peu lâché la bride aux passions populaires : 1848 n’était pas le moment le mieux choisi pour serrer le frein. Quoi qu’il en soit, les concessions de lord Seaton, et c’est là le point capital, n’ont rien ôté à la souveraineté de l’Angleterre dans les Iles-Ioniennes; elles n’ont pas ramené cette souveraineté à n’être plus que le protectorat extérieur que voulait le traité du 5 novembre 1815. La presse a été plus libre, les élections municipales ont été plus indépendantes; mais l’état ionien n’a pas été plus indépendant qu’il l’était sous Thomas Maitland, il n’a pas eu plus d’autonomie.
Lord Seaton croyait évidemment qu’en donnant beaucoup à la liberté, il empêcherait la nationalité de prendre son essor. C’est là sans doute ce qui lui inspirait ses concessions. Il n’en a rien été. Le mouvement national a profité des ressources que lui donnait la liberté, et, se sentant plus libres, les Ioniens en ont profité pour demander à être plus Grecs. Le Quarterly Review cite à ce sujet des traits curieux et qu’il signale comme des résultats de la faiblesse de lord Seaton. Ainsi un officier municipal électif, mais fonctionnaire salarié du protectorat britannique, inspectant les écoles à Céphalonie et voulant vérifier si les élèves savaient écrire correctement, leur a dicté comme composition d’orthographe les phrases que voici : « Tous les maîtres étrangers doivent être expulsés promptement du sol de la Grèce ; les Turcs doivent être chassés des provinces grecques du continent, et les Anglais des Iles-Ioniennes par les efforts réunis de toute la race grecque. »
Ce mouvement national fut si vif, que lord Seaton, dans les derniers temps de son séjour à Corfou, crut ne pouvoir pas faire autrement que de s’y associer, et le Quarterly Review lui reproche encore amèrement d’avoir fait rédiger en grec moderne ses lettres d’invitation de bal ou de dîner. Ces politesses faites au parti hellénique ne lui inspirèrent aucune reconnaissance. Les journaux ioniens, affranchis par lord Seaton, attribuaient leur liberté non au libéralisme du haut-commissaire, mais à la peur qu’il avait eue, comme tant de princes de ce temps, de la révolution de 1848. Un de ces journaux disait par exemple : « Les autres lords-commissaires ne représentaient que la brutalité des Anglais ; lord Seaton a représenté à la fois la brutalité et la perfidie anglaises[4]. » Pendant que le lord haut-commissaire était remercié de cette façon de ses ré- formes, « comment, dit toujours le Quarterly Review de 1852, était traitée dans les mêmes journaux la reine d’Angleterre, qui avait bien voulu approuver toutes ces réformes ? La reine d’Angleterre était représentée d’un côté et la Grèce de l’autre sous la figure du démon tentateur et du Dieu tenté au désert, la reine Victoria demandant à la Grèce de s’incliner devant elle et de l’adorer, et la Grèce lui répondant : Retire-toi, Satan ! »
A Dieu ne plaise que nous songions un instant à excuser ces intempérances de la presse ionienne ! Il n’y a rien là, après tout, qui doive étonner les habitués de la presse anglaise ; nous voulons seulement remarquer que les réformes de lord Seaton, quelque excessives qu’elles paraissent au Quarterly Review de 1852, n’ont pas, encore un coup, changé l’état de la question. Le traité du 5 novembre 1815 n’a reconnu à l’Angleterre dans les Iles-Ioniennes que le droit de protectorat ; mais il a dit aussi (art. 3) que « les états unis des Iles-Ioniennes régleraient, avec l’approbation de la puissance protectrice, leur organisation intérieure. » C’est ce règlement d’organisation intérieure, c’est-à-dire la constitution de sir Thomas Maitland en 1817, qui a changé le protectorat anglais en souveraineté, en attribuant au gouvernement anglais le droit d’approuver ou de rejeter les lois votées par l’assemblée législative ionienne, en attribuant au lord haut-commissaire le droit de valider ou d’invalider les actes du sénat exécutif. C’est ce jour-là seulement que les Iles-Ioniennes ont abdiqué l’autonomie que le traité de 1815 leur avait conservée. Or ce qu’elles ont abdiqué par un acte de leur volonté législative, elles peuvent évidemment le reprendre par un autre acte de leur volonté législative. Elles ont pour défaire le même droit qu’elles ont eu pour faire. Elles ont réglé, avec l’approbation de la puissance protectrice, leur organisation d’une certaine manière ; elles peuvent, avec la même approbation, la régler d’une autre manière ; elles peuvent redemander leur autonomie, de même qu’elles ont pu la céder. Cependant nous ne voyons ni dans les réformes de lord Seaton, ni dans les propositions de M. Gladstone, rien qui touche à cette restauration de l’autonomie des Iles-Ioniennes. Le droit qu’a le gouvernement anglais d’approuver ou de rejeter les lois que votent les Iles-Ioniennes est partout conservé; la confusion faite par la constitution de Thomas Maitland entre le droit du protectorat, qui émane du traité de 1815, et le droit de souveraineté, qui n’émane que de la volonté législative du peuple ionien, cette confusion, qui est grave, n’est nulle part corrigée.
Il y a plus : il ne semble pas que les Ioniens veuillent mettre la question sur ce point. Ils demandent l’abolition du protectorat anglais et par conséquent la réforme du traité de 1815; ils demandent leur réunion au royaume de Grèce, mais ils ne paraissent pas, quelque justement épris qu’ils soient de leur nationalité hellénique, vouloir la retrouver par l’autonomie de leur état tel qu’il est constitué par le traité du 5 novembre 1815. Ils mettent, par l’abolition du protectorat, la question entre eux, l’Angleterre et l’Europe, au lieu de la concentrer, par la revendication de leur autonomie, entre eux et l’Angleterre.
Tant que rien ne se fera dans le parlement ionien qui ne doive être approuvé par le gouvernement, c’est-à-dire par le parlement anglais, les Iles-Ioniennes sont une colonie anglaise: voilà ce qui est évident à nos yeux; mais ce qui n’est pas moins évident, c’est que ce n’est pas le traité du 5 novembre 1815 qui a constitué cet état de choses, c’est la constitution de sir Thomas Maitland, c’est un acte de la volonté législative des Ioniens. La question de nationalité n’est donc pas seulement, à nos yeux, dans l’annexion au royaume de Grèce, elle est dans la revendication de l’indépendance du parlement ionien. Elle n’est pas dans l’abolition du protectorat anglais créé par le traité de 1815, elle est dans le retour à ce protectorat, limité en même temps que créé par le traité. Ce sont les Ioniens eux-mêmes qui ont étendu et agrandi ce protectorat, qui en ont fait une souveraineté; c’est à eux de le restreindre et de le ramener à sa nature primitive. En demandant à l’Angleterre de demander à l’Europe la réforme du traité de 1815, les Ioniens se préparent contre eux une fin de non-recevoir qui peut durer longtemps. L’Angleterre peut leur dire longtemps ce qu’elle leur dit aujourd’hui : « Je ne puis pas faire seule ce que vous me demandez, et je ne veux demander à personne la faculté de le faire. » En réclamant au contraire de l’Angleterre la réforme de la souveraineté établie par la constitution de sir Thomas Maitland et le retour au protectorat de 1815, les Ioniens demandent à l’Angleterre ce qu’elle a le droit de faire. La question n’est plus qu’entre les Anglais et eux : l’Europe n’y est plus pour rien.
C’est avec une grande défiance de moi-même que je pose la question de nationalité autrement qu’elle n’est posée en ce moment aux Iles-Ioniennes, et que j’y introduis deux degrés, le premier qui est la revendication de l’autonomie de l’état européen reconnu par le traité du 5 novembre 1815 sous le titre des états unis des Iles-Ioniennes, le second qui est l’abolition du protectorat anglais. Les Ioniens me semblent avoir franchi le premier degré sans s’y arrêter, et les Anglais ne me semblent pas avoir beaucoup regretté cette précipitation. Les Ioniens disent : « Nous voulons l’abolition du protectorat anglais et l’annexion au royaume de Grèce; nous voulons cela, et point autre chose. Jusqu’à ce que nous l’obtenions, nous refuserons toutes les propositions que vous nous ferez. » C’est ainsi qu’ils ont refusé les propositions de M. Gladstone. L’Angleterre répond : « Le protectorat ne sera point aboli, et si vous refusez obstinément de délibérer sur les propositions que je vous fais, le haut-commissaire se passera de votre concours et administrera sans vous, sinon contre vous. »
Voilà où en est le débat aujourd’hui entre l’Angleterre et les Iles-Ioniennes, débat sans issue, si nous nous arrêtons aux faits tels qu’ils se présentent en ce moment. Si au contraire, laissant un instant de côté les faits et les difficultés, nous regardons aux doctrines, l’aspect change, et le débat devient intéressant et plein d’avenir. La doctrine qui est débattue en effet n’est rien moins que la doctrine de la nationalité, qui doit ébranler et renouveler l’Orient. Cette doctrine est proclamée avec persévérance par les actes du parlement ionien, peut-être même le parlement et la presse des Iles-Ioniennes ne se sont attachés à proclamer obstinément cette doctrine et à en demander l’application immédiate que pour témoigner qu’elle est l’instinct et le sentiment universel et incontestable de la race hellénique. De ce côté, la persévérance des Ioniens est une bonne politique, quoiqu’elle soit plus de l’avenir que du présent. En effet, loin de reculer, la doctrine de la nationalité fait chaque jour des progrès en Orient. Les dépêches de sir John Young l’admettent; le Quarterly Review de 1852 s’y rattache, comme à la règle nécessaire de l’avenir ; M. Gladstone ne la conteste pas. Que lui reste-t-il donc à trouver? L’à-propos et la pratique : l’à-propos, qui se compose de deux choses, du hasard propice des événemens, et du soin qu’il faut mettre à ne point se créer soi-même d’obstacles, à ne point bâtir de mur pour aller s’y heurter le front; la pratique, qui se compose aussi de deux choses : du temps d’abord, et de plus de l’habileté à marcher pas à pas, sans jamais perdre de vue le but, et sans vouloir non plus y atteindre du premier coup.
SAINT-MARC GIRARDIN.
- ↑ C’est au traité de Campo-Formio, à la république française et au général Bonaparte, qu’il faut s’en prendre de la mort de Venise.
- ↑ Correspondance politique et militaire du roi Joseph, t. IV.
- ↑ J’ai suivi, dans ce que je viens de dire de l’influence de la révolution hellénique sur les Iles-Ioniennes, le récit du Quarterly Review de 1823. L’écrivain anglais a l’air de croire que la neutralité n’a été appliquée qu’aux Turcs, et il s’en plaint ; mais il ne dit pas que la neutralité a été bien plus durement appliquée aux Ioniens. Voyez, dans l’excellente Histoire de la Révolution grecque par M. Tricoupi, les proclamations sévères des gouverneurs anglais contre les Ioniens de Zante et de Céphalonie qui prenaient les armes pour aller secourir leurs concitoyens de la Morée. Il ne les menace pas seulement de dénationalisation, c’est-à-dire de leur refuser, s’ils tombent entre les mains des Turcs, la protection du gouvernement anglais : cela n’était que juste; c’était la condition générale de tous les philhellènes européens. Les proclamations anglaises menacent les Ioniens qui vont porter les armes en Morée de peines sévères, s’ils reviennent dans les îles, et de confiscation de leurs biens, s’ils ne reviennent pas. (Histoire de la Révolution grecque, t. Ier, chap. 18.)
- ↑ θηριωδία καὶ δολιότης.