Les Voyageurs en Orient et la Turquie depuis le traité de Paris/04
Un congrès européen a siégé à Paris pendant plus de trois mois pour régler le sort des principautés du Danube. Il a, dans un acte solennel, déterminé les conditions politiques de leur existence. Cependant ni les délibérations du congrès ni l’acte qui en a été le résultat n’ont excité beaucoup de curiosité : à quoi tient cette indifférence, que je m’accuse d’avoir partagée ? Cela tient-il à quelqu’une de ces vicissitudes d’opinion, si fréquentes dans notre pays, qui font que nous sommes tantôt pour les Grecs et tantôt pour les Turcs, sauf, au bout de quelque temps, à ne plus penser ni aux uns ni aux autres ? Faut-il s’en prendre à la légèreté française ? Nous ne voyons point que les autres peuples de l’Europe se soient beaucoup plus préoccupés que nous de la constitution moldo-valaque promulguée par le congrès de Paris. Est-ce qu’étant un peu blasés en France sur les constitutions et sur l’efficacité des chartes, nous n’avons pas pu prendre fort au sérieux celle que l’Europe donne aux principautés roumaines ? Est-ce enfin que, sachant d’avance quel devait être le résultat des délibérations du congrès, sachant que l’Europe ne pouvait pas s’entendre sur la question de l’union des principautés, nous ne pouvions pas nous intéresser bien vivement à un drame dont nous connaissions d’avance le dénoûment ?
Ajoutez que ce dénoûment n’a rien qui puisse plaire à la politique française. Le gouvernement français avait été l’un des plus ardens promoteurs de l’union des principautés, et l’opinion publique lui savait gré de cette généreuse sympathie, témoignée en mille occasions. Personne n’a oublié que, le 26 mars 1855, dans une des séances des conférences de Vienne, l’ambassadeur de France, M. le baron de Bourqueney, demandait l’union des principautés ; il insistait sur la nécessité « de faire des principautés une espèce de barrière naturelle qu’il ne serait plus permis de franchir de façon à menacer l’existence de l’empire ottoman. Parmi les combinaisons qui se présentent comme assurant à la Moldavie et à la Valachie une force de résistance suffisante, disait le mémorandum présenté par M. le baron de Bourqueney, la première nous a paru être la réunion des deux principautés en un seule. Il est inutile d’insister sur ce que la nature a fait pour faciliter cette combinaison, de signaler l’identité de langage, de mœurs, de lois, d’intérêts : les désirs des deux provinces paraissent, sous ce rapport, d’accord avec les vues des gouvernemens alliés… Il y a des motifs de croire que les conseillers les plus éclairés du sultan seront favorables à une combinaison qui créerait sur la rive gauche du Danube une grande principauté de quatre millions d’habitans, au lieu de deux états qui jusqu’à présent ont été trop faibles pour opposer une résistance efficace à l’action de la Russie. »
J’interromps un instant cette importante citation pour faire en passant une observation. Je crois, avec le mémorandum français du 26 mars 1855, que la Porte à ce moment acceptait l’union des principautés. Elle avait peur, et elle avait la sagesse de la peur. Elle avait besoin de l’Europe et de l’appui de la France, qui, on s’en souvient, avait marché la première, et résolument, à son secours. Plus tard, et une fois délivrée du péril, la Turquie s’est opposée opiniâtrement à l’union des principautés : elle ne craignait plus la Russie, et elle s’applaudissait comme d’une grande habileté d’avoir repoussé la Russie à l’aide des forces de l’Occident. « Il y a deux manières de saisir un charbon ardent, disait un officier turc : un imbécile le saisit avec les doigts, et se brûle ; l’homme habile le prend avec les pincettes. Les puissances alliées sont les pincettes ! avec lesquelles nous avons saisi la Russie[2]. »
« Les mêmes considérations, reprend le mémorandum français, qui doivent rendre désirable que la Valachie et la Moldavie soient placées sous le même gouvernement exigent aussi, pour que ce gouvernement possède toutes les conditions de force et de durée, qu’on y établisse un système approchant autant que possible de la forme monarchique, laquelle peut seule répondre au but qu’on a en vue. Un pouvoir temporaire laisserait le champ libre aux brigues et aux luttes des partis, et faciliterait ainsi le retour de l’influence qu’on veut essayer de détruire. Un pouvoir nommé à vie aurait à peu près les mêmes inconvéniens, car les changemens de personnes, pour être moins fréquens, ne soulèveraient pas moins d’ambitions et ne provoqueraient pas moins d’intrigues. L’histoire des principautés a été en quelque sorte la triste expérience de ces deux systèmes. L’autorité suprême devrait donc être héréditaire, si l’on veut qu’elle puisse remplir avec succès la tâche importante qui lui serait assignée. Nous ne connaissons pas l’opinion de la Porte sur cette question de la succession héréditaire. Dans tous les cas, le fait ne serait pas nouveau pour elle. La famille des Milosch en Servie avait obtenu du sultan Mahmoud le privilége des transmissions héréditaires. Le même droit fut accordé aux descendans de Méhémet-Ali en Égypte ; il continue encore à y régler la transmission du pouvoir. La Porte, dans ces concessions, n’a rien vu d’incompatible avec ses droits souverains ni avec les principes d’intégrité de son empire : elle ne pourrait donc avoir aucune objection fondamentale contre un arrangement qui serait si favorable à ses intérêts sur la rive gauche du Danube. — Il y aurait deux voies à suivre, soit de nous borner pour le moment à proclamer le principe de la succession héréditaire conférant la souveraineté avec un titre à convenir à un prince du pays,… ou bien de trancher sur-le-champ la question en recourant à un prince d’une des familles souveraines de l’Europe, mesure qui serait peut-être la meilleure. — Ceci fut, on s’en souvient, la combinaison mise en avant pour la Grèce à une époque où les puissances qui aidèrent à la constituer croyaient qu’il y avait encore quelque possibilité de la laisser sous le pouvoir suzerain de la Porte… — Cela résulte du protocole de la conférence de Londres en date du 22 mars 1829. L’importance de la nouvelle principauté (la Moldo-Valachie), tant par suite de sa position politique que du chiffre de sa population, assurerait à une dynastie chrétienne des avantages suffisans pour qu’une condition de vasselage ne soulevât pas d’objection sérieuse[3]. »
J’ai cité presque tout entier ce mémorandum du 26 mars 1855 pour plusieurs raisons : d’abord il est le point de départ de la question des principautés, et il exprime dès le commencement toutes les raisons qu’on peut faire valoir en faveur de l’union ; il les exprime avec une précision et une clarté singulières, si bien que tout ce qu’on a dit depuis ce temps n’a été que le commentaire et la paraphrase de ce mémorandum. Je dois même, à ce sujet, faire une observation. Quelques personnes croient et d’autres affectent de croire que l’union des principautés est une fantaisie de lettrés et de publicistes. C’est une grande erreur. Les écrivains qui, en France, se sont occupés de la question des principautés et qui ont soutenu la cause de la nationalité roumaine n’ont point eu la prétention de s’ériger en diplomates et de prononcer d’avance sur la question qu’avait à décider le congrès de Paris. Ils ont suivi la diplomatie ; ils ne l’ont pas devancée. Ces écrivains appartiennent à des nuances très diverses de l’opinion publique ; mais comme le gouvernement français a défendu dès l’origine la cause de la nationalité roumaine, de son union et de son indépendance, ces écrivains n’ont eu qu’à s’associer à cette politique, et ils s’en félicitent ; ils auraient été heureux de voir prévaloir cette politique du gouvernement français dans les délibérations du congrès de 1858, ils l’espéraient encore le 5 février 1857 en lisant le Moniteur, qui maintenait hardiment tous les principes et toutes les conclusions du mémorandum du 26 mars 1855. Ils ont perdu cette espérance ; ils ont été vaincus, mais ils l’ont été avec le gouvernement français, et personne ne peut les railler de leur échec et de la ruine de leurs combinaisons politiques qui ne raille en même temps les auteurs et les défenseurs du mémorandum de 1855.
Il y a des gens qui aimeraient mieux que la défaite qu’a essuyée la nationalité roumaine ne regardât que les Roumains et les écrivains, cela les mettrait à l’aise ; des gens qui croient qu’un gouvernement, et surtout le gouvernement français, ne doit jamais être vaincu et jamais reculer. Nous n’avons pas ces prétentions de Fierabras. Un gouvernement peut avoir raison et il peut cependant être vaincu par la coalition des intérêts ou des préjugés européens. Doit-il alors jeter le gant à l’Europe et risquer le tout pour le tout ? Non, certes. Les gouvernemens peuvent, comme les individus, reculer, tant que l’honneur ou le salut public n’est pas engagé. Les raideurs et les raffinemens du point d’honneur ne sont point à l’usage des gouvernemens ; ils peuvent se résigner à ne pas gagner tout ce qu’ils ont demandé et se contenter de n’obtenir que la moitié ou le quart de ce qu’ils ont voulu.
Telle a été la situation de la France en 1840, et telle elle est encore aujourd’hui. Il y a entre l’attitude de la France, en 1840, dans la question d’Égypte, et son attitude, en 1858, dans la question des principautés, des ressemblances et des différences qu’il est curieux d’indiquer.
En 1840, la France demandait pour Méhémet-Ali l’hérédité en Égypte et le pachalik viager de la Syrie. La Russie parvint à coaliser l’Angleterre, l’Autriche et la Prusse contre cette prétention pacificatrice de la France, à la mettre, comme on disait alors, hors du concert européen. Cet échec procuré à la monarchie de 1830 fit grand plaisir à l’empereur Nicolas. Qu’en résulta-t-il pour l’Orient ? La Syrie fut rendue à la Porte-Ottomane, c’est-à-dire à l’anarchie, qui consume cette belle province depuis 1840, car la Turquie peut bien recouvrer les provinces qui lui sont rendues par les calculs plus ou moins avisés, plus ou moins intéressés de la diplomatie européenne ; mais elle ne peut pas les gouverner. Quant à l’Égypte, elle resta sous le pouvoir héréditaire de Méhémet-Ali et de sa famille ; elle y est encore. La France, quoique hors du concert européen, obtint la plus importante de ses conclusions, l’hérédité en Égypte. Elle parvint à établir ce qu’elle voulait, un état nouveau en Égypte, une exception au dépérissement universel de l’Orient ; c’est là en effet toute la politique de la France en Orient depuis cinquante ans : créer selon les circonstances toutes les exceptions possibles à la décadence et à la consomption générale de l’Orient, ne pas brusquer les circonstances, ne pas les amener de force, mais, quand elles viennent, ne pas les négliger, favoriser l’œuvre du temps, régénérer enfin et émanciper l’Orient par lui-même, afin qu’il ne soit pas conquis et asservi par des voisins ambitieux, qu’il ne cesse pas d’être turc pour devenir russe, autrichien ou anglais, qu’il ne détruise pas par sa mort l’équilibre européen. C’est bien assez des embarras qu’il donne en ce moment à l’Europe par les faiblesses et les ébranlemens perpétuels de son existence.
Le gouvernement français a suivi dans la question des principautés la politique demi-séculaire de la France : il a voulu aussi créer dans les principautés un nouvel état en Orient, une exception aux chances de la grande liquidation orientale. La cause des principautés était meilleure à défendre que celle de l’Égypte. L’Égypte de Méhémet-Ali était l’œuvre d’un homme et de vingt-cinq ans d’efforts habiles. Les principautés étaient une nation et un état indépendant, reconnu par des traités solennels, anciens et nouveaux, depuis le moyen âge jusqu’à nos jours. En demandant pour les principautés l’union et un prince étranger, le gouvernement français en 1858 semblait suivre la marche du temps ; il ne faisait pour ainsi dire que donner un tour de faveur à l’œuvre infaillible de l’avenir. Pourquoi donc cette politique honnête, modérée, essentiellement pacifique, n’a-t-elle pas réussi ? Comment la France de 1858, après tant de glorieuses victoires, n’a-t-elle pas obtenu de l’Europe pour les principautés ce que la France de 1840, isolée et exclue du concert européen, a obtenu pour l’Égypte, ayant de moins bonnes raisons pour l’obtenir ? Est-ce qu’en ce monde on réussit d’autant moins qu’on a plus raison ? L’hospodarat, d’après l’acte du 19 août 1858, sera viager. Or le mémorandum du 26 mars 1855 le disait avec beaucoup de force et de raison : l’hospodarat viager ne vaut guère mieux que l’hospodarat temporaire. Le règlement organique avait aussi créé, si je ne me trompe, l’hospodarat à vie ; cela n’a pas empêché l’hospodar Alexandre Ghika d’être destitué. Il a été remplacé par M. Bibesco, qui lui-même l’a été par M. Stirbey. M. Stirbey a été remplacé à son tour par M. Alexandre Ghika, revenant occuper, sous le titre de caïmacan, ce trône hospodaral qu’il ne devait quitter qu’avec la vie, et si M. Ghika est nommé de nouveau hospodar, ce sera pour la seconde ou pour la troisième fois qu’il aura fait son avénement viager.
Ainsi la France n’a obtenu pour les principautés ni l’hérédité ni le prince étranger. Je me souviens qu’en 1840, au moment de l’échec de notre politique sur la question de Syrie, beaucoup de personnes disaient : « Voilà ce que c’est que de nous être laissés mettre hors du concert européen ! » et d’autres : « Voilà ce que c’est que de n’avoir pas accepté dès le commencement l’alliance que l’Angleterre nous offrait contre la Russie ! » Eh bien ! en 1858, nous avons fait le contraire de 1840 : nous sommes restés dans le concert européen et nous nous sommes alliés avec l’Angleterre contre la Russie. Je persiste à croire que nous avons bien fait ; mais avons-nous plus obtenu de notre persistance à demeurer dans le concert européen et de notre alliance avec l’Angleterre que nous n’avons obtenu en 1840 de notre isolement d’avec l’Europe et d’avec l’Angleterre ? Non assurément. Si je ne regardais dans la question d’Orient que celle des principautés, je serais tenté de croire que nous avons été dupes de notre alliance avec l’Angleterre et de nos ménagemens pour l’Autriche. La question des principautés n’est pas heureusement la seule question orientale. Outre la gloire que nous avons acquise, nous avons, par cette gloire même, obtenu en Orient sur les populations une influence morale qui nous donnera l’ascendant le jour où nous voudrons nous servir de cette influence : je parle de notre influence sur les populations, parce que je ne pense pas que personne encore puisse croire à la reconnaissance des gouvernemens, surtout de la Porte-Ottomane, envers nous. Depuis le traité particulier fait entre la Turquie et l’Angleterre, la Porte-Ottomane a rayé la France de la liste de ses sauveurs. Elle ne se croit plus notre obligée pour le passé, ne croyant plus avoir besoin de nous pour l’avenir.
Nous nous souvenons de la vive et profonde rancune que le traité du 15 juillet 1840, qui réglait sans la France la question égyptienne, excita en France contre l’Angleterre. Et pourtant, il faut bien le dire et le redire, l’Europe, même en se séparant de nous et en nous excluant, tenait grand compte de nos conclusions, puisqu’elle nous accordait la principale, c’est-à-dire l’hérédité en Égypte, et qu’elle ne nous refusait que l’accessoire, le pachalik viager de Syrie. Le traité du 15 juillet 1840 était plutôt une brillante intrigue russe, un échec personnel procuré à la dynastie de 1830, que ce n’était une défaite diplomatique de la France en Orient. Nous sommes très persuadé qu’aucune puissance en Europe ne veut ménager d’échec ou de désagrémens personnels à l’empereur Napoléon III. On s’est étudié au contraire à lui témoigner toute sorte d’empressemens ; mais dans l’affaire des principautés, la politique de l’Autriche et de l’Angleterre n’a rien cédé, ni sur la question principale ni sur la question accessoire. Au congrès de Vienne, comme le roi de Danemark, qui avait perdu la Norvège et n’avait rien obtenu en dédommagement, prenait congé de l’empereur de Russie, Alexandre lui disait avec une politesse consolatrice : « Vous emportez d’ici tous les cœurs. — Oui, mais pas une âme, » répondit spirituellement le roi. La France, au congrès de 1858, ne voulait ni conquête ni agrandissement ; elle ne demandait pas une âme de plus, elle ne demandait que justice pour les principautés : elle ne l’a pas obtenue. Elle a droit de s’en plaindre ; elle a droit de se trouver blessée de l’ingratitude dont la Turquie s’est faite le triste et aveugle instrument. La France ne demandait pas qu’on lui payât sa gloire ; mais elle peut trouver étrange qu’on ne veuille la payer qu’avec sa gloire, quand, pour prix de cette gloire, qui a sauvé l’équilibre européen, et qui surtout a sauvé la Turquie, elle ne demandait que le prix le plus désintéressé du monde, l’indépendance et le bonheur d’une nation chrétienne.
L’Europe peut croire qu’avec des politesses et des éloges on satisfait aisément la France. C’est une erreur ; elle a des rancunes instinctives et durables. Je sais bien que ce n’est point à l’Angleterre surtout que nous devons savoir mauvais gré du déni de justice fait aux principautés et du déni d’égards fait à la France. Il y a deux puissances que notre intervention en Orient avait plus particulièrement servies, l’Autriche, en faisant reculer la Russie, sa puissante libératrice de 1849, la Turquie, en la sauvant de la conquête et de l’asservissement. Ce sont ces deux puissances qui se sont surtout montrées ingrates envers la France. Personne n’a autant gagné que l’Autriche à la guerre d’Orient, qu’elle n’a pas faite ; mais est-il juste que la France n’y ait rien gagné, pas même le droit de faire triompher la justice et la raison ? Est-il juste que, pendant que l’Autriche continue dans la paix les succès qu’elle a remportés de loin dans la guerre, la France soit amenée à comprendre qu’à mesure qu’elle s’est éloignée de ses jours de victoire, elle a perdu l’influence légitime que ses victoires lui avaient procurée ? Comparez en effet, dans cette affaire des principautés, les premiers jours avec les derniers. En 1855, M. le baron de Bourqueney, dans le mémorandum du 26 mars, disait qu’il y avait lieu de croire que la cour suzeraine, la Turquie, était favorable à l’union des principautés, et comme la cour suzeraine était encore en péril, comme nos troupes étaient en Orient, la cour suzeraine avait grand soin de ne pas démentir les espérances de la France. En 1856, dans la séance du congrès du 8 mars, quand M. le comte Walewski proposait l’union des principautés, quand lord Glarendon l’appuyait si énergiquement, quand le comte Orlof exprimait d’une manière vive et opportune le consentement de la Russie à cette union, la Turquie alors et l’Autriche ne résistaient que timidement au vœu du congrès. La guerre, en ce moment, finissait à peine ; les acclamations que la prise de Sébastopol avait excitées en Europe retentissaient encore à toutes les oreilles. La reconnaissance était toute fraîche ; l’ingratitude était en germe, mais elle avait besoin de temps pour pousser. Pourquoi le congrès, pourquoi la France surtout n’a-t-elle pas, à ce moment, fait décider l’union ? Pourquoi par trop de modération et trop de courtoisie a-t-elle accordé du temps ? On a bien employé ce temps contre elle. La cause de l’union des principautés a été perdue le 8 mars 1856, précisément parce qu’elle n’a pas été gagnée ce jour-là.
Cependant en 1857, un an seulement après la guerre, le gouvernement français croyait encore qu’il ferait prévaloir sa politique sur la question des principautés ; il croyait encore à la sagesse de la Porte-Ottomane ou à sa reconnaissance. En 1858, ces généreuses espérances ont été forcées de se dissiper. Deux ans de paix, deux ans de négociations nous ont fait perdre tout ce que la guerre nous avait fait gagner.
Est-ce à dire que, pour punir l’ingratitude de la Turquie, nous demandons que la guerre se rallume en Orient ou en Europe ? À Dieu ne plaise que nous ayons de pareilles idées ! Elles sont insensées. Nous avons lu, il y a trois mois à peu près, une brochure intitulée : l’Empereur Napoléon III et les principautés, qu’on voulait faire passer pour semi-officielle. Le gouvernement l’a désavouée, et il a eu bien raison. L’auteur anonyme de cette brochure dit[4] : « Le gouvernement français, tant par ses notes au Moniteur que par ses représentans à l’étranger, a constamment encouragé la cause de l’union. Si maintenant elle n’avait pas lieu, on se dirait que le gouvernement de l’empereur manque de force, ou qu’il a manqué de franchise… La France ne peut pas accepter que la guerre d’Orient, qui lui a tant coûté, reste sans le moindre résultat positif. Faudra-t-il, pour l’obtenir, recommencer la guerre ? Mieux vaudrait mille fois la guerre que le moindre déshonneur pour le drapeau français… La guerre n’est décriée que par ceux qui verraient dans la paix quand même la justification des dix-huit ans de paix à tout prix, qui voudraient faire descendre ce gouvernement au niveau de la couardise du dernier règne, assurés alors que ce serait le commencement de la fin. Certaines puissances font grand bruit de leurs craintes d’un coup d’état européen ; elles feraient mieux de renoncer à vouloir infliger à la France un Waterloo diplomatique. » Quant à nous, nous n’avons jamais voulu de la paix à tout prix, mais nous sommes de ceux qui, en 1840, ont cru que la possession viagère de la Syrie ne valait pas une guerre européenne, puisqu’en même temps on accordait à la France l’hérédité en Égypte ; nous sommes aussi de ceux qui ont cru alors qu’il était bon de rester hors du concert européen et de faire des préparatifs militaires pour montrer que nous étions prêts à tout, si on voulait refuser à la France toute satisfaction en Orient. Cette attitude convenait au gouvernement de 1830, qui n’était pas celui de la paix à tout prix, puisqu’il risquait hardiment le siége d’Anvers et l’occupation d’Ancône, ce que nous n’appellerons pas des coups d’état européens, mais ce que nous appellerons des audaces intelligentes. N’ayant pas voulu la guerre en 1840 pour la question de Syrie, la voudrons-nous en 1858 pour la question des principautés ? Nous avons assurément un grief contre l’Europe, mais nous nous gardons bien d’appeler ce grief un Waterloo diplomatique. Cette exagération de paroles nous déplaît toujours, et nous ne trouvons pas que la couardise du dernier règne ait rien à gagner à voir le règne suivant subir un Waterloo diplomatique. Sous tous les règnes et sous toutes les dynasties, nous voyons d’abord la France, et nous n’aimons pas que la déclamation mette si facilement en jeu notre honneur national.
Nous prenons très volontiers pour règle de l’attitude de la France aujourd’hui la circulaire du 20 août 1858 de M. le comte Walewski. M. Walewski ne croit pas, bien entendu, que l’acte du 19 août 1858, qui règle la condition politique des principautés, soit un Waterloo diplomatique ; il ne croit pas non plus que ce soit une victoire : il se tient dans une mesure excellente. Il déclare nettement que « le gouvernement de l’empereur s’était prononcé pour l’union complète des deux principautés sous le gouvernement d’un prince étranger qu’aurait rattaché au sultan un lien de suzeraineté. Sa conviction à cet égard ne s’est pas modifiée. » Le gouvernement français a donc été vaincu dans le congrès de 1858 : pourquoi le nier ? Nous savons gré au gouvernement de cette attitude de vaincu qu’il prend résolument ; elle lui servira dans l’avenir, elle l’honore dans le présent. Toute autre attitude eût été une fiction que le silence de la presse aurait été forcé de couvrir, mais qui n’eût trompé personne. — Eh quoi ! disent les déclamateurs, la France aura donc été vaincue ! — Eh oui ! comme en 1840, et même plus qu’en 1840, mais sans déshonneur non plus, maintenant ses convictions et attendant l’avenir. Si vous voulez que la France, pour n’être jamais vaincue, fasse partout et toujours prévaloir ses opinions, vous voulez alors que la France soit la dictatrice de l’Europe. Elle l’a essayé sous le premier empire, et elle a échoué avec toute sorte de malheurs publics et privés. Voulez-vous recommencer ? Il y a des gens qui croient que l’empire de 1852 gagne quelque chose à se rapprocher de l’empire de 1804. Il gagne au contraire à s’en éloigner. Loin de vivre par ses ressemblances avec le premier empire, il vit par ses différences. Ce n’est pas nous qui nous plaindrons, si ces différences, manifestes à l’extérieur, deviennent chaque jour plus visibles à l’intérieur.
II.
Est-il vrai cependant que la France dans le congrès de 1858 ait été aussi complétement vaincue que nous le disons ? M. le comte Walewski, dans sa circulaire, « aime à croire que les efforts du gouvernement français en faveur des principautés n’ont pas été sans succès. » Examinons donc la convention du 19 août 1858, non point dans ses détails, mais seulement dans ce qui touche à la constitution diplomatique des principautés et à leur état en Europe.
M. le comte Walewski s’applaudit beaucoup, dans sa circulaire du 20 août, du titre de principautés-unies qu’a obtenu la Roumanie. Ce titre, dit-on, est un principe, et le principe aura tôt ou tard ses conséquences. Dieu le veuille ! nous avons en France une confiance en la force et la vertu des principes dont rien jusqu’ici n’a pu nous corriger. Nous croyons de bonne foi qu’il suffit de proclamer un principe pour le faire vivre. Tous nos principes vivent, j’en suis sûr : ils ont été proclamés assez souvent pour cela ; mais ils n’agissent pas, ils vivent à la façon de la Belle au Bois dormant, dans un enchantement qui les conserve immortels, mais inactifs et indifférens. Je crains le même enchantement pour le principe de l’unité roumaine. Il existe par sa propre force, indépendamment du titre inséré dans l’acte du 19 août 1858 : il est et il continuera d’être le vœu et l’espérance d’une nation souffrante ; mais quelle vie aura-t-il ? Quelle influence exercera-t-il ? En quoi ce principe proclamé changera-t-il l’état des choses en Moldavie et en Valachie ?
Vous oubliez, me dira-t-on, la commission centrale et ce que la circulaire du 20 août appelle le conseil permanent chargé de veiller au maintien de l’unité de législation dans les deux principautés. Je ne veux pas tirer un mauvais horoscope de la commission centrale, je suis même prêt à reconnaître que cette commission centrale, si elle était composée d’hommes très indépendans, très fermes, un peu ambitieux, et de plus si elle était unie, pourrait gouverner le pays. Ce serait le conseil des dix ; mais le sera-t-elle ? Être membre de la commission centrale sera une place et non un pouvoir. Je me souviens qu’examinant un jour l’ancien règlement organique des principautés, je fus frappé de la ressemblance que ce règlement avait avec la constitution française de 1848. Cette ressemblance n’a porté bonheur ni au règlement organique ni à la constitution de 1848. Je suis frappé en ce moment d’une ressemblance aussi que je trouve entre la commission centrale des principautés et notre sénat conservateur. Il y a des personnes qui croient que le sénat n’a aucun pouvoir : c’est une grande erreur ; on voit, quand on lit la constitution, que le sénat conservateur a un pouvoir immense. Il pourrait tout pour la liberté, tout même pour la révolution, plus même encore pour la révolution que pour la liberté ; mais rassurons-nous, le temps, les mœurs, les caractères, font que le pouvoir immense qu’a le sénat est entre ses mains un dépôt qu’il garde comme les vieux notaires gardaient les dépôts, sans leur faire produire aucun revenu. Ce qui fait que le sénat, outre ses mœurs et son caractère, ne fait pas volontiers usage du pouvoir qu’il a, comme le Moniteur même le lui reprochait il y a deux ou trois ans, c’est que le sénat, non plus que le corps législatif, n’a ni action ni influence directe sur l’administration et sur les ministres. La commission centrale des principautés est,
comme le sénat conservateur, sans action et sans influence directe sur l’administration. C’est l’hospodar qui administre. « Or, dit Mirabeau quelque part dans sa correspondance avec M. de La Marck, administrer, c’est gouverner ; gouverner, c’est régner. » Voilà le vrai mot du pouvoir. L’hospodar a tout pouvoir pour administrer : que pourra faire contre lui la commission centrale ? Quel contrôle aura-t-elle sur les actes de l’administration ?
Je vois bien dans l’article 32 de l’acte d’organisation que la commission centrale pourra signaler aux hospodars les abus qu’il lui paraîtrait urgent de réformer ; mais si l’hospodar ne tient pas compte des remontrances de la commission centrale, qu’en arrivera-t-il ? Celle-ci, en cas de déni de réforme, pourra-t-elle porter ses plaintes à la cour suzeraine et aux puissances garantes ? Non ; ce droit n’est accordé qu’à l’hospodar en cas de violation des immunités des principautés[5]. La commission centrale n’a donc aucun recours, aucun pouvoir indépendant de l’hospodar. Ajoutez qu’elle est salariée, qu’elle est réélue chaque fois que l’assemblée nationale est réélue, c’est-à-dire tous les sept ans. Quelle force, quelle indépendance peut-on attendre des membres d’une pareille commission, si ce n’est l’indépendance qui vient des caractères ? Mais celle-là dépend des hommes, et elle a sa place dans toutes les institutions. Il y a des pays qui, même avec des institutions despotiques, ont eu la bonne fortune d’avoir des fonctionnaires indépendans ; il y a des pays qui, même avec des institutions libres, ont des députés serviles. Je ne veux pas, encore un coup, tirer un mauvais horoscope de la commission centrale ; mais si quelque publiciste se mettait à prétendre que la commission centrale, telle qu’elle est constituée, a plus de chances pour être le conseil d’état de l’hospodar que pour être le corps chargé de représenter et de préparer l’unité et l’indépendance de la nation roumaine ; s’il prédisait que cette commission servira plutôt aux hospodars pour combattre et pour annuler la représentation nationale de l’assemblée élective que pour maintenir ce qu’il y a d’unité politique, sociale et civile entre les deux principautés ; s’il annonçait qu’elle emploiera les pouvoirs qu’elle a plutôt contre les députés du pays que contre les hospodars et leurs ministres, j’avoue qu’il me serait difficile de contredire ce publiciste. Il est très possible que la commission centrale démente ces tristes augures et devienne le pouvoir libérateur et pacificateur du pays. Personne ne sera plus heureux que moi de m’être trompé dans mes prévisions.
Je veux le répéter en effet, je sais un gré infini au gouvernement français de l’attitude qu’il a prise dans le congrès. Ne pouvant pas y faire prévaloir sa politique, il ne l’a pourtant pas désavouée. Chose curieuse : le gouvernement français, dans le congrès, avait la majorité sur la question de l’union des principautés sous un prince étranger ; la Russie, la Prusse et la Sardaigne votaient avec lui et comme lui. Il n’a pas voulu pousser jusqu’au bout son avantage numérique ; il a pesé les votes plutôt qu’il ne les a comptés. Il en avait, avec lui d’un grand poids ; il en avait un seul contre lui d’un poids qui lui a semblé décisif : le suffrage de l’Angleterre a fait la majorité contre toutes les lois de l’arithmétique, et trois l’ont emporté sur quatre. Est-ce nous qui blâmerons la modération du gouvernement français ? Non. L’alliance anglaise est, à nos yeux, d’un grand prix ; ce prix, il a toujours fallu le payer ; il le faut encore. Nous faisons seulement une réflexion. Si, dans tous les congrès et dans toutes les questions diplomatiques, trois avec le suffrage de l’Angleterre valent quatre, cela veut dire qu’il n’y a plus d’égalité en Europe et que l’équilibre européen n’existe plus ; cela veut dire, pour qui sait compter en politique, qu’un, même seul, vaut cinq ou six. Ce ne sera pas là, nous en sommes convaincus, le résultat de la guerre d’Orient, entreprise pour le maintien de l’équilibre européen. Nous avons cédé cette fois à l’Angleterre, quoique nous eussions la majorité pour nous ; l’Angleterre nous cédera une autre fois. Nous avons en ce moment une créance sur sa modération : elle y fera honneur dans la plus prochaine liquidation diplomatique.
Nous avons exprimé franchement en quoi nous différions et en quoi nous nous rapprochions de la circulaire de M. le comte Walewski. Une fois notre dissentiment exprimé sur le point principal, c’est-à-dire sur la commission centrale, dont nous attendons moins que M. le comte Walewski, nous ne pouvons que louer la bienveillance sincère et consolatrice que cette circulaire témoigne à la nation roumaine. Excepté la vie que demandaient les Moldo-Valaques, la France leur a fait accorder tout ce qu’elle a pu, elle leur a même donné ce qu’elle n’a pas elle-même ; ainsi, dans les principes de 89 qui se trouvent reproduits par l’acte collectif des principautés, et que la circulaire de M. Walewski énumère avec une légitime fierté, j’en vois qui ne sont pas en pratique chez nous de nos jours, par exemple la responsabilité ministérielle. Chez nous, les ministres ne sont plus responsables devant les chambres ; ils ne sont plus responsables que devant l’empereur, qui lui-même ne répond qu’au peuple. De ce côté, la constitution roumaine se rapproche plus que la nôtre des principes de 89. Je lisais, il y a plus de trente ans, une histoire des Juifs jusqu’à Jésus-Christ, écrite par un Juif ; elle finissait par ces mots : « Nous avons donné au monde la religion dont nous n’avons pas voulu. » Cette phrase ne manquait pas d’une certaine fierté que je me suis rappelée en lisant la circulaire de M. le comte Walewski, qui s’applaudit d’avoir donné aux populations moldo-valaques la pratique de quelques-uns mêmes des principes de 89 que la France n’a pas gardés.
Pourquoi donner aux Moldo-Valaques une constitution si libérale et les traiter presque mieux que nous-mêmes ? Cette objection pouvait être faite à l’étranger et embarrasser quelque peu nos agens diplomatiques. La circulaire de M. le comte Walewski répond en finissant à cette objection, et nous ne saurions mieux faire que de citer cette réponse, qui est pleine de sens et de portée : « Le gouvernement de l’empereur, en s’efforçant de donner ainsi à la nation moldo-valaque un régime plus libéral que ne le comporterait l’état de sa civilisation et de ses mœurs, n’a cédé à l’entraînement d’aucune théorie abstraite ; mais, sachant que le pays à l’organisation duquel il s’agissait de pourvoir était depuis des siècles livré à des abus et à des désordres administratifs aussi nombreux qu’invétérés, il a dû chercher un remède, et en l’absence d’hommes investis de l’autorité morale nécessaire pour suffire à cette tâche, il ne lui a pas paru possible de le trouver ailleurs que dans un contrôle sévère et efficace, dont l’exercice serait remis aux mains d’une assemblée élective. »
Il y a dans cette phrase des vérités particulières et des vérités générales à l’adresse de tout le monde.
J’en tire d’abord cette conclusion particulière à la Moldavie et à la Valachie : puisque, selon la pensée du gouvernement français, le seul moyen de guérir les abus et les désordres invétérés de l’administration dans les principautés est le contrôle sévère et efficace des assemblées électives, c’est à ces assemblées que doit appartenir une certaine prépondérance ; c’est à elles de prendre l’ascendant. Souvenons-nous de cette pensée : nous sommes persuadés en effet qu’aussitôt que ces assemblées électives voudront agir et exercer ce contrôle sévère et efficace que leur attribue le gouvernement français, il s’élèvera des cris de toutes parts. On criera à l’esprit révolutionnaire ; ou dira que les révolutions de 1848 vont revenir en Europe par la Roumanie : nous prévoyons le tapage qui se fera, et comme le gouvernement français l’a prévu aussi, il ne prendra pas pour des tentatives de l’esprit révolutionnaire la réforme des abus. Il soutiendra les assemblées électives, et de ce côté nous regrettons presque que les assemblées électives n’aient pas le droit, comme elles l’avaient dans l’ancien règlement organique, de recourir, dans les cas extrêmes, à la cour suzeraine d’abord et aux cours garantes ensuite. — Anarchie, dira-t-on, que ce recours ! Hélas ! tout ce qui sert à la liberté peut aussi servir à l’anarchie : cela dépend des temps et des mœurs. Quoi qu’il en soit, la surveillance des cours garantes suppléera au recours des assemblées, et les cours garantes, les cours impartiales surtout, ne laisseront pas étouffer le pouvoir des assemblées électives, puisque c’est du contrôle sévère et efficace de ces assemblées que la France attend la réforme des abus.
Autre vérité particulière encore à la Moldavie et à la Valachie. Comme il n’y a point dans les principautés d’hommes investis d’une assez grande autorité morale pour réformer les abus, il faut charger les assemblées de cette réforme. Mais à quoi tient donc dans les principautés cette absence d’hommes investis d’une grande autorité morale, cette absence de chefs ? Elle tient à mille causes. Je sais qu’il y a des théoriciens ingénieux, et ces théoriciens sont en général les voisins de la Moldavie et de la Valachie, qui disent que la race roumaine n’est pas de nature à produire des hommes énergiques et décidés. C’est une race ingénieuse, élégante, polie dans les hautes classes, laborieuse et patiente dans les basses, éminemment propre à la civilisation, peu propre au commandement et par conséquent à l’indépendance ; les principautés ont tout ce qu’il faut pour faire des provinces excellentes, gouvernées soit par l’Autriche, soit par la Russie. Elles ne peuvent pas faire un état, parce qu’elles manquent d’hommes.
Je connais cette théorie des races qui attribue à chaque race son genre de gouvernement, décidé d’avance par la Providence, et je m’en défie, parce que j’ai remarqué que la théorie était toujours faite dans l’intérêt d’un voisin ambitieux ou du gouvernement du moment. Et d’abord, pour ne parler que de la Moldavie et de la Valachie, prenez l’histoire des principautés : est-ce que les hommes manquent ? est-ce que les Roumains n’ont pas eu leur Étienne le Grand, leur Michel le Brave, et même Wlad l’Empaleur ? Il y a dans leur histoire des guerriers intrépides, des chefs habiles, des princes sanguinaires : il faut bien citer aussi les cruels, puisqu’on refuse aux Roumains toute énergie. La race roumaine n’a cessé de produire de grands hommes que le jour où elle a perdu son indépendance. Ce n’est pas la nature qui a perdu sa fécondité et son originalité, c’est la société qui n’a plus fait leur place aux âmes énergiques et aux esprits hardis : quand le bon grain tombe sur la pierre ou sur les épines, le bon grain périt. Que pouvaient faire sous les Turcs ou sous les Fanariotes les hommes de cœur ou les hommes de génie ? Le malheur a abaissé les âmes et les esprits. L’ambition, ne pouvant plus prendre les grandes voies de la guerre ou de la liberté, a pris les voies tortueuses de l’intrigue. On dit que ce sont les grands hommes qui font l’indépendance des nations ; oui, mais c’est aussi l’indépendance des nations qui fait les grands hommes. Les deux choses se tiennent. Voyez la première race de l’Europe, la race italienne : que n’a-t-elle pas produit tant qu’elle a été indépendante ! La plus grande puissance connue sur la terre, l’empire romain ; une littérature admirable, une législation qui sert de loi à l’Europe : voilà pour l’Italie antique. L’Italie du moyen âge n’a pas été moins féconde et moins merveilleuse : quelle puissance que la papauté ! quels poètes que ceux de l’Italie ! À côté des poètes, quels grands écrivains politiques ! à côté des écrivains, quels artistes ! à côté des artistes, quels savans ! Depuis que l’Italie a perdu son indépendance, qu’a-t-elle produit ? La nature italienne n’est pas moins grande et moins féconde, j’en suis convaincu ; mais la société manque à la nature. L’Italie végète dans un désappointement perpétuel, et je ne veux d’autres témoignages de sa force et de sa vitalité que les convulsions révolutionnaires qui l’agitent de temps en temps. Le vieux titan enseveli sous l’Etna cherche à soulever le poids qui l’accable : il fait trembler la terre ; mais il ne la change pas, et retombe brisé de l’effort qu’il a fait. Les Roumains, qui sont de race latine, ont, comme l’Italie, subi le joug étranger, et ce joug a étouffé leur force. Où donc voulez-vous que les Roumains aient appris à être forts et hardis ? Quel usage auraient-ils pu faire des qualités que vous leur reprochez de ne pas avoir ? Est-ce à la cour des Fanariotes ? et les Fanariotes eux-mêmes, toujours à la veille d’être décapités, qu’auraient-ils fait de leurs grandes vertus ? Est-ce à Constantinople qu’elles leur auraient servi ? Roumains et Fanariotes ont eu les qualités et aussi les vices que comportait leur histoire. Est-ce plus tard, sous la surveillance dictatoriale des consuls russes, qu’ils auraient pu devenir fermes, énergiques, dignes de l’indépendance ? L’histoire des principautés explique pourquoi les principautés n’ont pas d’hommes investis d’une grande autorité morale. Depuis près de trois cents ans, elles sont sous le niveau.
« La guerre civile, dit quelque part Mirabeau, est parfois le seul moyen de redonner des chefs aux hommes, aux partis, aux opinions. » Mot terrible et profond, qui n’est pas moins justifié par l’histoire des nations qui ont eu des guerres civiles que par celle des nations qui n’en ont pas eu ! Ce n’est pas seulement la guerre civile qui amène cet effet, c’est la guerre en général. Le malheur peut-être des principautés dans notre siècle est de n’avoir pas eu de guerre ni nationale ni civile. De là leur manque d’hommes et de noms. Les nations ne vivent que par les noms de quelques grands hommes. La foule n’intéresse jamais. Il faut des individus pour signaler et pour recommander un peuple, comme il faut des monumens pour signaler une ville et la montrer de loin. Ne me parlez pas des villages qui n’ont pas de clochers : ce sont des taupinières ramassées ensemble. Voyez dans notre siècle ce qui a fait la fortune de la Grèce : c’est l’héroïsme de quelques hommes aidé du courage de tous. Canaris, Colocotroni, Botzaris et bien d’autres encore ont appris leurs noms à l’Europe, et ces noms ont protégé la Grèce. Voyez la Serbie : la guerre y a fait des hommes, George le Noir, Milosch, et le nom de ces hommes a fait un état. Voyez le Monténégro : il a des hommes et des noms ; il sera un état indépendant. Le sort a refusé aux Moldo-Valaques les chances d’une guerre nationale ou civile ; ils ont eu en 1848 une révolution trop courte pour avoir produit des hommes. Les grandes épreuves leur ont manqué. J’ajoute que les Moldo-Valaques, avec une confiance en l’Europe qui méritait d’être mieux récompensée, ont toujours attendu leur destinée des mains de la diplomatie, au lieu de se la faire à eux-mêmes. Tout le monde leur disait de craindre l’esprit révolutionnaire, qui gâterait leur cause ; ils sont restés calmes et dociles. Ils n’ont pas voulu combattre contre les Turcs, de peur de paraître Russes ; ils n’ont pas pu combattre contre les Russes, parce qu’on n’a pas voulu en faire des soldats, craignant qu’une fois armés, ils ne voulussent plus redevenir sujets. Tout les a desservis, leur sagesse, leur confiance, leur situation géographique surtout ; ils n’ont pas eu de guerre, et par conséquent ils n’ont point d’hommes.
Prenez garde, me dira-t-on, vous avez l’air de prêcher la révolution ! — Non : en Orient, il n’y a pas d’esprit révolutionnaire ; il n’y a qu’un esprit d’indépendance nationale et chrétienne. Il y a des Grecs, des Serbes, des Bulgares, des Monténégrins, des Roumains ; il n’y a pas de jacobins.
Comme la guerre dans les principautés n’a pas donné de chefs aux hommes, aux partis, aux opinions, comme il n’y a pas d’homme investi d’une grande autorité morale, la circulaire de M. le comte Walewski dit que le gouvernement français a eu recours au pouvoir d’une assemblée élective pour réformer l’administration de la Valachie et de la Moldavie. Quand même il y aurait eu en Moldavie et en Valachie un homme investi par la guerre ou par une révolution d’une grande autorité morale, je n’aurais pas été d’avis de lui confier le pouvoir absolu, indépendant du contrôle de l’assemblée élective. Les hommes importans sont nécessaires à un pays : ils le fortifient, ils y servent de centre et de noyau, ils empêchent à la fois l’éparpillement et le nivellement ; mais je ne voudrais confier à aucun d’eux la puissance souveraine. Toute force a besoin de frein. Plusieurs à côté de quelqu’un, le contrôle à côté de l’action, voilà la théorie de gouvernement qu’on a de tout temps opposée à la théorie du pouvoir absolu d’un seul, ou du pouvoir anarchique de tout le monde : Ubi non est gubernator, populus corruit ; salus autem ubi multa consilia[6]. Je sais bien qu’en parlant comme il le fait dans sa circulaire, M. le comte Walewski veut suggérer une bonne réponse à l’objection qui pourrait être faite à nos agens diplomatiques : « Pourquoi, peut-on leur dire, pourquoi n’avez-vous pas établi dans les principautés danubiennes un pouvoir absolu ? — Parce qu’il n’y avait pas de quoi, » répondront nos agens selon la circulaire. J’aurais mieux aimé qu’ils répondissent : Parce que, dans aucun pays tant soit peu civilisé, il n’y a de quoi créer un gouvernement absolu. Le contrôle d’une assemblée n’est pas seulement nécessaire dans un pays où il y a de grands abus et des désordres invétérés à réformer, comme la circulaire le dit de la Moldavie et de la Valachie ; il est nécessaire aussi dans un pays où l’on ne veut pas que les abus s’introduisent. J’accorderais volontiers qu’un peuple très vertueux peut être gouverné par une seule volonté très vertueuse : avec la vertu en haut et en bas, tous les gouvernemens sont bons ; mais, comme cet état-là ne se trouvera qu’en paradis, il faut en attendant adapter les institutions à la faiblesse humaine. Or un peuple civilisé, et qui s’abandonne volontiers aux plaisirs de la civilisation, plaisirs coûteux et qui ont besoin de beaucoup d’argent, quel frein lui donnerez-vous pour l’empêcher de se passer toutes ses fantaisies de luxe et de jouissance, et surtout pour l’empêcher de chercher dans l’agiotage, dans les spéculations, parfois même dans la corruption, les moyens de satisfaire à ses passions ? Quelle censure lui appliquerez-vous ? Les censeurs de Rome n’ont été de mise que tant que Rome a été vertueuse, et qu’elle pouvait se passer de censeurs. Quand elle en eut le plus besoin, elle n’était plus capable de les souffrir. Il n’y a qu’une censure qui soit possible chez les peuples civilisés, c’est celle de tout le monde sur tout le monde, celle de la tribune et de la presse ; c’est cette censure-là qui prévient les abus ou qui les corrige. L’efficacité que la circulaire de M. le comte Walewski attribue avec raison en Valachie et en Moldavie au contrôle des assemblées électives n’est pas une vérité seulement sur les bords du Danube, c’est une vérité partout.
III.
On voit que nous n’avons pas un bien grand enthousiasme pour l’organisation des principautés danubiennes. Il est un point cependant qui nous paraît très important. Cette organisation a été faite dans un congrès européen, et cet acte a réalisé la garantie collective sous laquelle les principautés sont désormais placées. Que cet acte soit très imparfait et très incomplet, nous le reconnaissons volontiers ; qu’on y trouve la marque de je ne sais combien de pensées contradictoires, cela est évident ; qu’on ait fait des concessions exorbitantes à la Turquie, qu’en même temps on ait été fâché de faire si peu pour les principautés, et qu’on l’ait laissé voir en plusieurs articles de la nouvelle constitution, personne n’en peut douter ; mais tout cela n’empêche pas que l’acte ait été fait par toute l’Europe, garanti par toute l’Europe ; tout cela n’empêche pas qu’il n’y ait dorénavant en Europe un nouvel état reconnu par l’Europe, les principautés unies du Danube. Voilà ce qui est nouveau et important. Le congrès, par son existence même, vaut mille fois plus pour les principautés que la constitution qu’il leur a donnée. L’œuvre a été ce qu’elle a pu : l’ouvrier est tout. Qui peut croire en effet que cet ouvrier abandonnera son œuvre aux mains qui voudraient la détruire ? Qui peut croire que l’Europe garante n’exercera pas sa surveillance sur les principautés, qu’elle ne prendra pas à cœur de maintenir l’indépendance relative qu’elle leur a donnée ? La majorité du congrès n’a pas pu faire pour les Roumains tout ce qu’elle voulait : elle défendra du moins ce qu’elle a fait, elle ne laissera pas enlever aux principautés le peu qu’elles ont obtenu ; elle veillera, elle a besoin de veiller. Que la majorité du congrès ne se le dissimule pas en effet : de même qu’en 1840, en rendant la Syrie à la Porte-Ottomane, l’Europe l’a rendue à l’anarchie, en 1858, en donnant à la Porte-Ottomane sur les principautés des droits qu’elle n’avait pas, elle a donné de grandes prises au désordre et à l’anarchie. Si le nouveau gouvernement des principautés ne va pas bien, si elles retombent dans les difficultés et dans les impossibilités d’existence qui font leur malheur depuis si longtemps, les uns s’en prendront aux défauts originels de la race roumaine, les autres à l’esprit révolutionnaire. Quant à moi, je sais d’avance qu’il faudra s’en prendre à la part d’ingérence que l’acte du congrès aura faite à la Turquie dans les affaires des principautés.
Au lieu de permettre aux principautés de suivre la politique de neutralité qui convient à leur destinée, au lieu de les laisser à ce que j’appelle la vie privée et intérieure, la seule qui soit bonne pour les petits états européens dont la seule ambition et la seule politique doit être de vivre et de prospérer ; au lieu de cela, la Porte voudra les subordonner à sa politique. Si du moins encore la Porte-Ottomane avait une politique, si elle pouvait en avoir une ! Mais la politique de la Turquie est un mécanisme dont les ressorts ne sont pas à Constantinople, mais à Londres, à Vienne, à Saint-Pétersbourg, à Paris, partout, et tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, selon les vicissitudes du temps et de la fortune. Ne demandez donc pas aux principautés d’avoir une politique simple et toute personnelle : elles subiront la politique de la Porte, et la Porte elle-même subira une politique tantôt anglaise et tantôt française, tantôt russe et tantôt autrichienne. L’égoïsme intelligent qui ferait le salut des principautés leur est devenu impossible le jour où elles n’ont point obtenu l’union et un prince étranger, le jour surtout où, par je ne sais quel aveuglement fatal ou par quelque calcul machiavélique, on a peu à peu changé en une sorte de souveraineté la suzeraineté de la Porte sur les principautés. La Turquie tâche de devenir un état centralisé : avec ces entreprises de centralisation dont elle a compris bien vite le profit et les bénéfices, comment voulez-vous que la Turquie ait des vassaux ? Elle ne peut plus avoir que des sujets. Centralisation et suzeraineté sont des idées et des mots de temps si différens qu’il ne peut y avoir entre eux aucun accord. L’Europe en ce moment se prête par complaisance ou par intérêt à cette centralisation de la Porte-Ottomane et à ses empiétemens. Ainsi je vois dans l’article 8 de l’acte constitutif des principautés qu’elles seront soumises à l’effet des traités que la Porte-Ottomane fera avec les nations étrangères, de telle sorte que le jour où il plairait à la Turquie, dans une heure de pauvreté dépensière, de vendre quelque privilége exorbitant sur son territoire, les principautés se trouveraient comprises dans le marché. Et qui sait même si le marché n’aurait pas été conclu avec toute la Turquie pour avoir surtout son effet dans les principautés ?
« Ce que les principautés ont retiré de la guerre d’Orient, c’est une plus complète assimilation aux provinces turques et l’ingérence de l’Autriche dans leurs affaires intérieures[7]. » Ainsi s’exprime un écrivain valaque, et il ajoute : « Franchement, après toutes les souffrances que cette guerre leur a infligées, ce n’est pas assez ! » Franchement aussi, après tous les sacrifices que la France a faits, elle pouvait, dans les principautés, prétendre à quelque chose de plus.
- ↑ Voyez les trois premières parties de cette série dans la Revue du 15 mars, du 15 avril et du 1er juillet 1858.
- ↑ J’extrais ce mot des lettres de M. Lejeau sur les principautés. Une de ces lettres a été insérée dans le Journal des Débats en 1857.
- ↑ Ubicini, pages 7, 8, 9, 10.
- ↑ Pages 46 et 48.
- ↑ Article 9.
- ↑ Proverbes de Salomon, chap. ii, verset 14.
- ↑ Lettres sur les Principautés à M. le chevalier Vegezzi-Ruscalla, page 167.