Les Voyageurs en Orient et la Turquie depuis le traité de Paris/07

Les Voyageurs en Orient et la Turquie depuis le traité de Paris
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 31 (p. 915-937).
◄  VI
VII-fin  ►
LES
VOYAGEURS EN ORIENT

VII.
DE LA CONDITION DES CHRETIENS EN TURQUIE.


I. Papers relating to the condition of christians in Turkey, printed for the use of the Foreign Office, 25 octobre 1860 ; confidential. — II. Lettres et correspondances d’Orient.



On se souvient peut-être qu’au mois d’avril 1860 la Russie demanda à l’Europe de s’enquérir diplomatiquement de la situation des chrétiens en Orient et de l’exécution plus ou moins sincère du hatt-humayoun de 1856. C’était, disait-on, un moyen déguisé pris par la Russie d’intervenir en Turquie. La Porte-Ottomane, pour détourner le coup, offrit de faire elle-même une enquête sur la situation des populations chrétiennes dans son empire, et le grand-vizir fut chargé de ce soin. Toutes les personnes qui ont quelque habitude des affaires d’Orient et de la manière dont les choses s’y passent prévirent à ce moment, d’une part que le grand-vizir reviendrait avec un rapport qui, annoncerait que tout était pour le mieux dans la meilleure des Turquies possible, et d’autre part que les puissances européennes ne manqueraient pas de demander à leurs ambassadeurs à Constantinople de contrôler l’enquête vizirielle par les rapports de leurs consuls en Orient. Ces deux prévisions se sont exactement vérifiées. Le grand-vizir a fait son rapport sur la situation des chrétiens en Turquie (6 novembre 1860). Tout est pour le mieux ; il y a çà et là quelques abus, comme il y en a dans tous les états, même les plus civilisés. D’un autre côté, les puissances européennes ont fait faire leur enquête particulière par leurs consuls. Nous n’avons pas les rapports des consuls de la France, de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse ; nous n’avons sous les yeux que les rapports envoyés par les consuls anglais à sir Henri Bulwer, ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, et en double à lord John Russell, ministre des affaires étrangères à Londres. Ces rapports ne sont pas destinés à la publicité, ni même au parlement. Nous voyons sur l’exemplaire que nous avons qu’ils sont confidentiels, et qu’ils sont imprimés pour l’usage du département des affaires étrangères (printed for the use of the foreign office). Nous avons pensé, en lisant ces curieux rapports, qu’il serait bon qu’ils fussent aussi imprimés, en partie du moins, pour l’usage de l’opinion publique, et c’est ce qui nous engage à en faire une analyse exacte.

Parmi les motifs qui nous décident à tenir grand compte de cette enquête faite sur la Turquie par la diplomatie anglaise, il en est un surtout qui a une grande importance à nos yeux. Il n’y a pas encore longtemps que lord Palmerston déclarait en plein parlement que la Turquie était de tous les gouvernemens européens celui qui avait fait les progrès les plus rapides et les plus décisifs dans la carrière de la civilisation. Nous nous souvenons aussi qu’au mois de juillet dernier nous avons reçu un numéro du New-Quarterly Review avec un mot qui appelait notre attention sur un article communiqué, nous disait-on, et qui contenait un parallèle entre le gouvernement turc et le gouvernement russe. L’idée principale de cet article était qu’en Turquie tout allait bien mieux qu’en Russie, qu’il y avait plus de justice, plus de liberté, plus de prospérité, plus d’égalité : c’était l’âge d’or ; en Russie, c’était l’âge de fer. Dans cet article, lord John Russell était vivement réprimandé pour avoir osé dire en parlement que l’administration turque n’était peut-être pas meilleure que l’administration napolitaine. « Faire une comparaison si injurieuse pour un ancien allié ! s’écriait le New-Quarterly Review, nous n’aurions jamais pensé qu’un ministre anglais pût parler ainsi. » Tout l’article est une apothéose de la Turquie et une violente satire contre la Russie. Que cet article fût officiel ou semi-officiel, peu nous importe : il confirmait tout au moins la déclaration que faisait lord Palmerston quand il admirait les progrès qu’avait faits la Turquie, c’était un mot d’ordre donné à l’opinion publique en Angleterre. On souhaitait que l’Angleterre crût à l’amélioration de la Turquie, et par conséquent à la possibilité et même à l’utilité de sa conservation. Le gouvernement turc ne devait plus être considéré comme un mourant et comme un malade, mais comme un bel et bon convalescent, dont la santé valait mille fois mieux que celle de beaucoup de gens qui se vantaient de la leur. Or voici la- seule question que je me faisais, je m’en souviens, en lisant l’article du New-Quarterly Review : quand lord Palmerston parle et fait parler ainsi sur la Turquie et sur ses merveilleux progrès dans les voies de la civilisation, est-il sincère ? Croit-il ce qu’il dit et ce qu’il fait dire ? Les rapports qu’il reçoit de Constantinople et des consuls anglais placés sur les divers points de l’empire ottoman lui font-ils penser que tout va pour le mieux en Turquie ? Est-ce le ministre qui est trompé par ses agens, ou bien est-ce le ministre qui veut tromper l’Europe ? Parle-t-il d’après ce qu’il sait, ou malgré ce qu’il sait ? L’enquête que nous avons sous les yeux répond à ces diverses questions.

Et qu’on ne vienne pas nous dire que nous semblons en ce moment attacher trop d’importance à la question de savoir si lord Palmerston est de bonne foi ou non dans ses opinions sur la Turquie, que c’est là un point à débattre entre le bon Dieu et le noble lord, que cela ne nous regarde pas, et que le public est habitué, à tort ou à raison, à mettre toutes les bonnes fois de tous les diplomates dans le même sac, sans se soucier beaucoup de distinguer entre le plus ou le moins. Nous avons une raison toute particulière pour attacher quelque importance à savoir quel est le degré de bonne foi de lord Palmerston dans la question turque. Si lord Palmerston se trompe de bonne foi sur l’Orient, si ses agens ne l’informent pas bien, tout cela peut être réparé. Les agens peuvent être amenés à dire le vrai au lieu de dire l’agréable, à servir plutôt qu’à plaire, et cela n’est jamais difficile à obtenir des fonctionnaires anglais, qui, citoyens d’un pays ou chacun tient grand compte de son moi et de sa responsabilité, ont beaucoup d’initiative et n’ont pas l’habitude ou le goût de la consigne. Si au contraire les agens de l’Angleterre disent vrai au ministre sur l’Orient et si c’est le ministre qui, de parti-pris, continue de dire faux à l’Angleterre et à l’Europe, j’en conclus que lord Palmerston a sur l’Orient une politique obstinée et stationnaire que rien ne fera changer. Il y a des pays où cette erreur préméditée d’un seul homme aurait toute sorte d’inconvéniens ; elle en a de grands en Angleterre, mais elle en a moins qu’ailleurs. Si on ne peut pas convertir le ministre, il faut tâcher de convertir le pays. Le pays aime la vérité, il sait l’entendre. Il est donc bon de lui faire connaître les rapports des agens anglais sur l’Orient ; il est bon de le mettre dans la confidence du foreiffn office. La vérité qui ne sert point au foreign office servira au pays.

Voyons donc l’enquête instituée par sir Henri Bulwer à Constantinople, voyons les rapports des divers consuls anglais ; cherchons quelle est la conclusion naturelle et équitable de ce grand travail d’informations. Je prends d’abord la liste des questions adressées par sir Henri Bulwer aux consuls anglais. Ces questions sont comme le programme de l’enquête anglaise ; elles embrassent tout ce qui concerne l’état de la société et du gouvernement en Turquie.


« 1. Quel est l’état général de la province sur laquelle s’étend votre juridiction ? « 2. Quelle est dans cette province la population relative des chrétiens et des musulmans, autant que vos renseignemens vous permettent d’avoir une opinion ?

« 3. Quelles sont en général, en dehors de la religion, l’occupation et la condition des chrétiens d’un côté et des musulmans de l’autre ? Par exemple, y a-t-il un groupe considérable de propriétaires musulmans dans la campagne ? La majorité des commerçans dans les villes est-elle chrétienne ?

« 4. Les chrétiens peuvent-ils posséder une propriété foncière aux mêmes conditions que les Turcs, et dans le cas contraire quelle est la différence ?

« 5. Les chrétiens peuvent-ils exercer le commerce dans les villes aux mêmes conditions que les Turcs, et dans le cas contraire quelle est la différence ?

« 6. Les paysans chrétiens dans les villages chrétiens sont-ils généralement aussi aisés que les musulmans, et dans le cas contraire quelle est la différence ?

« 7. Le témoignage d’un chrétien est-il admis dans les cours de justice, et dans le cas contraire indiquez les occasions où il a été refusé.

« 8. La population chrétienne est-elle en général plus aisée, plus considérée, et mieux traitée qu’elle ne l’était il y a cinq, dix, quinze ou vingt ans ?

« 9. Y a-t-il quelques inégalités qui dépendent de la religion, et s’il en est ainsi, quelles sont ces inégalités ?

« 10. La population chrétienne aimerait-elle à entrer dans le service militaire au lieu de payer la contribution qui l’en exempte, et en quoi gagnerait-elle davantage en servant dans l’armée, ou en payant cette contribution ?

« 11. Les chrétiens éprouvent-ils quelque difficulté à construire leurs églises ou à pratiquer leur culte ?

« 12. Quand des oppressions contre les chrétiens ont lieu, faut-il les attribuer généralement aux actes du gouvernement ou au fanatisme de la population ?

« 13. Quand les protestans sont persécutés, s’ils le sont, cette persécution vient-elle des musulmans, ou des chrétiens, ou d’autres sectes ?

« 14. La plupart des griefs dont les chrétiens se plaignent doivent-ils être rapportés à la conduite de leurs propres magistrats ?

« 15. Les chrétiens sont-ils admis dans les medjlis ou conseils locaux ? Ces conseils sont-ils généralement plus favorables ou plus défavorables au progrès et au bon gouvernement que les fonctionnaires de la Porte ?

« 16. S’ils sont défavorables au progrès, pensez-vous qu’il y ait quelque moyen de limiter leurs attributions en maintenant leur pouvoir là où il est utile, et en le diminuant ou en le supprimant là où il ne l’est pas ?

« 17. Quelle est votre opinion sur la mesure qui retirerait aux medjlis leurs fonctions judiciaires, qui créerait des tribunaux en dehors de ces conseils, et en ce cas comment voudriez-vous que ces tribunaux fussent composés ?

« 18. Les mahométans montrent-ils un vif désir de faire des conversions ? En font-ils fréquemment, ou toujours par contrainte ? Si c’est par contrainte, désignez, si vous pouvez, les coupables.

« 19. Dans les cas de conversions de femmes, sont-elles en général l’effet d’un enthousiasme religieux d’un côté ou de l’autre, ou viennent-elles de causes mondaines ? Dans ce cas, indiquez ces causes.

« 20. Quelles seraient, selon vous, les mesures les meilleures pour obtenir une justice égale sous la forme la plus simple et la moins coûteuse ?

« 21. Quelles seraient, selon vous, les meilleures mesures pour améliorer en général la condition du pays ?

« 22. Quelle est votre opinion sur l’établissement d’écoles pour toutes les religions et toutes les classes, et quels effets produiraient ces écoles ?

« 23. Que pensez-vous de la nomination d’un vice-gouverneur chrétien à côté du gouverneur turc là où la grande partie de la population est chrétienne, les deux gouverneurs correspondant avec la Porte ?

« 24. Est-ce l’usage des sujets turcs d’obtenir des passe-ports étrangers ? Obtiennent-ils souvent des passe-ports grecs, et les échangent-ils contre des passeports russes ? »


Pour qui y regarde bien, il y a peut-être dans ces questions quelques signes de la pensée et du désir de l’interrogateur. Sir Henri Bulwer souhaite évidemment que l’enquête tourne à l’avantage de la Turquie ; mais avant tout il, veut savoir la vérité, et les consuls qu’il a interrogés, tout en souhaitant comme lui que la vérité fût favorable à la Turquie, ont cru que leur premier devoir était de faire connaître au gouvernement anglais le véritable état du pays.

Je pourrais, après avoir donné la liste des questions que l’ambassadeur adressait aux consuls, grouper sous chaque question les réponses des consuls anglais dans les diverses provinces de l’empire ottoman ; mais cette méthode aurait, selon moi, deux inconvéniens : d’abord elle effacerait l’individualité de chaque consul anglais, et ce serait dommage. Partout, où il y a un homme dans un fonctionnaire, il faut en respecter et en conserver l’empreinte. De plus, cette méthode effacerait aussi l’individualité de chaque province ; elle ferait croire qu’il, y a dans l’empire ottoman une unité qui n’existe pas. Il y a dans chaque province de l’empire ottoman des ressemblances et des différences de mal qu’il importe de constater. Je prendrai donc le témoignage de chaque consul et les réponses qu’il fait pour sa province aux questions de sir Henri Bulwer. Quand tous les témoignages auront été entendus, le lecteur n’aura pas de peine à tirer lui-même la conclusion.

Le travail de chaque consul est divisé en deux parties. Dans la première partie, il donne son avis en général sur l’état de la province ; dans la seconde, il répond d’une manière précise à chaque question de l’ambassadeur. Nous commençons par le consul de Monastir, M. Abbott.


I

Monastir ou Bitolia est la seconde capitale de la Macédoine, et sa position centrale entre la Macédoine et l’Albanie en fait une ville importante. Elle a 45,000 âmes, et je vois dans la seconde partie de la dépêche de M. Abbott que le pachalik de Monastir, composé de trois provinces, celle de Monastir, celle d’Ochrida, celle de Geortcha, a 2,550,000 habitans, 1,359,500 chrétiens contre 1,190,500 musulmans. Avec une population ainsi composée de plus de chrétiens que de musulmans, le pachalik de Monastir représente ce que j’appelle les provinces mixtes de la Turquie d’Europe, celles où les deux populations, la chrétienne et la musulmane, sont mêlées à peu près également, celles où par conséquent le gouvernement turc, rencontrant un appui presque égal à l’obstacle, peut plus librement appliquer ses principes d’administration et témoigner de son esprit.

Que pense donc M. Abbott du gouvernement turc dans ce pachalik. Comme presque tous les Anglais, M. Abbott est d’ordinaire peu favorable aux Grecs et il est favorable aux Turcs ; mais il a le respect de la vérité. Quand il exprime un jugement général, il penche vers les Turcs ; quand il arrive aux détails, il cesse aussitôt d’être le partisan des jures et devient leur accusateur, avec regret, mais avec franchise. Ainsi dès le commencement de sa dépêche à sir Henri Bulwer il ne craint pas, dit-il, « d’affirmer que, quelques prérogatives et quelques avantages qui puissent être accordés aux chrétiens, ceux-ci, quoique d’abord satisfaits en apparence, ne cesseront point de se plaindre du joug des Turcs et de porter leurs plaintes à la connaissance des puissances européennes, exagérant, comme c’est leur usage, les injustices qu’ils peuvent éprouver de la part des musulmans[1]. » Ces paroles sont curieuses, et, à les prendre comme la préface ou le résumé du rapport de M. Abbott, on pourrait croire que ce rapport est employé à montrer que les chrétiens ont tort de se plaindre, que les Turcs ne sont pas aussi méchans que les chrétiens le disent. Venons aux faits et aux détails. « Le pacha de Monastir est un honnête homme ; mais son kehaya ou intendant est vénal, et les habitans ont beaucoup à souffrir de la rapacité de cet homme, qui gouverne absolument son maître. Les beys musulmans qui siègent dans les medjlis ou conseils locaux ne songent qu’à leurs intérêts privés, autorisent toutes les illégalités où ils trouvent leur avantage, et mettent sans hésiter leur sceau à des décisions qui n’ont pas l’ombre de justice[2]. Quant aux chrétiens qui siègent à côté des beys dans les conseils, ce n’est qu’une formalité. Ils n’osent pas avoir un avis opposé à celui des musulmans, et j’ai entendu dire qu’il y a quelques années le membre chrétien du medjlis de Monastir fut empoisonné pour avoir contrarié l’opinion de ses collègues musulmans[3]. »

« Parmi les beys dont je viens d’indiquer la conduite, dit M. Abbott, il faut signaler Halil-Bey, le principal membre du medjlis, qui dirige l’administration de la province, grâce à sa fortune, illégalement amassée, et à l’influence qu’elle lui donne. Il est fort mal disposé pour les étrangers, et c’est un ennemi dangereux pour les commerçans et les cultivateurs qui s’opposent à ses volontés. Dans les branches inférieures de l’administration, il y a, je suis fâché de le dire, une grande avidité et une grande vénalité. Les fonctionnaires augmentent leurs traitemens, qui sont insuffisans, par toute sorte de moyens injustes. Il y a de grandes plaintes contre les multezims qui afferment les revenus de la province. Les paysans soutiennent que ces fermiers et leurs délégués lèvent le double et le triple de l’impôt qui est dû, et qu’ils réduisent ainsi les contribuables à la plus extrême misère. »

Voilà le résumé exact de la première partie de la dépêche de M. Abbott. Le même consul disait en commençant sa dépêche : « Les Bulgares et les Grecs, s’ils regardent dix, quinze ou vingt ans en arrière, pourraient avoir à se plaindre de l’oppression ; mais maintenant la différence est grande. » Je lisais récemment, dans le récit des souffrances que M. d’Escayrac de Lauture a éprouvées en Chine, que, placé dans une charrette hérissée de clous pointus, il souffrait cruellement quand la voiture allait au galop sur des routes raboteuses, et qu’il souffrait moins quand la charrette faisait halte. Est-ce qu’à ce moment il était tenu de se trouver heureux et de remercier ses bourreaux de leur clémence ? Les chrétiens ont souffert sous les Turcs tant de cruautés et tant d’avanies, qu’ils peuvent en souffrir aujourd’hui quelques-unes de moins et-être encore très malheureux. Ne sont-ils pas excusables de se plaindre et de faire en sorte que leurs plaintes arrivent aux oreilles des puissances européennes ? Y a-t-il en effet une autre protection en Turquie que celle des consuls étrangers ? Je suis même persuadé que si les chrétiens ne se plaignaient qu’aux consuls anglais, M. Abbott ne blâmerait pas l’impatience que les chrétiens témoignent de leurs maux ; peut-être se sont-ils plaints aux consuls français ou aux consuls russes : voilà ce qui déplaît à M. Abbott. À Dieu ne plaise que je croie et dise jamais que les Anglais sont insensibles aux malheurs des chrétiens d’Orient ! Je suis persuadé qu’ils les soulageraient d’autant plus volontiers qu’ils seraient seuls à le faire, et cela m’amène souvent à penser, comme homme, comme chrétien, non plus comme Français, que c’est un grand malheur que les Anglais aient en Orient des rivaux de compassion pour les faibles, d’assistance aux opprimés, de justice contre la tyrannie, de colère contre les meurtriers et contre les bourreaux ; puisque c’est cette rivalité seule qui les empêche de mettre en pratique tous leurs bons sentimens.

On trouve dans l’ouvrage de M. Senior de curieux renseignemens sur l’influence et je dirais presque sur le pouvoir que les consuls européens, surtout les consuls anglais, ont à l’heure qu’il est en Turquie, et on saura bientôt pourquoi j’attribue plus de pouvoir aux consuls anglais qu’aux autres. « Vous ne voyez rien ici du gouvernement turc, disait à M. Senior un de ses interlocuteurs ; à Constantinople, les Turcs ont peur de l’opinion des Européens et se contiennent ; mais dans les districts plus éloignés, où il n’y a pas de consuls qui puissent intervenir, les chrétiens, à moins qu’ils ne soient assez nombreux et assez hardis pour se défendre, sont traités non-seulement comme des esclaves, mais encore comme des esclaves que leurs maîtres haïssent. Vous pouvez vous figurer ce que peut être un tel esclavage quand le maître est un barbare. — Mais quelle protection, dis-je, un consul peut-il donner à un raya ? Si un sujet turc en opprime un autre, le consul peut-il y voir quelque chose ? — Rien légalement, répond l’interlocuteur, beaucoup en pratique. Lorsqu’un chrétien est opprimé ou se plaint de l’être, il raconte son histoire au consul. Le consul s’émeut ; il sait ce que c’est que la tyrannie turque. Peut-être le pacha ou le mudir qu’on accuse est un de ses vieux amis ou un de ses anciens ennemis dont il a constaté les habitudes de violence ou d’extorsion. Il croit tout ce qu’il entend ; il met son plaisir à faire parade de son activité et de ses sentimens libéraux ; il prend fait et cause pour le plaignant, et adresse à son ambassadeur un rapport dont son imagination fait quelque peu les frais. L’ambassadeur a décliné tout droit d’intervention ; mais il pense cependant qu’il est de son devoir de communiquer au ministère des affaires étrangères ou peut-être au grand-vizir les informations qu’il a reçues. » Le ministre ou le vizir, ennuyé, perplexe et tracassé, « est très reconnaissant à l’ambassadeur de sa communication, et sait très bien que son excellence a été dirigée dans cette occasion par sa sympathie désintéressée pour la prospérité de l’empire ottoman, par l’attachement qu’il porte au grand principe du bonheur public, la justice et l’intégrité des fonctionnaires. » Et, pour conclure, le mudir ou le pacha est réprimandé. On lui dit que ses procédés sont des causes de trouble, et qu’il ait à se garder désormais de rien faire qui puisse offenser les préjugés d’un membre du corps consulaire[4]. »

Ce passage du livre de M. Senior explique quelle est l’autorité, quel est l’ascendant des consuls européens en Turquie. Si j’ai dit que c’étaient surtout les consuls anglais qui exerçaient cette autorité protectrice, quand ils le voulaient bien, cela tient à la manière dont le dernier ambassadeur anglais à Constantinople, lord Stratford Canning, avait compris la mission d’un ambassadeur anglais en Turquie. Lord Stratford Canning, avec cet esprit de décision impérieuse qui appartient aux Anglais, s’était fait en Turquie le véritable maître et le véritable sultan du pays. C’était, selon lui, le seul et le meilleur expédient de la situation. Comme le mal de la Turquie est que personne ne gouverne dans l’intérêt de l’état, mais que chacun cherche à se faire une fortune privée dans la ruine publique et à tirer son épingle du jeu, lord Stratford prit hardiment le pouvoir, et se mit à gouverner dans l’intérêt du pays. Sans doute l’intérêt anglais s’accordait avec l’intérêt turc dans le gouvernement de lord Stratford. Il ne pouvait pas gouverner malgré l’Angleterre et malgré la Turquie, quoiqu’il l’essayât quelquefois ; mais assurément c’était malgré la Turquie qu’il essayait de rétablir l’ordre et la probité dans le maniement des finances, de réprimer les abus, de punir les injustices et les violences. Ne souffrant pas l’opposition des Turcs contre son gouvernement, il souffrait encore moins la rivalité et la concurrence des ambassadeurs européens. Il était le redresseur des torts dans un pays où l’habitude de faire tort aux sujets et à l’état est devenue le droit commun ; mais il voulait être l’unique redresseur, l’unique justicier. Toute justice qu’il ne rendait pas lui semblait une atteinte à son autorité. Avec l’ascendant qu’il avait d’abord au nom de son pays et qu’il eut ensuite en son propre nom, il faisait prendre des mesures de réforme, ce que les Turcs font aisément, se fiant toujours à l’inexécution ordinaire des décrets et des règlemens de la Porte-Ottomane ; mais lord Stratford faisait surveiller par les consuls anglais l’exécution des réformes qu’il avait fait décréter par les ministres turcs : de cette façon, la Porte se trouvait prise au piège qu’elle avait l’habitude de tendre lorsqu’elle décrétait tout ce qu’on voulait, résolue à ne rien exécuter. Cette fois elle était forcée d’exécuter. Les pachas trouvaient dans leurs provinces un consul anglais qui se faisait malgré eux leur coadjuteur, et qui était impitoyable à les aider dans l’exécution des réformes qu’ils ne voulaient pas. Lord Stratford avait investi les consuls anglais de ce droit de coopération par sa circulaire du 20 novembre 1854, qui était une sorte de prise de possession du pouvoir administratif en Turquie. « Le gouvernement turc, disait-il dans cette circulaire aux consuls anglais, vient de rendre une ordonnance contre les désordres et les actes de violence trop souvent commis par des fonctionnaires habitués au vol et au meurtre. Dans l’exécution de ce décret, les autorités musulmanes auront à vaincre les préjugés traditionnels de leur race et beaucoup d’intérêts opposés à l’accomplissement de leurs devoirs. <vus les aiderez de toute votre influence et de vos conseils… »

Il est curieux de noter dans le voyage de M. Senior les signes caractéristiques de ce pouvoir des consuls anglais en Orient. C’est là en même temps ce qui donne à l’enquête faite par sir Henri Bulwer une grande importance. Les témoins que nous entendons sont gens qui, d’un côté, ne veulent pas tromper, et que, d’un autre côté, on ne peut pas tromper, puisqu’ils ont pris part, au moins par leur surveillance, à l’administration des provinces turques.

« Lorsqu’un consul anglais, dit M. Senior, est un homme de talent et d’énergie, lorsqu’il sait, gouverner les masses et qu’il peut parler la langue du pays, les occasions de faire le bien, ou plutôt d’empêcher le mal, se présentent pour lui à tout instant. M. Wood, frère de notre docteur Wood, avait à Damas autant d’influence que le pacha. M. Calvert, aux Dardanelles, est un personnage plus important que le pacha ; toute la province a l’œil sur lui ; tous les mérités du pacha sont attribués, et très justement, à l’heureuse influence qu’il exerce[5]. » Ailleurs M. Senior cause avec M. Calvert lui-même, qui raconte quelques traits de la vieille rapacité turque. « De tels brigandages, dit M. Calvert, sont impossibles maintenant, au moins dans la juridiction d’un consul. — Mais comment, dit M. Senior, votre juridiction vous met-elle à même d’intervenir entre les Turcs et les rayas ? — En fait, je ne puis intervenir directement, répondit-il, mais je fais un rapport sur les énormités de cette espèce à lord Stratford. Il raconte l’histoire à la Porte, montre probablement ma dépêche, et la Porte, qui n’est jamais fâchée d’avoir une place à donner, envoie une destitution au fonctionnaire insolent[6] ».

On voit que ce qui faisait le pouvoir des consuls anglais contre les pachas, c’était l’ascendant de lord Stratford à Constantinople, et l’ascendant de lord Stratford à Constantinople tenait à la surveillance perpétuelle des consuls anglais sur les pachas. C’est de cette manière qu’il était devenu, non plus un simple ambassadeur d’Angleterre, mais une sorte de vice-roi ou de gouverneur-général en Turquie. « Lord Stratford, dit quelque part M. Senior, est une exception à toutes les règles. » Cela est vrai : jamais ambassadeur n’a ainsi gouverné le pays dans lequel il était accrédité, et son pouvoir a dû naturellement finir avec lui. Je ne serais pas étonné cependant que l’ambassade anglaise ait eu quelque envie de rendre héréditaire cette autorité dont lord Stratford avait tâché de s’investir. Je trouve même, dans une lettre de Constantinople du mois de novembre 1860, que l’enquête faite par sir Henri Bulwer avait pour but de préparer une série de résolutions que l’ambassadeur anglais proposait à ses collègues comme un programme de gouvernement pour la Porte. Lord Stratford voulait gouverner seul. Sir Henri Bulwer est plus courtois. Il admet ses collègues à gouverner ou à conseiller avec lui ; c’est le gouvernement parlementaire substitué au gouvernement personnel. Il n’est pas douteux cependant que cette charte que l’ambassadeur d’Angleterre proposait à la délibération de ses collègues marquait, jusqu’à un certain point, la prépondérance que l’ambassade anglaise espère conserver, et qu’elle entend sans doute exercer par ses consuls, déjà habitués à le faire.

Peut-être croira-t-on que je ne signale ce goût de gouvernement dans lord Stratford et dans l’ambassade anglaise que pour n’en plaindre, peut-être croira-t-on qu’il y a de notre part quelque jalousie française : je voudrais sur ce point dire toute ma pensée.

Nous savons combien l’intérêt anglais est dur, âpre, impitoyable, et si l’Orient devait être gouverné par l’intérêt anglais, nous prierions Dieu de lui, épargner ce lamentable avenir ; mais nous savons aussi, grâce à Dieu, qu’il y a en Angleterre autre chose que l’intérêt anglais : il y a la conscience anglaise, qui est noble et généreuse, qui est chrétienne et charitable, qui a le respect de la justice et de l’honneur. Si c’est la conscience anglaise qui doit prendre en main là conduite de l’Orient, si c’est elle qui doit se charger de faire cesser l’oppression des chrétiens, d’assurer à tant de pauvres familles la vie, l’honneur, la propriété, ah ! quand même il faudrait que l’Europe, pour assurer cette délivrance des chrétiens, renonçât à toute concurrence contre l’Angleterre et la laissât faire seule ces œuvres de charité et de justice qu’elle ne fait bien que lorsqu’elle les fait seule, ah ! nous n’hésiterions pas un instant. Certes nous aimons beaucoup la réputation et la gloire de la France en Orient, mais nous aimons beaucoup mieux le salut des chrétiens. La France n’a pas besoin d’avoir plus de gloire ; mais sa pitié, sa justice et son humanité ont besoin que nos frères d’Orient ne soient pas livrés tous les jours à la persécution ou à l’infamie. Que l’Angleterre les affranchisse de cette affreuse alternative, nous ne nous plaindrons pas que ce soit elle, et non pas nous, qui en ait le mérite. Si les Anglais croient que nous les accusons de trop vouloir gouverner en Orient, ils se trompent beaucoup. Nous ne leur reprochons pas de trop gouverner, nous leur reprochons de trop peu gouverner. Ils gouvernent peut-être assez pour leur ambition et pour leur intérêt ; ils ne gouvernent pas assez pour le salut des chrétiens. Pourquoi en effet se croient-ils obligés à se mettre sans cesse derrière les Turcs, à se laisser gêner par les vieilles habitudes de la rapacité et de la cruauté musulmanes, les diminuant plutôt que les détruisant, les ménageant même en les réprimant ? Pourquoi n’osent-ils pas plus contre la Turquie ou plutôt contre la barbarie ? Qu’ils soient les maîtres des oppresseurs, pourvu qu’ils soient les sauveurs des opprimés ! Veulent-ils Constantinople ? veulent-ils en faire une Malte ou un Gibraltar ? L’Europe pourra s’en alarmer, la Russie pourra s’en irriter ; mais si la Turquie d’Europe n’est plus sous l’oppression musulmane, si l’humanité respire là où elle souffre et où elle gémit depuis si longtemps, nous sommes gens à nous réjouir, nous sentant plus chrétiens que Français, quand nous ne sommes pas en France. Que pouvons-nous craindre d’ailleurs ? Nous savons bien que, même étant maîtres à Constantinople, les Anglais ne s’y feront pas aimer. Leur influence reste toujours en-deçà de leur domination.

Je ne cache pas qu’en écrivant je pense beaucoup à la Syrie, aux chrétiens qu’on y massacrait il y a huit mois, et qu’on y massacrera encore dans quelques mois, si nos soldats s’éloignent, et cependant c’est là ce que demandent à grands cris l’Angleterre et surtout les journaux du gouvernement anglais. On ne dit pas certes en Angleterre : Périssent les chrétiens d’Orient plutôt que de les voir sauvés et protégés par la France ! mais nous n’hésitons pas à dire en France : Soient sauvés les chrétiens par l’Angleterre ou par la Prusse, par la Russie ou par l’Autriche, mais qu’ils soient sauvés avant tout ! Je sais bien que si le sang chrétien coule encore à flots en Syrie aussitôt que le drapeau français aura cessé de repousser les meurtriers, je sais bien que la conscience de l’Angleterre, cette conscience que j’invoque avec une foi sincère et sympathique contre l’égoïsme de l’intérêt anglais, s’éveillera aussitôt et criera vengeance. Mais quoi ! faut-il laisser couler le sang pour le venger ensuite ? faut-il laisser commettre les crimes pour les punir ? Les soldats qui aujourd’hui encore empêchent le massacre n’ont pas, il est vrai, la cocarde anglaise ; mais ils ont celle de l’humanité et de la justice ; ils parlent français ! ., eh non ! ., ils parlent la langue qui dit de ne pas tuer, de ne pas brûler, de ne pas ravir ! Cette langue, quels qu’en soient les sons et l’accent, est la vôtre comme la nôtre. Voulez-vous qu’il n’y ait que des guérites anglaises aux approches de la vallée de l’Euphrate ou aux approches de la vallée du Nil, afin de posséder et de fermer partout les routes de l’Inde : mettez partout vos guérites anglaises, pourvu que partout aussi elles s’offrent comme des lieux de refuge pour l’humanité. La convention européenne qui a décidé l’occupation française en Syrie a dit que les autres puissances de l’Europe pourraient aussi y envoyer des troupes pour partager notre œuvre de pitié et de justice ou pour nous y remplacer. Mettez-y qui vous voudrez, des Anglais ou des Russes, des Prussiens ou des Autrichiens, s’il vous déplaît que ce soit toujours la France qui soit appelée au secours des persécutés ; mais mettez-y des sauveurs et des justiciers, ne rendez pas les victimes aux bourreaux ! . Vous n’avez pas hésité à nous prendre en Chine pour compagnons de périls et de gloire ; pourquoi hésiterions-nous à vous voir en Syrie faire après nous, ou à côté de nous, l’œuvre de justice et de délivrance que nous avons commencée ? il y a dans ce malheureux pays, il y a à l’horizon un nuage de sang qui, s’il tombe, accablera l’Europe de remords et de honte. Il faut l’écarter à tout prix, et surtout au prix de nos jalousies et de nos rivalités nationales. Songez en effet quel cri ce serait dans l’histoire : trente mille chrétiens en Syrie avaient été massacrés en 1860 et trente mille encore sont massacrés en 1861, parce que l’Angleterre ne veut pas qu’ils soient sauvés par les Français, à qui cela donnerait trop d’influence en Orient !

J’ai indiqué le pouvoir de lord Stratford et des consuls anglais en Orient. Ce pouvoir tenait à des circonstances que la guerre d’Orient vint troubler. Avant la guerre d’Orient, l’Europe, à peine remise des agitations de 1848, n’avait ni le temps ni la pensée de beaucoup s’occuper de l’Orient. Deux puissances s’y partageaient ou s’y disputaient l’influence. Lord Stratford l’emporta, et, voyant bien que le mal de la Turquie était que personne n’y gouvernait, il prit le parti de faire ce que personne ne faisait, et il le fit sans aucune concurrence et sans aucune jalousie de la part des puissances européennes, excepté de la Russie, qui, ayant un autre but que lui, était son adversaire et non pas sa rivale. La guerre d’Orient dérangea cet état de choses ; elle montra à Constantinople d’autres forces et d’autres influences que celles de l’Angleterre. Lord Stratford ne gouverna plus seul ; mais les consuls anglais ont conservé une grande et légitime influence dans les provinces turques. Ils ont continué à surveiller et à contrôler l’administration des pachas. C’est là ce qui donne à l’enquête qu’ils ont faite par ordre de sir Henri Bulwer une importance considérable, parce qu’elle vient d’hommes qui, loin d’être défavorables au gouvernement turc, cherchent de bonne foi à le régénérer. Revenons donc à la dépêche de M. Abbott : nous avons vu comment, dans la partie générale de sa dépêche, M. Abbott proclame que l’état du pachalik de Monastir est bien meilleur qu’il n’était il y a dix ou quinze ans, et cependant cet état meilleur est encore plein de concussions, de violences et d’injustices exercées par les gouvernans sur les gouvernés. Voyons maintenant, dans la seconde partie de la dépêche de M. Abbott, quelques-unes des réponses détaillées qu’il fait aux principales questions de l’ambassadeur anglais.


II

Nous avons vu que sir Henri Bulwer, dans ses questions, demandait si la population chrétienne n’aimerait pas mieux entrer au service militaire que de payer une taxe d’exemption. M. Abbott répond : « Les chrétiens aimeraient bien mieux entrer dans l’armée que de payer la taxe d’exemption, supposé qu’ils formassent des régimens séparés et qu’ils eussent la même perspective d’avancement que les musulmans. » Le service militaire sans l’égalité d’avancement, c’est la servitude, et je comprends aisément que les chrétiens ne veuillent pas l’un sans l’autre ; le traité de Paris et le hatt-humayoun avaient promis l’un et l’autre aux chrétiens d’Orient. Le droit d’être soldats comme les musulmans et d’avancer comme les musulmans, voilà pour les chrétiens d’Orient la véritable égalité. Ils ne seront dans l’état les égaux des musulmans que s’ils sont soldats comme eux, et s’ils peuvent, comme eux, être officiers. Le vers de Lucain, que M. de Lafayette avait donné pour devise à la garde nationale de 1789 :

Ignorantne datos, ne quisquam serviat, enses ?


est surtout vrai en Orient. Là, sans la force, point de liberté, point d’égalité possible. Je donnerais de grand cœur toutes les prérogatives prétendues que le hatt-humayoun a accordées aux chrétiens d’Orient pour le maintien du droit d’être soldats et officiers. Il n’y a que cette prérogative-là qui soit efficace ; avec elle, les chrétiens obtiendront toutes les autres. Aussi la Porte-Ottomane s’est empressée de refuser aux chrétiens ce droit qu’elle avait solennellement proclamé devant l’Europe. C’est la première et la plus grave violation du traité de Paris.

Mais, dira-t-on, pourquoi, selon le consul anglais de Monastir, les chrétiens veulent-ils former des régimens séparés ? pourquoi ne pas admettre le mélange des races et des religions dans le même régiment ? C’est là ce qui fait la véritable égalité. — Oui, c’est là ce qui achève l’égalité, mais ce n’est pas là ce qui la crée. Les chrétiens savent bien que, s’ils sont confondus avec les Turcs dans le même régiment, les Turcs y seront toujours officiers et commandans. Les jeunes chrétiens seront forcés à l’apostasie, et le recrutement sera une pépinière de renégats. Voilà pourquoi ils demandent à faire des régimens séparés. Ils savent que l’orgueil musulman ne se soumettra jamais à l’humiliation d’être commandé par un giaour, et je trouve à ce sujet une conversation curieuse dans l’ouvrage du capitaine Nicolaïdy entre un musulman prétendu civilisé et un voyageur européen. L’entretien a lieu à Monastir même. Le Turc veut faire l’homme éclairé et poli, l’homme qui a vécu quelque temps à Paris : il est pour les réformes, il les croit difficiles à exécuter, mais « il pense qu’avec le temps les musulmans comprendront que les rayas ne sont plus leur chose ; ils respecteront leur existence… — Monsieur, répond le voyageur européen, on ne vous demande pas seulement de respecter l’existence de vingt millions de chrétiens, on exige que vous soyez avec eux sur un pied d’égalité. Mêmes lois, mêmes droits civils et militaires, partage égal des charges et des fonctions publiques, voilà comment l’Europe veut qu’on applique les tanzimats et les chartes. Le pacha de Bitolia (Monastir) s’appelle aujourd’hui Méhémet ; que demain ce puisse être Paul ou Kirchor (nom arménien), ou Sapetaï (nom juif) ; que votre fils Moustapha, s’il tombe à la conscription, fasse son apprentissage militaire sous un caporal du nom de Jean ; s’il fait partie de l’administration, que son chef de bureau puisse s’appeler Périclès ou Michel : les rayas que vous voyez là-bas sortir de l’école pourront devenir des officiers, être les supérieurs des fils du séraskier-pacha ; ils les réprimanderont, les corrigeront et les puniront avec tous les jurons d’usage en pareille circonstance, et, si vous continuez à battre vos soldats, le capitaine Basile rossera d’importance ses inférieurs, les Ali et les Sélim, fussent-ils les fils du grand-vizir. — Que Dieu me damne, répond le Turc, si jamais un giaour ose porter la main sur un musulman sans payer chèrement son audace[7] ! »

Faites donc des régimens mixtes avec des Turcs qui, même simples soldats, se croient sacrés et inviolables contre la discipline ! Faites de l’égalité, faites une société et un état moderne ! Et pourtant, si la Turquie ne peut pas devenir un état moderne, elle n’a plus qu’à périr. « Quand il y a des actes d’oppression contre les chrétiens, demande sir Henri Bulwer[8], faut-il attribuer ces actes d’oppression au gouvernement turc ou au fanatisme des populations ? — Il faut, répond sans hésiter le consul, les attribuer au gouvernement et à l’administration, qui est détestable. » Que dites-vous de cet aveu ? Voilà un partisan de la Turquie qui ne craint pas d’attribuer nettement aux vices de l’administration turque la misère et l’oppression des rayas. On a souvent dit que les maux de l’Orient venaient du fanatisme des populations. Il y aurait déjà un reproche à faire à l’administration turque, si elle n’avait ni le pouvoir ni la volonté de contenir et de réprimer les excès du fanatisme musulman ; mais, selon le témoignage du consul anglais de Monastir, ce n’est point au fanatisme musulman qu’il faut s’en prendre de l’oppression des chrétiens, dans la Turquie d’Europe au moins, c’est aux fonctionnaires et aux administrateurs turcs. Et comme il n’est guère vraisemblable que les administrateurs turcs soient possédés par le fanatisme, comme à écouter tous les témoignages de l’enquête anglaise, ils sont plus disposés à faire fortune en ce monde en dépouillant les chrétiens qu’à faire leur salut dans l’autre monde en persécutant pieusement les infidèles, il s’ensuit que l’empire ottoman ne périt pas par le fanatisme des musulmans, mais par la rapacité et la corruption des administrateurs turcs. Le fanatisme ébranle et détruit quelquefois les empires ; il ne les fait pas mourir de consomption. Les vices ont souvent pour les sociétés quelque chose de plus funeste et de plus mortel que les. crimes, La société française a survécu1 aux horreurs de la Saint-Barthélémy et de 93. Aucune société ne pourrait survivre au ramollissement progressif de la moralité. C’est là une maladie mortelle, et qui rend incurable l’agonie de l’empire ottoman.

« Parmi les vexations dont la population chrétienne a lieu de se plaindre, y en a-t-il, dit sir Henri Bulwer, qu’on puisse attribuer aux autorités chrétiennes elles-mêmes[9] ? » La question de sir Henri Bulwer est importante : nous verrons tout à l’heure pourquoi. Le consul de Monastir n’y répond pas complètement : « Il faut, dit-il, attribuer souvent les vexations que supportent les chrétiens à la conduite des autorités chrétiennes. Les membres chrétiens des medjlis n’ayant aucun pouvoir réel et ne pouvant jamais avoir un autre avis que celui de leurs collègues musulmans, ils ne sont pas en état de protéger leurs coreligionnaires contre l’injustice. » A prendre cette réponse, les autorités chrétiennes dans la Turquie d’Europe ne pécheraient que par faiblesse. Ce n’est pas là, si je ne me trompe, ce que sir, Henri Bulwer demandait à ses consuls. Il voulait savoir si les autorités chrétiennes, et particulièrement les autorités ecclésiastiques, n’étaient, pas souvent aussi oppressives et aussi vexatoires envers les chrétiens que les autorités, turques elles-mêmes. Cette question a son à-propos, et la séparation qui vient de se faire entre l’église grecque et les Bulgares, montre que les chrétiens d’Orient peuvent avoir contre les chefs de l’église grecque des griefs aussi graves que ceux qu’ils ont contre l’administration turque. Le consul anglais de Salonique, M. Calvert, comprenant mieux que son collègue de Monastir la question de sir Henri Bulwer, répond que « les autorités chrétiennes (et il entend par ce mot les chefs spirituels et les primats de l’église grecque) sont plus rapaces et plus tyranniques dans leur petite sphère que les fonctionnaires turcs dans une sphère plus étendue. Les évêques et les métropolitains se rendent coupables d’actes d’oppression et de cupidité envers leurs fidèles qui, s’ils étaient commis par les Turcs, ne manqueraient pas de faire pousser des cris d’indignation par tous les partisans des chrétiens. Il y a seulement quelques jours, l’évêque de Vodena, ayant besoin d’argent, envoya dans un hameau de quarante familles de son diocèse lever une taxe de 1,000 piastres (200 francs). Ajoutez que les taxes régulières sont levées à l’aide des mesures les plus rigoureuses, afin de faire payer aux fidèles plus qu’il n’est dû, et les percepteurs s’approprient le surplus[10]. » le consul anglais de Smyrne ne rend pas un meilleur témoignage de la conduite des autorités ecclésiastiques dans son ressort. « Généralement parlant, dit-il, les populations chrétiennes ont bien plus de motifs de se plaindre des vexations qui viennent de leur propre clergé et de leurs primats que des Turcs. Les chrétiens ne sont pas aussi nombreux dans l’Asie-Mineure qu’en Roumélie. C’est là que le mal est plus général et pèse plus lourdement sur les chrétiens[11]. » Mêmes sentimens dans le consul d’Albanie : « C’est un grand sujet de mécontentement parmi les chrétiens que les exactions et la tyrannie subalternes de leurs évêques et de leurs prêtres, qui exercent sur eux une autorité illimitée reconnue par la Porte. Ici tout aussi bien que partout ailleurs en Turquie, toute sorte d’injustices, de malversations et de concussions sont hautement imputées par les chrétiens à leur clergé. Les prêtres des rangs inférieurs, qui sont misérablement pauvres, sont obligés pour vivre de travailler des mains, de bêcher et de labourer comme les autres paysans. Ils sont grossièrement ignorons. Les ecclésiastiques des rangs supérieurs jouissent au contraire d’immenses richesses, et se livrent à toute sorte d’intrigués pour augmenter leur fortune ou leur pouvoir. L’enquête que doit faire le grand-vizir dans sa visite contiendra sans doute de nombreuses plaintes contre les évêques et les prêtres grecs, qui s’occupent en ce moment de prendre tous les moyens possibles pour apaiser leurs ouailles irritées et pour éviter les dangers que les réclamations pourraient leur causer[12]. »

Le grand-vizir, dont le consul anglais attendait l’enquête dès le mois de juillet dernier, a fait sa visite, et n’a pas manqué de recevoir les plaintes des chrétiens contre leurs évêques ; il en parle dans son rapport du 6 novembre 1860 adressé au sultan. « Parmi les abus que j’ai constatés, je crois de mon devoir d’en signaler un qui demande aussi une répression prompte et efficace : je veux parler de la conduite peu édifiante de quelques membres du haut clergé grec en Roumélie. Tout en rendant justice à la respectabilité de la plupart des membres qui composent ce corps, je ne puis m’empêcher d’avancer qu’il y en à qui, méconnaissant la nature de leur mission religieuse, se livrent à des abus indignés en tout point du caractère dont ils sont revêtus[13]. » le témoignage du grand-vizir confirme, comme on le voit, l’opinion des consuls anglais. Je suis, il est vrai, disposé à croire que le grand-vizir n’a pas été fâché de pouvoir dire à l’Europe que les vexations exercées par les évêques grecs étaient une des causes principales de l’oppression des chrétiens dans la Turquie d’Europe. C’est même le seul fait détaillé d’oppression qu’il signale expressément ; les autres faits sont enveloppés et excusés dans des phrases générales. Quel que soit pourtant le penchant naturel du grand-vizir à accuser les chrétiens, les abus reprochés aux membres du haut clergé grec sont évidens, et tous les témoignages s’accordent contre eux.

Des renseignemens particuliers qui me sont adressés de Constantinople par un homme de beaucoup d’esprit, très bon observateur, et qui, par sa position, est à même de tout savoir, me confirment dans la triste opinion que je dois me faire des torts du haut clergé byzantin dans la Turquie d’Europe. Ces renseignemens en même temps me font comprendre comment ces membres du haut clergé byzantin, chrétiens de nom, Turcs de cœur, sont les partisans les plus dévoués de la cause ottomane, parce qu’ils en sont les complices. Citons d’abord quelques faits ; nous verrons ensuite quelles conséquences il en faut tirer.

Il y a dans le clergé grec une grande différence entre le haut et le bas clergé. Le haut clergé, voué au célibat, sort des couvens ; le bas clergé, qui se marie, vit au milieu de ses ouailles, aussi misérable que son troupeau et aussi ignorant ; mais, comme il vit avec lui, il ne l’opprime pas et ne le dépouille pas. Il partage sa misère et ne la fait pas. Il y avait dans notre ancienne monarchie une grande différence aussi entre le haut et le bas clergé ; mais tout le monde dans le clergé, soit en haut, soit en bas, vivait sous la loi des mêmes obligations. Il y avait de l’inégalité dans le clergé, parce qu’il y en avait partout dans la société ; il n’y avait pas une loi différente pour les grands et pour les petits : les grands n’étaient pas assujettis à un célibat dont les petits étaient dispensés, les grands ne se dédommageaient point par les joies du pouvoir et de la richesse des joies de la famille, que la loi leur interdisait ; les petits n’étaient pas exclus légalement des honneurs et de la puissance, parce que la’ loi leur avait fait un bonheur subalterne et leur avait imposé l’abaissement dans le mariage. L’église grecque au contraire est partagée entre deux lois et deux disciplines différentes. Les papas ou prêtres inférieurs ne deviennent pas évêques ni patriarches. Les deux ordres ne se touchent pas : grande différence avec notre clergé catholique, en France particulièrement, où, grâce à l’esprit d’égalité de nos lois et de nos mœurs, les curés deviennent évêques, archevêques, cardinaux. Il y a dans l’église grecque une aristocratie et une démocratie cléricales. La démocratie cléricale sort du peuple, vit avec le peuple et partage ses malheurs, ses sentimens, ses espérances ; l’aristocratie vit au-dessus du peuple, l’opprime, le dépouille, et ne s’associe ni à ses sentimens ni à ses souhaits. Elle est nationale par la langue, elle est anti-nationale par les sentimens et par les intérêts. « Ne vous y trompez pas, m’écrit-on de la Turquie, le haut clergé grec est anti-grec. Vous avez souvent loué l’église grecque, et vous l’avez glorifiée d’avoir conservé la nationalité grecque : tout cela a pu être, mais tout cela n’est plus. Le haut clergé grec est dévoué à la Turquie, ou pour mieux dire au régime turc, parce que ce régime favorise ses exactions. Le haut clergé grec pourra être entraîné par un mouvement chrétien ; jamais, tant qu’il sera libre, il ne s’en fera le chef ni l’auxiliaire. Les évêques grecs entendent trop bien leur intérêt et sont trop insensibles à tout ce qui n’est pas leur intérêt pour désirer un nouvel état de choses. — Depuis que le gouvernement grec salarie son clergé, depuis que les populations de la Grèce libre ne lui paient plus ces impôts qui écrasent encore les rayas, les évêques de l’empire ottoman ont séparé leur cause de celle de l’hellénisme, et se sont rangés désormais du côté du régime qui leur met entre les mains, avec un pouvoir administratif sans contrôle, le moyen d’en abuser sans limite. Je n’hésite pas à considérer le clergé grec, dans son organisation actuelle, comme un des plus sérieux obstacles que puisse rencontrer la régénération politique et morale des populations chrétiennes de l’empire ottoman. Le mal est arrivé à un tel point qu’il serait superflu d’y chercher un remède. Une violente commotion, un bouleversement complet de ce qui existe aujourd’hui peuvent seuls le déraciner. »

Je ne veux point encore tirer la conclusion des réflexions ou des renseignemens qu’on vient de lire ; j’y reviendrai tout à l’heure. Je dois d’abord donner quelques détails sur les vexations intolérables du haut clergé byzantin envers ses ouailles.

Les principales dignités s’achètent dans l’église grecque, comme les fonctions civiles dans l’administration ottomane… En principe, l’évêque ne doit rien percevoir pour l’ordination d’un prêtre ; en fait, il exige de lui un droit qui varie de 2,000 à 5,000 piastres (de 400 à 1,000 fr.). Le prêtre revêtu du sacerdoce à ce prix paie chaque année à l’évêque une redevance de 500 à 1,200 piastres. Les papas des campagnes, outre cette taxe, acquittent une taxe particulière appelée φλότιμν, dont le chiffre dépend de la générosité plus ou moins spontanée des contribuables. — Outre ces impôts, qui frappent spécialement les papas et qui retombent en fin de compte sur leurs paroissiens, chaque famille donne à l’évêque, sous le nom de secours, une somme annuelle, facultative en principe comme toute aumône, exigée en fait et qui s’élève dans certains diocèses à une vingtaine de piastres. — Si considérables que soient ces taxes fixes, elles sont dépassées de beaucoup par le casuel ; c’est là que se donné carrière l’avidité épiscopale. Lorsque l’évêque consacre une nouvelle église, il exige un droit pour la pose de la sainte table. Cette redevance, en raison de son chiffre énorme, met peut-être plus d’obstacles que le fanatisme musulman à l’érection de nouvelles basiliques. « Je n’en citerai qu’un exemple pris dans l’éparchie d’Andrinople : l’évêque d’Ortakeui exige du village d’Eubrulu 5,000 piastres (1,000 fr.) pour poser la sainte table ; le village en offre 2,000. On n’a pas pu s’entendre, et l’église attend encore sa consécration. » — Les mariages sont pour les prélats grecs une source intarissable de honteux profits. Dépositaire des actes de l’état civil, le clergé suppose des parentés entre les contractans, invente des cas prohibitifs qui se lèvent à prix d’argent. « Le droit que l’église perçoit régulièrement pour un mariage est de 12 piastres ; cette taxé s’élève jusqu’à 5,000, selon la fortune ou l’ardeur des futurs conjoints. Je pourrais citer tel fermier d’Ortakeui à qui l’évêque a demandé 8,000 piastres pour bénir son mariage. » L’union contractée, l’évêque trouve un motif pour la rompre ; il faut payer pour la faire confirmer. Veut-on se séparer, le divorce est impossible ; il faut payer pour l’obtenir. La mort ne rapporte pas moins que le mariage ; « sous le nom de ψυΧομρερίδιον, c’est-à-dire la portion de l’âme, l’évêque perçoit sur le raya décédé un droit de 100 à 2,000 piastres. » Le cadavre ne sort pas de la maison avant de l’avoir payé, quitte à pourrir sur la natte funèbre jusqu’à ce que la malheureuse famille ait vendu ses hardes, ses outils de travail, pour acheter le droit de le mettre en terre.

Une fois en terre, le raya, croyez-vous, n’a plus rien à payer à son évêque ; c’est une erreur. Les prières payées pour le mort n’assurent le repos de son âme que pour trois ans. « Avant que la troisième année soit révolue, la famille doit faire procéder à une odieuse cérémonie, l’άναχομιδή τών λέψανών ; on ouvre la tombe, qui jusque-là n’a pas été couverte d’une pierre, on recueille les ossemens, on les lave avec du vin, on coiffe le crâne d’un fez ou d’un fichu de femme, on récite de nouvelles prières, on perçoit une dernière et lourde taxe de 500 à 3,000 piastres. » Alors seulement le cadavre n’est plus un contribuable et n’a plus affaire qu’à la terre qui achève de le consumer. « Il y a telle paysanne des environs d’Andrinople qui a dû se mettre au service et payer d’une pu deux années de ses gages ces derniers honneurs rendus ou infligés aux restes de son père. »

L’ensemble des taxes prélevées par le clergé grec dépassé le chiffre des impôts réguliers que perçoit l’administration ottomane. Il faut ajouter à ces extorsions ecclésiastiques celles que les évêques commettent uniquement en vertu du droit du plus fort, comme les fonctionnaires et les beys musulmans. — Après de pareils faits, on comprend les reproches adressés au haut clergé grec dans une brochure bulgare récemment publiée à Constantinople, et dont je citerai quelques passages : « Notre sainte religion, dit cette brochure, est foulée aux pieds par le patriarche phanariote et tous ses adhérens, évêques phanariotes. Non-seulement notre population ne rencontre en eux aucune sollicitude pastorale pour ses besoins spirituels, mais elle endure toutes les oppressions possibles… Ils ont transformé là mission épiscopale en spahilich et en fief. Considérant les évêchés comme des fiefs, le patriarche et le synode ont soin d’élire pour évêques ceux qui leur donnent le plus d’argent. Ceux-ci, ayant payé cher leur dignité, se remboursent sur leurs prêtres, et les prêtres sur leurs paroissiens… Pour de l’argent, ils donnent le sacerdoce aux indignes ; pour de l’argent, ils annulent les mariages légitimes et confirment les illégitimes ; pour de l’argent, ils condamnent et punissent les prêtres innocens et absolvent les coupables… Acheteurs et vendeurs des choses sacrées, ils n’ont aucun soin de leurs brebis spirituelles et les tondent jusqu’à la peau… Ils sont ignorans et grossiers ; ils s’adonnent aux plus scandaleux déréglemens. Un évêque grec n’est jamais puni par le patriarcat malgré toutes les plaintes fondées que son troupeau peut porter contre lui ; tout au plus le remplace-t-on par un autre semblable à lui, et on l’envoie dans un autre diocèse, souvent plus grand et plus avantageux. Si deux diocèses se plaignent à la fois de leurs évêques et que le patriarche sente qu’il ne peut plus les maintenir, il se contente de les remplacer l’un par l’autre, sans leur infliger la moindre punition. »

C’est avec une sincère douleur que je recueille tous ces faits désolans dans les renseignemens qui me sont adressés, et auxquels je suis bien forcé d’ajouter foi quand ils sont confirmés par l’enquête du grand-vizir et par le témoignage des consuls anglais. Ceux qui croient comme moi que l’avenir de l’Orient est dans les populations chrétiennes ne doivent pas hésiter à signaler hautement les maux de ces populations, quand même ces maux seraient dans leur sein. Nous censurons vivement l’administration turque, nous montrons la corruption morale qui la détruit ; pourquoi ne pas signaler les chefs de l’église byzantine qui se font turcs par leur rapacité et leur dureté ? Ce ne sont pas les Grecs que nous attaquons, mais des Grecs devenus turcs ; les Grecs ici encore sont les opprimés. Ne croyez pas d’ailleurs que tout le clergé grec de la Turquie d’Europe soit coupable. Le haut clergé byzantin a failli ; le bas clergé ignorant et malheureux souffre comme le peuple, pense comme le peuple, a foi comme le peuple en sa religion et en sa nationalité. Vienne un bouleversement de l’état de choses actuel, c’est-à-dire une catastrophe intérieure qui renverse la Turquie : ce clergé inférieur s’unira sans hésiter aux populations chrétiennes, quand elles revendiqueront leur indépendance. Moins généreuse, moins honnête que l’ancienne aristocratie ecclésiastique de la Grèce qui s’est associée, il y a quarante ans, à la guerre de l’indépendance et qui lui a fourni des défenseurs et des martyrs, l’aristocratie de l’église byzantine a préféré la cause du croissant, qui fait sa fortune et sa honte, à la cause de la croix, qui ferait son salut et sa gloire ; tant pis pour elle ! elle n’aura point place dans la révolution chrétienne de l’Orient. Il y a dans la Grèce libre un clergé vraiment national, vraiment patriotique, tout prêt pour remplacer le clergé byzantin.

Si le clergé byzantin n’est point remplacé par le clergé hellénique dans quelque grande révolution politique, il peut l’être, du vivant même de l’empire ottoman, par le clergé grec-uni. La scission que viennent de faire les Bulgares est un exemple instructif. Poussés à bout par les vexations ou les corruptions du clergé byzantin, les Bulgares se sont réunis à l’église romaine, sans abjurer leurs rites, leurs coutumes et leur discipline particulières. L’église romaine en effet n’a jamais songé à imposer aux églises d’Orient sa liturgie et sa discipline ; elle demande l’union dans le dogme et dans l’obédience pontificale, elle ne va pas au-delà. Lisez l’encyclique que le pape Pie IX, à son avènement, adressait aux églises d’Orient. Les églises orientales peuvent se réunir à l’église romaine sans abdiquer la nationalité de leur liturgie et de leur discipline. Le rite grec-uni peut donc s’étendre et se consolider en Orient ; le clergé grec-uni peut donc rendre aux populations chrétiennes de l’Orient cette religion charitable et compatissante qui vient en aide aux souffrances du peuple, et qui est nommée dans ses bénédictions et dans ses espérances, au lieu de l’être dans ses malédictions et dans ses colères. Il y a dans l’homme une heureuse et noble inaptitude à supporter le mal dans les corps et dans les hommes dont il a droit d’attendre le bien. C’est cette noble inaptitude qui éloigne en ce moment les populations chrétiennes de l’Orient du clergé byzantin, et les pousse vers le clergé hellénique ou vers le clergé grec-uni. Loin de nous affliger ou de nous inquiéter de ce mouvement, nous y voyons un des signes les plus certains et les plus consolans de l’infaillible régénération de l’Orient chrétien. Les populations veulent avoir un clergé honnête et pur, qu’elles puissent aimer et respecter, parce qu’elles veulent avoir un avenir national, parce qu’elles sentent qu’elles en sont capables, parce qu’elles sentent en même temps qu’il n’y a d’avenir que pour les sociétés qui ont une église dont elles puissent s’honorer. Une société sans église, libre ou constituée, est une société à qui manque une des facultés de l’âme humaine, et par conséquent une force sociale. Les populations chrétiennes de l’Orient, en se donnant un clergé qui soit le leur, et non pas celui du sultan, font un pas important vers la patrie indépendante qu’elles veulent avoir.

Je sais bien que le clergé byzantin ne manquera pas de dire que les plaintes qu’on fait de sa conduite sont fausses ou exagérées, qu’elles sont l’effet des manœuvres des religieux latins, qu’il y a là une intrigue de la cour de Rome contre le patriarcat de Constantinople. Le clergé byzantin a un moyen bien simple de répondre à toutes ces plaintes et de triompher des prétendues intrigues de la cour de Rome : qu’il se corrige, qu’il s’épure, qu’il revienne à la simplicité et à la ferveur de l’église byzantine persécutée par les musulmans ; qu’il cesse d’être turc d’intérêt ; qu’il n’associe plus sa cause à celle de l’administration ottomane. La faculté de se corriger, de se régénérer, de revivre, est une faculté essentiellement grecque. Si le clergé byzantin se régénère, il prouvera par là qu’il n’est pas Turc, et qu’il peut trouver sa place dans l’Orient de l’avenir. Ce qui perd la Turquie, ce qui fait que ses plus ardens partisans, les consuls anglais par exemple, interrogés par sir Henri Bulwer, finissent par en désespérer, c’est que depuis plus de vingt ans elle travaille à se corriger, à se régénérer, à revivre, et qu’elle n’y peut pas réussir. En vain l’Europe encourage la résurrection de la Turquie, et même de temps en temps fait mine d’y croire : sa résurrection paraît chaque jour plus impossible. Les vices de la Turquie sont plus forts que l’envie qu’elle a de se guérir, et que l’Europe a de la voir guérie. Si les vices que le clergé byzantin a dans son sein sont plus forts que le besoin qu’il a de se guérir, si la vitalité grecque ne l’emporte pas chez lui sur la mortalité turque, s’il ne se corrige point, s’il ne se convertit pas à la discipline chrétienne et au patriotisme grec, alors, c’en est fait, le clergé byzantin est turc, et mourra avec les Turcs. Il n’aura pas pu, mieux que les Turcs, supporter la grande épreuve régénératrice que traverse la Turquie, qui reste plus faible à chaque phase de l’épreuve.

Nous n’avons fait que donner une idée de l’intérêt que présente l’enquête des consuls anglais. Nous continuerons l’analyse de ce document confidentiel, le plus curieux que nous ayons lu sur l’état de l’Orient et sur son avenir.


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. Dépêche n° 2, — 9 juillet 1860.
  2. « Which have not the slightest particle of justice. »
  3. Je lis dans l’Opinion nationale du samedi 19 janvier et dans une correspondance datée de Belgrade et contre-signée par M. Alexandre Bonneau, un des hommes qui connaissent le mieux l’état de l’Orient, le fait suivant, à l’appui de la dépêche de M. Abbott : « Nicolas Ilitch, chrétien investi de l’estime générale, était membre du medjlis de Nich. Lors de la condamnation des quinze chrétiens dont je vous ai parlé, il se hasarda bien timidement à faire observer qu’ils n’avaient rien fait pour mériter la peine de mort. Il fut dès lors en butte à toute sorte de persécutions ; sa vie même était sérieusement menacée, et bientôt il s’enfuit dans les montagnes, abandonnant sa famille et ses biens, qui sont assez considérables. Qu’on vienne donc ensuite nous parler de la sincérité des réformes ! »
  4. La Turquie contemporaine, p. 107.
  5. La Turquie contemporaine, page 198.
  6. Ibid., page 148.
  7. Les Turcs et la Turquie contemporaine, tome II, page 163-164.
  8. Question douzième.
  9. Quatorzième question.
  10. Dépêche du consul de Salonique du 20 juillet 1860.
  11. Dépêche de M. Blount, consul d’Angleterre à Smyrne, 28 juillet 860.
  12. Dépêche de M. Cathcart, consul de Prevesa, 20 juillet 1860.
  13. Rapport du grand-vizir, 6 novembre 1860. Voyez les Archives diplomatiques, n° Ier, page 158.