Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Troisième Ciel/Chapitre XI

CHAPITRE XI.

Je ne m’étendrai point sur les lois des Idaliens, qui diffèrent de fort peu de chose de celles des habitans de la lune : leurs mœurs & leurs coutumes me parurent aussi à peu-près les mêmes ; ils regardent comme des nécessités de la vie les choses les plus superflues. Il se fait dans ce monde un débit considérable d’une prodigieuse quantité de charmantes inutilités de toutes espèces : on m’assura que chacune étoit douée d’une vertu magnétique qui attire l’or, ainsi que l’aiman attire le fer. Les marchands chargés de ces précieuses raretés, ont toujours leurs maisons remplies des plus grands seigneurs & des dames les plus qualifiées, qui sans doute y sont poussés par la force attractive de ces merveilleuses raretés, qui doit nécessairement les arracher de la sérieuse occupation de leur toilette ; c’est là où on les voit changer leur or contre des pantins, des magots, des portraits de nouvelle forme, de toutes sortes d’animaux, & mille autres bijoux semblables, dont ils se dégoûtent quinze jours après.

Il est certain que la volupté leur fait inventer tous les jours de nouvelles modes, dont ils ne peuvent plus se passer, quoiqu’ils ne les connussent pas deux mois avant. Ces modes, nées du caprice & de l’inconstance, ont vraisemblablement pris naissance chez eux, & c’est aussi dans ce monde où elles font leur séjour ordinaire : coëffures, habits, couleurs, desseins, façons galantes, frisures à la grecque, en chou ou en artichaut, plaisirs de modes, nouvelles allures, jeux, talens, ragoûts, & même jusqu’au langage qu’on voit régner & tomber tour à tour au gré du caprice ; c’est la mode qui change tout ; c’est elle qui force un bel-esprit, un philosophe, un bon poëte, un grand auteur à céder à des petits génies, qu’il lui plaît de mettre en crédit ; c’est elle qui fait qu’on oublie ses anciens amis, pour ne s’occuper que de ses nouvelles connaissances ; enfin elle étend sa puissance jusqu’au culte qu’on doit rendre aux dieux, & l’on change d’usage à cet égard comme dans les choses les plus indifférentes.

Ces variations de goûts, jointes au luxe qui règne dans ce monde, y sont décorées du litre de bon goût, de perfection des arts & de délicatesse de la nation, qui doit nécessairement répandre une aménité & une suavité qui rend tous les citoyens parfaitement heureux : leur amour-propre leur fait sans doute regarder ces vices, qui en attirent une infinité d’autres, comme des vertus, malgré la contagion qu’ils répandent jusqu’au dernier du peuple ; & l’on peut dire que ce luxe poussé à l’excès, tend à la ruine de tous les citoyens, qui, par un abus inconcevable, se croyent dans l’obligation de se copier les uns & les autres. Cet exemple que les dames de la cour autorisent, en imitant la magnificence de la reine, fait que les femmes de ceux qui sont élevés en dignité, s’efforcent de copier les dames de la cour ; les personnes d’un état médiocre veulent imiter Les grands, aucun ne se rend justice ; les petits se flattent de passer pour médiocres ; tout le monde veut briller ; on sort de sa sphère, & l’on court à sa ruine ; les uns par faste & par vanité, ou pour se prévaloir de leurs richesses ; les autres par mauvaise honte, afin de cacher leur misère ; mais ceux qui sont assez sages pour condamner un si grand désordre, ne le sont pas assez pour oser se réformer les premiers, ni pour donner des exemples contraires. Comme ce n’est qu’au faste & à la parure qu’on rend hommage, ils craindroient sans doute de se voir trop humiliés, s’ils se présentoient dans les compagnies d’un air simple & modeste ; c’est pourquoi ils sont forcés de se laisser entraîner par le torrent des préjugés. Chez eux les conditions se confondent ; la passion qu’ils ont pour le clinquant & pour les vaines dépenses corrompt les ames les plus pures ; on ne cherche qu’à briller ; on emprunte ; on trompe, & on use de mille artifices indignes pour y parvenir.

Rien ne rebute les Idaliens ; ils savent tout unir ; les biens & les maux leur sont propres ; on pourroit dire avec raison, que c’est chez eux que l’orgueil voulant se perpétuer s’unit un jour à l’ignorance, & que de cette union naquirent les préjugés, la fatuité, l’amour-propre, la présomption, la fausse gloire, & cet ardent desir qu’ils ont de plaire, tous enfans bien dignes de leur naissance, qui se livrant à l’oisiveté, se reposent sur l’amour du soin de leur fortune.

C’est là sans doute, ce qui a fait bannir de ce monde la vérité, la pudeur & la modestie, qui n’y ont plus ni autels ni adorateurs ; le véritable amour dédaignant aussi de les éclairer a depuis long-temps éteint son flambeau ; ce n’est point dans les sourires perfides & mercenaires d’une indigne coquette qu’il se plaît, puisque les faveurs qu’elle prodigue sont toujours accompagnées de trahisons, & ne laissent que les vains regrets d’un infame attachement.

Il est certain que les passions les plus tumultueuses ont leur intervalle de ralentissement & de silence ; c’est par ce moyen qu’elles laissent le tems à une raison droite & éclairée, d’apercevoir les précipices où elles conduisent & de s’armer de nouvelles forces pour les combattre, ou pour en sortir lorsqu’on a eu le malheur de se laisser surprendre.

Nous ne vîmes dans toute la planète de Vénus que gens livrés à l’amour, aux plaisirs, à la volupté & à la bonne chère ; leurs tables sont servies avec un soin extrême de tout ce qu’il y a de nouveau, de tout ce qui peut flatter le goût, exciter l’appétit, & échauffer le sang, jamais on n’y attend ni la faim, ni la soif, & toujours on y prévient ses desirs avec beaucoup de sensualité ; il est vrai qu’ils ignorent entièrement cette vraie volupté, qui ne peut être sentie que par des ames vertueuses, & qu’on ne parvient à goûter qu’après avoir su se vaincre soi-même.

L’amour, dans tous les mondes, a toujours passé pour le bonheur le plus parfait que les hommes puissent goûter ; c’est ce qui les a déterminés à en faire un dieu : dans le premier âge des mondes, la modestie & la pudeur faisoient une partie essentielle de son culte ; les plaisirs & les jeux innocens animoient ses fêtes : mais lorsque le règne des passions a commencé, elles ont exclu les vertus, & ne se sont réservé que les plaisirs, qui ne peuvent subsister long-tems sans la vertu, toujours inséparable du véritable amour.

Mais ces peuples qui se trouvent sans doute entraînés par la force des constellations qui président sur eux, ce n’est point à leur résister qu’ils veulent employer leur courage, & leurs faits les plus glorieux ne se comptent que par le nombre des sacrifices qu’ils ont offerts à l’amour ; mais malheureusement pour ces imbéciles, la saison d’en offrir ne dure guères ; & ce qui est encore plus malheureux pour eux, c’est qu’il arrive souvent que ceux qu’ils ont offerts imprudemment, leur coûtent ordinairement de cuisans remords. Mille exemples réitérés d’une infinité de misérables, obligés, pour se soulager, d’avoir recours au messager des dieux, qui est sans contredit le médecin le plus accrédité de cette planète ; néanmoins ces exemples ne sauroient arrêter leur lubricité ; sans doute qu’il faudroit, pour modérer leur intempérance, changer toutes leurs habitudes, afin d’amortir ce goût effrené qu’ils ont pour les plaisirs, en réformant leurs usages : mais je ne crois pas qu’aucun génie veuille se charger d’une entreprise aussi difficile.

Quelleque province que vous parcouriez dans tout le globe de Vénus, nous dit Zachiel, vous n’y trouverez que très-peu d’habitans qui soient occupés de leurs affaires ; tous ne pensent qu’à leurs plaisirs : les premiers fuient l’abord des misérables, dans la crainte de le devenir par contagion ; les autres, pour se donner tout entier à leurs divertissemens, ont quelque chose de plus humain ; ils sont accessibles par plus d’endroits ; c’est pourquoi leurs maîtresses, leurs confidens, & ceux qu’ils associent à leurs plaisirs, peuvent aisément profiter des folies qui sont toutes leurs occupations ; leurs ames dans ces instans semblent s’ouvrir aux bienfaits ; c’est à ceux qui les entourent de saisir ces momens ; car leur conduite incertaine n’en présente pas souvent l’occasion ; l’avidité du plaisir, & mille autres passions l’emportent toujours sur l’amitié ; ils regardent le devoir de la vie comme une gêne, à laquelle ils ne doivent point s’assujettir : ainsi ceux qui cherchent à être en liaison avec eux, doivent se conformer à leur idée, leur confier peu de chose, & en tirer ce qu’ils peuvent.

Les gens les plus raisonnables de ce monde se voient en quelque façon contraints de s’assujettir à ces maximes ; car rien n’est plus inutile que cette sagesse hérissée d’ongles & de griffes qu’emploient une infinité de gens occupés sans cesse à s’ériger en réformateurs du genre humain ; il est vrai qu’ils ne peuvent soutenir long-tems ces personnages sans se rendre ridicules, sans offenser tout le monde, & sans se faire haïr universellement.

Monime, rebutée de n’avoir rencontré dans les différens modes que nous venions de parcourir, dans les uns que folie, amour de la nouveauté & coquetterie, & dans d’autres qu’intérêt, mauvaise foi & fourberie, rien ne pouvant satisfaire son esprit, auroit bien voulu borner ses voyages à ces seules expériences, qui ne lui prouvoient que trop que la corruption des hommes s’étend dans tous les mondes. Mais le génie l’encouragea & ranima sa curiosité par ce peu de mots :

L’entreprise que j’ai formée de travailler à vous perfectionner l’un & l’autre, m’oblige de vous engager à visiter les autres planètes. L’univers appartient à tous les hommes, & vous êtes faits pour jouir du spectacle qu’il présente à vos yeux : ainsi la curiosité doit exciter en vous une sorte d’intérêt qui vous lie aux objets qui l’animent, afin de vous rendre spectateurs de tout ce qui se passe ; car il est certain que l’imagination est la source & la gardienne de nos plaisirs ; ce n’est qu’en elle qu’on doit l’agréable illusion des passions, toujours d’intelligence avec le cœur ; elle sait, quand il lui plaît, lui fournir toutes les erreurs dont il a besoin ; ses droits s’étendent aussi sur le tems, parce qu’elle rappelle les plaisirs passés, & sait encore nous réjouir par avance de tems ceux que l’avenir nous promet ; il semble, comme quelqu’un a dit, qu’elle nous donne de ces joies sérieuses, qui ne font rire que l’esprit & le cœur. Toute notre ame est en elle ; & dès que cette imagination se refroidit, tous les charmes de la vie disparoissent, & l’on reste dans un engourdissement létargique. C’est donc pour éviter d’y tomber, que je prétends vous fournir de quoi l’exercer ; il faut voir si le crime & l’erreur étendront par-tout leur empire, & si la vérité & la vertu ne sont point reléguées dans quelque planète éloignée, occupées à donner aux mœurs de ses habitans, plus d’humanité les uns que les autres.

Vous êtes à présent, continua Zachiel, en état de ne vous plus trouver étrangers dans quelqu’endroit que je vous conduise. Comme vous n’êtes point encore assez pures pour entrer dans le soleil, nous passerons sous ce globe pour entrer dans la planète de Mars, qui va nous donner de nouveaux sujets de méditation, je compte que Céton pourra s’y dédommager de tous les ennuis qu’il a soufferts chez les Idaliens. Pour vous, charmante Monime, vous n’y aurez d’autre occupation que l’intérêt que vous prendrez au sort de milord & à tout ce qui se doit passer pendant le séjour que vous y ferez.

Comme Monime nous pressoit vivement de partir, il fallut céder à son impatience ; ce qui m’empêcha de visiter quelques autres provinces du monde de Vénus : mais le génie m’assura qu’elles n’étoient habitées que par des peuples qui, livrés entièrement à la plus vile crapule, ne méritent conséquemment aucune de mes attentions. Nous nous hâtâmes donc de passer rapidement dans la planète de Mars.