Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Quatrième Ciel/Chapitre I

QUATRIÈME CIEL.
MARS.

CHAPITRE PREMIER.


Nous arrivâmes dans la planète de Mars à l’entrée de la nuit. Déjà le crépuscule avoit revêtu les campagnes de ses sombres livrées ; le silence marchoit à sa suite ; les animaux & les oiseaux s’étoient refugiés dans les lieux de leurs retraites, il ne restoit que le rossignol qui, accoutumé aux veilles amoureuses, passe les nuits entières à chanter ; Hespérus, conducteur des bandes étoilées, brilloit à leur tête ; le firmament étinceloit de vifs saphirs, & on voyoit la lune s’élever d’une majesté nébuleuse, & avec un port de reine, dévoiler sa tendre lumière, en étendant sur l’obscurité son manteau d’argent. Le génie, poursuivant son vol rapide, nous descendit dans une plaine sablonneuse & aride.

Monime saisie de crainte, pouvant à peine respirer, pria le génie avec instance de ne point s’arrêter dans cette planète : je vous conjure, au nom de cette amitié que vous nous avez vouée de nous conduire dans un autre monde ; le seul nom de Mars m’épouvante ; je m’imagine qu’il n’est rempli que de citoyens barbares & féroces, qui tous ne respirent que duel, sang & carnage : que voulez-vous que je fasse dans un pareil monde ? Une femme est-elle faite pour aller affronter les hasards ?

Éloignez de vous, chère Monime, ces craintes puériles & frivoles ; mon dessein n’est pas de vous exposer à la fureur des combats ; mais, ma chère fille, ne voulez-vous rien faire en faveur de Céton ; ce n’est qu’ici où il peut faire son apprentissage dans le métier de la guerre ; vous n’ignorez pas qu’un seigneur tel que lui ne peut être occupé à d’autre emploi, ni parvenir à aucun autre grade militaire : si vous l’aimez, vous ne pouvez jamais lui donner de plus grandes marques d’amitié, qu’en l’excitant vous-même à ne négliger aucun des moyens qui se présenteront de faire valoir son courage. C’est-à-dire, dit Monime avec une sorte de dépit & d’impatience, que vous voudriez me faire ressembler à ces femmes qui ne trouvent de plaisirs dans le choix qu’elles font d’un militaire pour époux, que celui de le voir partir pour l’armée, sans être obligées de le suivre : contentes de s’en éloigner, elles jouissent de la satisfaction, ou du moins de l’espérance de le croire pour long-tems à cent lieues & davantage. Si on leur retranchoit ce tems de liberté, que sans doute elles mettent à profit, un guerrier, ou tout autre, leur deviendroit alors indifférent ; au surplus, ajouta Monime en badinant, le plus fort Hercule ne put jamais tenir devant une Omphale ; un de nos regards suffit pour changer leur massue en quenouille : laissons-les donc se parer quelquefois du nom de heros, nous les rendons assez souvent efféminés : enfin, mon cher Zachiel, si vous voulez absolument me forcer de faire un long séjour dans cette planète, je veux me travestir ; je vous déclare que je prends l’uniforme, l’épée, le plumet, le hausse-col, l’esponton ; j’achete un régiment, & d’un plein vol me voilà colonel. Peut-être me direz-vous que sous cet ajustement, qui me rajeunira encore davantage, je ne paroîtrai plus qu’un enfant : belle raison ; je suis sûre que j’en verrai plus d’un dans ce monde, qui, parvenus à des grades supérieurs, font sans doute les importans, & se croyent plus habiles que les plus expérimentés, quoique moins experts & plus enfans que moi.

Monime insista encore long-tems pour tâcher de faire prendre une autre résolution au génie ; mais elle eut beau faire, ses représentations furent inutiles, il fallut partir. Après que Zachiel eut dissipé une partie de ses craintes, par des récits aussi amusans que singuliers, cette charmante personne se vit contrainte de vaincre sa répugnance, n’osant plus s’opposer ouvertement aux volontés du génie.

Notre voyage fut des plus gracieux ; les chemins étoient remplis de chaises de poste, d’équipages, de fourgons, de mulets, mais sur-tout de gens qui paroissoient les plus contens du monde. L’un disoit : voici une campagne qui va m’avancer jusqu’à la tête du régiment ; & si on me rend justice, j’ai tout lieu d’espérer une bonne pension & un gouvernement à la fin de la guerre. Le pays est gras, disoit l’autre ; nous allons y faire un riche butin. Plusieurs vouloient parier que la guerre seroit terminée par cette seule campagne : il n’est pas possible, disoient-ils, que les ennemis puissent encore se soutenir seulement deux mois ; tous marchoient enfin avec la plus grande confiance ; ils ne parloient que de places prises, de victoires remportées ; à les entendre, on eût dit que les villes s’avanceroient à leur rencontre, & les armées prendroient la fuite à la première nouvelle qu’ils auroient de leur approche.

Forcés de quitter cette route pour en prendre une autre, nous rencontrâmes quelques bataillons qui revenoient de l’armée ; ils n’avoient pas à beaucoup près l’air ausi contens que les premiers ; autant ceux-ci témoignoient d’empressement, autant les autres nous parurent-ils découragés & rebutés. Monime les prit d’abord pour de pauvres estropiés, qui attendent quelques aumônes sur les grands chemins. Officiers, soldats, domestiques, chevaux, tous faisoient également peur & pitié. Leurs discours répondoient à leur figure ; on les avoit, disoient-ils, conduits à la boucherie ; le général avoit perdu la tête ; la cavalerie s’étoit avancée mal-à-propos ; l’infanterie, mal commandée, n’avoit pas fait son devoir. Pourquoi, disoit l’un, avant de nous exposer, n’a-t-on pas envoyé reconnoître ce poste ? Si l’on avoit veillé sur l’ennemi, on ne se seroit pas laissé dérober ses marches ; nos espions sont mal payés ; c’est ce qui fait qu’ils négligent le soin de nous instruire : enfin chacun de ces militaires n’étoit content que de soi-même, & tous à l’envi donnoient mille malédictions contre un état dont ils paroissoient extrêmement dégoûtés.

Ce triste spectacle n’étoit pas propre à relever le courage de Monime ; ses craintes & sa frayeur redoublèrent : laissons ce vilain Mars, disoit-elle à Zachiel ; prenons une autre route ; je me sens anéantie par l’air, qui assurément est trop vif pour la délicatesse de mon tempérament ; déjà des vapeurs m’accablent, & mon cœur palpite à mesure que nous avançons dans la planète.

Le génie, sourd aux plaintes de Monime, poursuivit toujours son chemin sans daigner lui répondre. Nous découvrîmes bientôt le lieu le plus éminent & le plus célèbre de toute la planète, ce fameux temple de la gloire, où tous les citoyens de ce monde courent à l’envi.

L’air grave & sérieux que vous prenez, poursuivit Monime, ne sauroit jamais me rebuter, mon cher Zachiel ; j’ose encore vous demander une grace, avant de vous engager dans cet affreux pays ; commencez d’abord, je vous en conjure, par nous conduire dans ce magnifique temple ; un noble pressentiment m’annonce que le séjour de ce lieu admirable pourra calmer mes sens, ranimer mon courage, & m’apprivoiser en même tems avec le reste de la planète. Dieux, que vois je ? vous froncez le sourcil ! vous allez encore me refuser ; je frémis ; ne prononcez pas mon arrêt.

Ce que vous demandez n’est pas raisonnable, dit Zachiel ; ce n’est point par le temple de la gloire qu’on parvient dans l’empire de Mars ; on doit au contraire avoir passé par les épreuves les plus difficiles & les chemins les plus épineux pour arriver à ce temple ; je ne puis changer en votre faveur une loi si juste ; la renommée, à qui la porte du temple est confiée, nous feroit l’affront de nous en refuser l’entrée ; elle ne doit ouvrir qu’à ceux qu’elle connoît, & dont elle a déjà porté le nom dans tout l’univers.

Croyez-vous, mon cher Zachiel, dit Monime, le regardant avec un sourire enchanteur, qu’il n’y ait point là, comme par-tout ailleurs, des chemins détournés, par lesquels on peut s’introduire à la faveur de quelque fausse porte : pour moi je pense qu’on peut faire des héros ainsi que des docteurs, sous la cheminée ; cette renommée dont vous me parlez, n’a pas une réputation bien saine sur l’article, & si elle n’y regarde pas de plus près pour ouvrir sa porte, que pour entonner sa trompette, il faut avouer qu’on passe souvent avec plus de facilité que vous ne dites.

Les moindres choses décident quelquefois de la victoire : cette réflexion donna tout l’avantage à Monime ; Zachiel se rendit, & la même voiture qui nous portoit, devint le char de triomphe sur lequel notre aimable conquérante nous conduisit comme ses captifs au temple de la gloire.

Cet admirable édifice est situé sur le sommet d’un rocher le plus élevé & le plus escarpé qui fut jamais : anciennement il étoit fermé de hautes murailles & de très-difficile abord ; mais plusieurs chemins ont été applanis ; présentement, plus accessible, on y arrive facilement de divers côtés, dont les routes sont ou paroissent nouvellement tracées. Ce temple gagne infiniment à être vu de loin ; ses beautés ne se développent que successivement ; plus elles s’éloignent de leur centre, plus elles brillent ; la proportion de leur éclat est la même que celle de leur éloignement.

À peine fûmes-nous arrivés au pied de ce rocher, qui ne nous présentoit de toutes parts que des précipices affreux, que Zachiel avoit malicieusement conduit nos pas vers l’endroit le moins accessible ; nul chemin tant soit peu battu ne se présentoit pour y monter ; ce fut alors que le courage nous manqua ; moi-même, qui m’étois d’abord joint au génie pour combattre les frayeurs de Monime, je commençai à frémir comme elle ; la honte seule m’empêcha de tenir son même langage ; mais dans le fond de mon cœur je me rangeai de son sentiment.

Un autre point de vue, plus rebutant encore que le rocher, nous inspira de nouvelles répugnances ; c’étoit un monceau de cadavres horriblement défigurés qui couvroient le fond du vallon. Saisis d’étonnement & d’horreur, Monime & moi regardâmes Zachiel sans avoir la force de lui parler ; mais il lui fut aisé de lire dans nos yeux ce qui se passoit dans notre ame. Nous regardant alors avec un visage serein :

Ces morts que vous voyez, nous dit-il, ne méritent ni votre attention ni votre pitié ; ils sont ici dans l’ignominie & dans l’oubli, parce qu’ils ne furent jamais que des héros manqués & de faux braves ; plusieurs d’entre eux sont venus se briser contre cette pointe de rocher que vous voyez à votre gauche, & qu’on appelle le faux point d’honneur ; ce sont de ces gens qui, pour venger une injure imaginaire, se sont déshonorés par une mort honteuse, qui ont péri, non pas dans une bataille, qui doit être comme le lit d’honneur d’un vrai brave, mais dans des duels qui ne conviennent qu’à des vils gladiateurs ; de ces spadassins qui mettoient toute leur gloire à ôter la vie des hommes ; de ces gens qui faisoient dépendre de l’événement d’un combat, l’honneur, la vertu, le vice, l’infamie, la vérité & le mensonge ; qui n’avoit d’autre droit ; d’autre justice ni d’autre raison que le meurtre, ainsi les plus forts & les plus adroits se croyoient les plus dignes de l’immortalité ; toute leur vertu ne se mesuroit qu’à la pointe de l’épée.

Quelques-uns de ceux que vous voyez de l’autre côté, avoient reçu de la nature les dispositions les plus heureuses pour être un jour de grands hommes ; mais par l’abus qu’ils en ont fait, ils n’ont été que des hommes pernicieux & de grands scélérats : tel est en particulier celui que vous voyez assez près d’ici suspendu par les pieds la tête en bas, couvert d’un sang qui paroît encore tout récemment versé, & dont la tache ne s’effacera jamais ; le connoissez-vous, mon cher Céton ? c’est l’auteur de tous les malheurs de votre partie, & en même tems de ceux de votre famille en particulier, c’est Cromwel : vous frémissez à ce nom : vous avez raison, mon cher ; l’Angleterre eût été heureuse, si elle n’eût point donné naissance à ce monstre, qui auroit pu faire sa gloire, mais qui sera à jamais son opprobre. Il commença par la souiller du plus noir des attentats contre son roi, & après l’avoir engagée à le faire mourir sur un échafaud, il finit par usurper sa couronne & devenir son tyran. Regardez un peu plus loin ; vous y verrez Totila, roi des goths, qui se rendit effroyable à l’Italie sous l’empereur Justinian I. Ce prince donna plusieurs combats, tant sur mer que sur terre, où il eut toujours l’avantage ; & malgré la résistance de Bélisaire, que l’empereur avoit envoyé contre lui, il assiégea & prit Rome, la détruisit presque entièrement, fit brûler le capitole, & renverser la moitié des murailles, ordonna aux citoyens d’abandonner la ville sous peine de la vie, en traitant cruellement ceux qui ne professoient pas sa religion. Ce gros camus, que vous voyez à côté, est Atila, roi des Huns, scythe de nation ; il étoit d’un esprit subtile, ambitieux, plein de ruses, de finesses, de trahisons, cruel, haut, fourbe & téméraire. Le siège de son empire fut en Sicambrie près le Danube. Il fut appellé au secours de Genseric, roi des Vandales, contre les Gots, & vint avec une armée de cinq cens mille hommes, ravagea toutes les provinces de l’empire romain, en mettant à feu & à sang tous les endroits par où il passoit dans l’Allemagne & dans l’Italie ; mais le cours de ses victoires fut enfin arrêté dans les Gaules par Atticus, chef des Romains ; & Mérouée, roi des François, lui défit en un seul jour plus d’un tiers de son armée, & le contraignit de s’enfuir en Hongrie. Ce prince, après avoir accablé quantité de provinces, démolit toutes leurs villes, força Aquilée, saccagea Milan & Pavie, & mourut enfin d’un flux de sang qui le suffoqua, occasionné par ses exécrables débauches.

Là c’est Nicoclès, tyran de Sicione dans le Péloponèse, qui fut chassé de ses états, & mourut de faim & de froid. Sur la droite on voit Hérimas, fils d’Artane Donien, qui soutint une sanglante guerre contre Memnon, qui, après l’avoir vaincu, le fit enfermer dans la peau d’un bœuf, pour s’en servir de jouet, en lui faisant souffrir mille indignités.

Regardez, continua Zachiel, ces deux hommes qui paroissent étroitement liés ensemble ; c’est Cassius & Brutus, deux traîtres qui ont pris les armes contre le père commun de la patrie, je veux dire César. Cet empereur portoit tant d’amitié à Brutus, qu’il l’avoit institué son héritier ; cependant l’ingrat croyant acquérir une gloire immortelle, poussa la trahison jusqu’à se faire le chef d’une conspiration ; & quoique César eût reçu plusieurs avis de ne point aller au sénat ce jour-là, Brutus l’y entraîna lui-même : dès que l’empereur y fut entré, soixante assassins l’environnèrent de tous côtés, & le frappèrent de leurs épées. César se défendit avec courage ; mais lorsque Brutus l’eut aussi frappé, il cessa de se défendre : ah ! mon fils, lui dit-il, en qui j’avois mis toute ma confiance, faut-il que tu me donnes la mort ? César n’en dit pas davantage, se couvrit la tête de sa robe, & se laissa tomber contre la statue de Pompée, percé de vingt-trois coups d’épée, dont il mourut dans la salle du sénat ; mais le ciel vengea sa mort par celle de tous les conjurés, qui sont tous ici ensevelis dans la poussière ; & ce même Brutus, après avoir perdu une bataille proche la ville de Philippus, se perça le corps d’outre en outre, dont il mourut sur le champ, se rendant homicide de lui-même avec le même glaive qu’il avoit employé dans le parricide qu’il commit en la personne de César.

Je ne finirois pas, ajouta le génie, si je vous nommois tous ceux que vous voyez. Il est vrai que quelques-uns ont fait de belles actions ; mais ils les ont souillées par des actions encore plus barbares ; brigans plutôt que conquérans, c’étoit la férocité qui les animoit, & non pas la valeur ; ils ne cherchoient à vaincre que pour massacrer & pour piller, & le nom qu’ils ont laissé après eux, n’est immortel que dans l’horreur & dans l’exécration des hommes, parce qu’ils n’ont pas connu le vrai chemin qui conduit au temple de la gloire ; & quoiqu’ils aient fait les plus grands pas pour y arriver, leurs défauts & leurs vices les en ont bannis pour toujours.

Tous ces gens me font horreur, dit Monime ; je trouve qu’il répugne à la société des êtres raisonnables, que des sujets osent faire la loi à leurs maîtres, & qu’ils s’attribuent le privilège de leur infliger des peines, puisqu’un souverain n’est comptable de sa conduite qu’au tribunal de la divinité, & de quelque façon qu’il dispose de nos corps & de nos biens, on ne doit leur opposer que la soumission & l’obéissance ; ç’a toujours été ma façon de penser ; je la vois justifiée par ce nombre de traîtres, de tyrans & d’impies, qui, en cherchant la gloire & l’immortalité, n’ont trouvé que l’opprobre & le mépris. On diroit que la tyrannie est une espèce de rage, qu’on pousse souvent jusqu’à la dernière extrémité. Ah ! mon cher Zachiel, fuyons, ne nous amusons plus à contempler de pareils monstres.

J’y consens, dit Zachiel ; mais avant de nous éloigner, je veux que Céton regarde cet écueil, qui n’est guères affronté que par ceux de sa nation, & qui est funeste à plusieurs anglois : il se nomme le suicide. Croiriez-vous, mon cher, que la plus grande partie de tous ceux que vous voyez sont autant de vos compatriotes, qui ont été assez fous pour se donner la mort à eux-mêmes. Cette sorte de fureur est regardée en Angleterre comme une grandeur d’ame ; c’est un noble dédain de la vie, confondant ainsi le désespoir avec l’intrépidité & la pusillanimité, qui se laisse abattre au moindre événement fâcheux, avec l’héroïsme, qui nous rend supérieur à tous les maux qui nous environnent.

Pendant que Zachiel me faisoit cette énumération, que je trouvois très-intéressante, nous vîmes s’avancer une troupe de gens fort mal vêtus & d’assez mauvaise mine, qui tenoient de grands rouleaux de papiers, des plumes & une écritoire ; ils nous saluèrent d’un air fort pédant, nous dirent qu’ils venoient nous offrir leurs services : je ne suis pas cher, dit l’un qui se nomme gazetier, pour un écu je promets de vous rendre au temple, & de vous y assigner une place distinguée. Alors se présenta une quantité de poëtes & d’historiens, pour nous offrir de nous immortaliser en vers ou en prose.

Voici, Messieurs, nous dit un de ces poëtes, des poëmes que j’ai composés pour les grands conquérans ; en voilà pour les grands politiques ; ceux-ci sont pour ces génies vastes, dont l’esprit & les lumières peuvent s’étendre sur toutes les sciences ; j’y ai laissé les noms en blanc ; si vous en voulez choisir, je vais dans l’instant le remplir du vôtre, pourvu que vous ayez seulement la bonté de me faire un petit présent de cent guinées.

Ma curiosité excitée par ce singulier compliment, j’en pris un pour l’examiner ; mais je ne le trouvai rempli que d’enthousiasme, de vers bouffis ; de grands mots formoient un recueil complet de toutes les rimes les plus anciennement accouplées : batailles & murailles, soleil & sans pareil, gloire & victoire, sublime & magnanime, hasard & César, la foudre & en poudre ; combats, éclats ; avantages, carnages ; étincelantes, épouvantes ; & que sais-je encore ! enfin tous ces mots cadencés comme un air de flûte, & qu’il seroit trop long de traduire ici, me parurent signifier très-peu de chose ; cependant le poëte n’offroit pas moins de mettre Monime au rang de la déesse Pallas, & de me faire occuper la place du dieu Mars lui-même.

D’un autre côté Monime fut encore assaillie de gens qui lui présentèrent de nouvelles brochures. Madame, disoit l’un, voici du nouveau : si votre grandeur veut me le permettre, j’aurai l’honneur de lui dédier ce petit ouvrage : il est écrit en rose ; c’est la couleur à la mode. Prenez-le mien, disoit un autre ; il est en gris de lin, les délices d’une ame tendre. Madame, dit celui-ci, donnez la préférence à ce recueil ; il est en vert & jaune pour peindre le printems ; ce livre n’est semé que de fleurs & de mots brillans ; il est divin. Belle déesse, dit un homme d’un air langoureux, souffrez que je vous présente cette élégie : & moi ces épîtres, qui sont fort au-dessus de celles de Cicéron. D’autres apportèrent des odes, des rondeaux, des vaudevilles ; ceux-là demandoient très-peu d’argent. Mais il vint ensuite des historiens de grande réputation, qui nous offrirent les mêmes services, c’est-à-dire, de faire inscrire les plus beaux endroits de notre vie dans le livre d’airain qui ne s’efface jamais. Oh ! pour ceux-là, ils étoient très-chers.

Je fus d’abord tenté de me faire placer dans ce grand livre. L’écrivain commençoit déjà à tailler une plume fine, délicate & légère ; mais lorsque la main posée sur le papier, toute prête à y tracer mes hauts faits, il me demanda sous quel titre je prétendois m’annoncer ; j’avoue que cette question m’embarrassa ; je sentis intérieurement que je n’en méritois aucun. Après avoir rêvé un instant : donnez-moi celui que vous voudrez, repris-je ; peut-être que le hasard pourra vous faire rencontrer juste ; & si le zèle que je me sens pour les remplir peut suppléer au mérite, vous ne risquez rien.