Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Troisième Ciel/Chapitre IX

CHAPITRE IX.

Histoire de Zelime.


Nous nous promenions un jour avec Zachiel sur les bords du rivage, d’où nous vîmes sortir d’une petite barque deux femmes, dont l’une, pâle & défaite, me parut dans une affliction extrême ; toutes deux prirent la route d’une sombre caverne, qui ne reçoit du jour que par l’entrée : ces deux femmes y entrèrent, & se placèrent sur un lit de gason. Les mouches ont bien des privilèges ; elles passent par-tout, sans s’attirer l’attention de personne. Nous nous plaçâmes Monime & moi à côté de la belle affligée ; de profonds soupirs sortoient de sa poitrine, & l’on eût dit qu’elle étoit prête d’expirer.

Vous verrai-ie toujours, ma chère Zelime, dit sa compagne, en proie à toute l’amertume de votre douleur ? Pourquoi voulez-vous sacrifier le reste de votre vie à pleurer un ingrat qui vous abandonne dans l’excès de vos peines ? Si le perfide vous eût aimée, eût-il cessé de vous voir ? Après la perte de toutes vos espérances, croyez-moi, chère amie, oubliez un volage, qui ne mérite qu’un souverain mépris de votre part, ou s’il vous en souvient, que ce ne soit que pour vous venger.

Il est aisé, reprit Zelime d’une voix presque éteinte, de donner de pareils conseils, lorsque le cœur n’est affecté d’aucune passion violente ; votre amitié pour moi vous les dicte, & celle que j’ai pour vous, chère Agla, m’engage à ne vous rien cacher de mes peines ; c’est en cette qualité que je vais vous découvrir tous les secrets de mon ame. Je conviens que je serois indigne de votre amitié, si j’avois encore la foiblesse de regretter Volins ; c’est un monstre d’ingratitude, que je déteste depuis long-tems.

Comment, dit Agla d’un ton de surprise, vous n’aimez point Volins ? Vous êtes jeune & belle, & avez tous les talens qu’il faut pour captiver le cœur des plus grands seigneurs de la cour ; d’où peut donc provenir ce désespoir qui m’a fait craindre long-tems pour vos jours, & m’a obligée de vous conseiller de venir vous réfugier dans cette île, afin que la dissipation qui y règne pût contribuer à vous faire oublier un ingrat ? Hélas ! chère Agla, je le hais trop pour pouvoir jamais l’oublier, & je ne puis retracer dans ma mémoire, ni peines, ni plaisirs où il n’ait présidé. Mais c’est trop long-tems vous tenir en suspens ; il faut vous faire le récit de mes malheurs, pour achever de vous convaincre que ce n’est point la perte de son cœur que je regrette.

Je fus consacrée dès ma plus tendre enfance au culte du temple de l’amour. Je passai assez tranquillement l’âge d’adolescence, & j’avois déjà atteint ma quinzième année, que nul homme n’avoit encore pu toucher mon cœur. Je vivois dans cette paix & cette douceur que vous avez sans doute éprouvées ; mais cet engourdissement de l’ame n’étoit pas fait pour la vivacité de mon tempérament ; bientôt je m’apperçus qu’il manquoit quelque chose à mon bonheur. Ce qui m’avoit jusqu’alors amusée le plus me devint insipide ; une sombre mélancolie s’empara de mon esprit ; je ne cherchai plus que les endroits les plus solitaires, afin d’y pouvoir rêver en liberté ; mes idées étoient confuses, & malgré mes attentions à les débrouiller, je ne pouvois encore deviner ce qui eût pu me rendre heureuse. J’etois dans ces dispositions, lorsque me promenant derrière la fontaine de Jouvence, je fis la rencontre d’un jeune homme aussi beau que l’amour. Mon front se couvrit de rougeur quand il fixa ses regards sur moi ; je m’apperçus qu’une tendre émotion l’agitoit aussi ; il m’aborda d’un air timide ; je voulus fuir ; mais une force invincible m’arrêta : pourquoi, belle Zelime, me dit-il, voulez-vous éviter ma rencontre ? Craindriez-vous de me donner trop d’amour ? Ah ! si c’est là votre objet, cessez de fuir, vous prendriez un soin inutile ; depuis plus de deux mois je cherche l’occasion de vous trouver seule, pour vous instruire des tendres sentimens que vous m’avez inspirés. Si votre cœur n’est point inflexible aux traits de l’amour, vous recevrez sans colère les vœux que je fais de ne vivre & mourir que pour vous. Je fus si surprise de l’apparition du jeune homme & de son discours, que je restai quelque tems immobile sans oser lui répondre. Il profita de mon trouble pour m’entretenir de sa passion. Que vous dirai je enfin ? Il obtint de moi une réponse favorable à ses desirs, & je promis de me rendre tous les jours à la même heure aux environs de la fontaine.

Nous jouissions de cette douce félicité que goûtent deux cœurs que le tendre amour a unis, & je touchois au moment qui devoit combler mes vœux en épousant mon amant, lorsque Volins nous surprit un jour dans un de ces cabinets que renferme les jardins du temple ; il y entra avec une dame de la cour ; nous en sortîmes aussi-tôt ; mais pas assez promptement pour que Volins ne pût nous appercevoir. La dame, occupée du jeune homme, ne put remarquer la vive impression que je fis sur le cœur de son amant. Ne croyant pas être connue de Volins, j’engageai Lisimon à faire encore plusieurs tours sous le berceau couvert.

Cependant Volins & sa maîtresse, tous deux rêveurs & distraits, furent quelque tems sans se parler ; puis se reprochant l’un à l’autre l’état de froideur dans lequel ils se trouvoient, chacun trouva son amour-propre humilié ; on se fit des reproches, & on sortit du cabinet en se querellant. Nous étions encore sous le berceau, & vous pensez, ma chère Agla, combien nous y fûmes examinés par ce couple d’amans glacés.

Je me rendis le lendemain au rendez-vous, mais ce fut en vain que j’y attendis Lisimon ; plusieurs jours se passèrent sans que je pusse apprendre de ses nouvelles. Le tems expiré qu’on garde les filles dans le temple, mon père fut averti de la part des prêtresses, qu’elles avoient appris que Lisimon, qui s’étoit présenté pour m’épouser, étoit disparu, & qu’ayant accepté ce jeune homme pour époux, je ne pouvois plus, suivant les loix établies, espérer d’être jamais admise au rang des prêtresses, ni conséquemment rester plus long-tems au service des autels ; cet ordre me fut aussi signifié. J’avoue que dans l’espoir de revoir mon amant, je n’en ressentis qu’un médiocre chagrin.

Mon père, peu favorisé des biens de la fortune, fâché de mon retour, me montra d’abord beaucoup d’humeur de ma sortie du temple, quoiqu’elle fût forcée. Vous pouvez croire, chère Agla, que mon premier soin fut de m’informer de Lisimon. J’étois si éloignée de le soupçonner d’infidélité, que je pensai qu’une maladie violente le retenait au lit : mon dessein étoit donc de le prévenir, pour lui épargner les inquiétudes que pourroit lui causer ma sortie du temple ; mais Volins, attentif à toutes mes démarches, me fit dire par une personne qu’il avoit apostée, que le dernier jour que j’avois vu Lisimon, il s’étoit embarqué la nuit même pour se rendre dans l’île de la Galanterie, avec une femme qu’il y entretenoit depuis long-tems. Je fus si sensible à la perfidie de mon amant, & l’indignité de son procédé m’agita au point que j’en tombai malade.

Mon aventure s’étant répandue dans la ville, Mélise, veuve très-riche, dont l’hôtel étoit vis-à-vis la maison de mon père, & qui recevoit tous les jours nombreuse compagnie chez elle, eut pitié de mon sort ; elle me demanda à mon père, & n’eut pas de peine à m’obtenir, promettant de me faire trouver bientôt un établissement convenable. Je fus donc introduite chez Mélise. Mon air de langueur la toucha, & de concert avec Volins ils travaillèrent l’un & l’autre à me rendre ma tranquillité : le perfide n’avoit pas besoin d’y être excité. Il me rendit des soins assidus, qu’il faisoit valoir auprès de Mélise, comme un excès de complaisance de sa part.

Prévenue en faveur de Volins, par les éloges que Mélise ne cessoit de donner à ses moindres actions, il commença à gagner mon estime & ma confiance. Je cessai de pleurer mon infidèle, & bientôt je ne pensai plus à lui que pour détecter l’indignité de ses procédés. Volins sut profiter de ces circonstances, & remplit enfin la place que Lisimon avoit occupée dans mon cœur. Plusieurs partis considérables se présentèrent ; mais remplie de ma nouvelle passion, aucun n’eut l’avantage de me plaire. Volins parut sensible au sacrifice que je lui faisois d’une fortune brillante. Ah ! ma chère, que je goûtois de plaisir à les lui faire ! Incapable d’aucun autre attachement, je mettois toute ma gloire à le convaincre de mon amour ; cependant le perfide se faisoit un jeu de me tromper, & les sermens qu’il me faisoit de m’aimer toujours n’étoient qu’une répétition de ceux qu’il employait pour en séduire mille autres.

Je découvris enfin une partie de ses trahisons & lui en fis de sanglans reproches ; mais un mot de sa bouche avoit le don de me persuader. Agitée sans cesse par de nouvelles inquiétudes, cent fois je voulus rompre avec lui, & cent fois il eut le secret de m’appaiser. Le hasard me fit rencontrer un jour avec une femme qui depuis long-tems étoit comme moi la dupe des fausses protestations de Volins : cette femme irritée contre lui me fit un long détail de toutes ses indignes manœuvres ; elle finit par m’apprendre qu’il avoit depuis peu débauché sa femme de chambre qu’il tenoit renfermée chez lui, dans un appartement dans lequel il descendoit par le moyen d’une trappe qui répondoit dans le sien. Cette femme outrée d’avoir servi long-tems de prétexte à leur intrigue, jura de s’en venger d’une manière à l’en faire repentir toute sa vie. Pour moi, le cœur déchiré de mille réflexions accablantes, je promis de ne le revoir jamais.

De retour à l’hôtel, on me dit que Mélise vouloit me parler ; j’entrai dans son cabinet : je devrois vous quereller, Zelime, me dit-elle, du mystère que vous m’avez fait, mais les bonnes nouvelles que j’ai à vous apprendre doivent suspendre mes reproches ; apprenez donc que la fortune & l’amour, d’accord en ce moment, se joignent pour assurer votre bonheur : Volins vient de me déclarer le nouvel engagement que vous avez formé avec Ariste, qui vient enfin d’obtenir le consentement de sa mère pour s’unir à vous. Jugez, chère Agla, si un pareil discours eut de quoi me surprendre ; à peine connoissois-je Ariste, & je compris d’abord que c’étoit un tour que vouloit employer Volins pour se défaire de moi en me brouillant avec Mélise. L’émotion que cette nouvelle fourberie jetta dans tous mes sens couvrit mon front d’un feu qu’il ne me fut pas possible de cacher : Mélise n’en fut point surprise, le croyant occasionné par la honte de voir mon intrigue découverte. Elle se plaignit du peu de confiance que je lui avois témoigné dans cette affaire ; pour la détromper, je lui protestai que mon trouble ne provenoit que de surprise ; je n’ai, poursuivis-je, jamais eu aucune liaison de cœur avec Ariste, & je ne crois pas qu’il pousse la témérité jusqu’à oser se vanter d’une pareille imposture.

Mélise se trouvant offensée de mon discours, m’accabla de reproches, & poussa son emportement jusqu’à se servir de termes injurieux que je ne pus entendre sans verser des larmes. Ce jour devoit être l’époque de tous mes malheurs, car en tirant mon mouchoir je fis tomber une lettre que j’avais reçue du perfide Volins ; Mélise la croyant d’Ariste, s’en saisit pour me convaincre d’imposture ; mais quelle fut sa surprise, lorsqu’elle en reconnut le caractère ; elle la lut plusieurs fois avec avidité. Cette lettre renfermoit quelques mauvaises justifications sur une nouvelle intrigue, que j’avois cru être en droit de lui reprocher ; elle finissoit par les plus amples protestations d’un amour sincère & d’un attachement inviolable. Mélise, après l’avoir lue, me regarda avec des yeux où la fureur étoit exprimée ; & sans vouloir écouter aucune de mes raisons, elle me chassa de son appartement. Mais comment pouvoir vous peindre la trahison de cet homme faux & subtil ? De quelles expressions me servir qui puissent caractériser le mépris & la haine que je ressens pour lui !

Cependant Volins, dans le premier feu de sa nouvelle intrigue, ne croyoit pas qu’elle eût transpiré, il se reposoit sur la discrétion de ses gens : dans cette persuasion, il vint plein d’assurance faire sa cour à Mélise ; il avoit un intérêt sensible à ne se point brouiller avec elle, par la protection qu’elle lui faisoit accorder, & par les sommes considérables qu’il tiroit d’elle. J’étois aussi pour lui une ressource qu’il vouloit ménager pour les quarts-d’heures qui ne lui étoient pas favorables auprès de Mélise ; j’étois pour ainsi dire comme un corps de réserve qui lui servoit dans les tems de disette.

Mélise, qui méditoit une vengeance éclatante, voulut d’abord le convaincre de sa perfidie ; elle lui montra la lettre qu’il m’avoit écrite ; on me fit descendre, & malgré le respect que je devois à Mélise, je ne pus m’empêcher de lui reprocher toute la noirceur de sa conduite. Je présentai ensuite à Mélise un gros paquet de lettres de Volins, dans lesquelles il employoit les termes les plus séducteurs pour corrompre mon innocence.

Vous croiriez peut-être, chère Agla, qu’elles durent faire impression sur l’esprit de Mélise, & servir en quelque façon à ma justification ; non, le fourbe Volins trouva encore le secret de l’appaiser, en lui persuadant que les lettres que je venois de lui remettre n’avoient été écrites que sous le nom d’Eraste ; je priai Mélise de faire venir Eraste ; mais Volins s’y opposa, en disant que c’étoit compromettre sa personne, que de descendre à des explications, toujours humiliantes pour des gens d’un certain ton. Je fus donc sacrifiée à l’inconstance de Volins, & à la haine que Mélise avoit conçue pour une rivale qui avoit joui long-tems de toute la tendresse de son amant, & je fus forcée de retourner chez mon père, & d’y vivre dans l’obscurité d’une fortune si médiocre, qu’elle nous fournissoit à peine de quoi subsister. Ainsi, ma chère, vous voyez qu’après avoir renoncé en faveur de Volins aux établissemens les plus brillans, je n’en ai reçu pour toute reconnoissance qu’un parfait abandon de sa part. Mon amour-propre humilié de toutes façons, m’a jetté dans le désespoir où vous m’avez vue ; mais ce qui y a mis le comble, c’est d’apprendre que Lisimon ne s’est éloigné que par les calomnies que le traître Volins a employées pour me noircir dans son esprit : ce n’est que dans la vue de me justifier auprès de lui, que j’ai consenti à vous suivre dans cette île.

Je ne puis revenir de ma surprise, dit Agla, & rends grâce à l’amour de vous avoir vengée de Volins : vous ignorez peut-être que Mélise, convaincue de sa nouvelle intrigue, lui a entièrement retiré toutes ses faveurs, & a obtenu de la cour un ordre qui l’exiloit dans les déserts de la Réflexion. Mais ce n’est pas tout : cette petite créature pour laquelle il vous a sacrifiée, qui lui a fait perdre les bonnes graces de Mélise, & dont le libertinage lui étoit inconnu, l’a enfin gratifié de quelque présent qui lui cause de cuisans remords, & dont on croit qu’il se ressentira toute sa vie. Nous quittâmes ces deux personnes pour rejoindre Zachiel ; & comme nous avions visité toutes les beautés de l’île, nous nous préparâmes à sortir de la planète.