Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Troisième Ciel/Chapitre VIII

CHAPITRE VIII.

Le Génie nous conduit dans différentes îles.

Le génie voulut bien se prêter à l’empressement que témoignoit Monime de s’éloigner ; c’est pourquoi il nous fit quitter la cour pour nous faire prendre la route qui conduit à un port où l’on s’embarquoit pour les îles fortunées, nom qu’on donne à plusieurs petites îles qui entourent celle de la galanterie, & qui contiennent ensemble plus des deux tiers du globe de Vénus.

Arrivé dans ce port, Zachiel nous fit embarquer, ou pour mieux dire il nous fit garder l’incognito en conservant nos petites figures. Le vaisseau dans lequel il passa étoit rempli de jeunes personnes de l’un & l’autre sexe, qui toutes marquoient un grand empressement pour jouir des plaisirs qu’elles espéroient goûter à leur abord dans ces îles. Cependant la navigation fut longue, un vent du nord qui souffloit depuis long-tems avoit déjà répandu la tristesse dans le cœur de tous les passagers, lorsque tout à coup des transports de joie se font entendre ; on a vu la terre, on se la montre, & l’on tremble qu’un vent ne s’éleve & ne dissipe l’objet sur lequel se fondent toutes les espérances, comme les nuages inconstans dont on lui trouve l’apparence. Cependant ce point de vue presque imperceptible qu’on apperçoit à l’horizon, commence à prendre de l’étendue ; éclairé par les rayons du soleil, le mélange de l’ombre & de la lumière le fait étinceler d’or & d’azur. Un moment après, les objets qui se rassemblent se présentent alors dans la forme & sous les couleurs qui leur sont naturelles : les plaines s’abaissent devant les côteaux couronnés de nuages ; l’émail des prairies éclate de toutes parts ; la forêt semble se détacher du valon qu’elle favorise de son ombre ; le palmier & le sapin orgueilleux s’élevent sur leur tige, & semblent porter jusqu’au ciel leur chevelure agitée par les vents ; & bientôt le rapport uniforme des sens confirme que l’on touche de près au but où tous les vœux aspirent. Déjà le myrthe & le citronnier fleuris s’annoncent par leurs doux parfums, tandis que l’air mollement ému porte à l’oreille le bruit de la vague qui s’étale, se joue, se replie, & vient en ondoyant mourir entre les petits cailloux & le sable argenté qui bordent le rivage de l’île de la douceur.

Nous n’eûmes aucune peine à y aborder, par le calme & la tranquillité qui régnent sans cesse dans ses ports : jamais ils ne sont battus par aucune tempête, on n’y sent que le doux vent des zéphirs qui les agitent nuit & jour. On peut comparer cette île aux rives du Lignon ; comme elle, elle n’est habitée que par des bergers & des bergères, qui, contens d’aimer & d’être aimés, mettent toute leur gloire à s’en donner tous les jours de nouvelles preuves par d’innocentes caresses. Les soupçons, la jalousie, ni mille autres passions qui sont ordinairement le tourment de la plupart des Idaliens, n’empoisonnent jamais leurs plaisirs. Ces citoyens heureux ne connoissent point les remords. Guidés par la nature ils en suivent les loix ; les mêmes desirs les animent, & ce n’est qu’à l’art de se plaire qu’ils bornent tous leurs soins. Une grotte formée par la nature est pour eux un palais ; les fruits de Pomone enrichissent leurs jardins, & la campagne fleurie fournit aux pâturages : c’est-là que de jeunes bergères regardent paître leurs troupeaux, & s’amusent en chantant à en filer la laine.

Zachiel qui seul s’étoit rendu visible, s’avança vers une troupe de bergères qui le reçurent d’un air naïf & spirituel ; & quoiqu’un peu de honte colorât leurs fronts de ce vif incarnat qu’accompagne l’innocence, elles répondirent avec beaucoup de bon sens aux discours du génie qui avoit bien voulu descendre à la portée de leur esprit & à la simplicité de leur façon. J’admirai leur beauté & leur simple parure qui n’ôtoit rien de l’éclat de leur teint, qui, sans le secours de l’art, efface les lis & les roses ; les graces naïves plus touchantes encore que la beauté, sont répandues dans toute leur personne.

Les bergers occupés du soin de veiller sur leurs troupeaux s’amusent à instruire leurs chiens. Souvent un berger prend sa musette pour divertir sa bergère, en lui chantant les plaisirs innocens de la vie champêtre ; s’il la quitte, c’est pour visiter ses guérets & ses prairies, ou pour cueillir des fleurs dont il forme des guirlandes avec une couronne pour orner sa maîtresse qui, contente de ce présent, lui en accorde la récompense par un baiser qu’elle laisse prendre sans résistance. C’est ainsi qu’il voit approcher le coucher du soleil qui lui annonce l’heure du souper, & l’exercice de la journée le prépare à trouver excellent le repas frugal qu’on lui a apprêté dans des vases d’argille. Telle est la vie unie des habitans de cette île, plus heureux mille fois que tous les grands, qui, à force de philosopher sur les moyens d’arriver au bonheur en matérialisant toutes choses, ne font que s’en éloigner sans pouvoir goûter aucun des vrais plaisirs.

Après que ces belles bergères eurent instruit Zachiel de leurs occupations journalières & des soins que les bergers prenoient de répandre l’abondance & la joie dans leur canton, & de faire du travail qui leur procure tout ce qui est nécessaire à la vie, une fête continuelle, elles le quittèrent pour aller sous d’épais ombrages, ou dans des allées sombres, où leurs chiffres gravés sur l’écorce des chênes, se sont accrus avec le tronc. Nous les suivîmes long-tems, Monime s’amusant beaucoup de leurs jeux.

Tantôt sur un tapis de gason la bergère s’endort, confiant à son berger le soin de son troupeau ; quelquefois assises sur le bord d’une fontaine, on les voit s’y mirer dans le crystal des eaux, & orner leur tête de mille petites fleurs qui croissent aux environs. Souvent elles dansent au son des fluttes & des chalumeaux, ou bien aux chansons que les bergers composent, & le soir lorsqu’elles ont mis leurs troupeaux à couvert, elles reviennent encore au clair de la lune fouler l’herbe tendre : c’est à cette heure sans doute que l’amour les favorise ; les soupirs, les sermens renouvellés semblent autoriser les larcins des bergers. Mais je m’arrête pour laisser à l’imagination de mon lecteur le plaisir de se peindre le reste.

Nous passâmes dans l’île de la Complaisance, qui n’est habitée que par une colonie qu’on a tirée de l’île de la Politesse. Je n’y remarquai que des gens assez insipides ; tout ce qu’ils font n’est, à ce qu’ils disent, que dans la vue de s’obliger les uns & les autres. Jamais ils n’exécutent leurs volontés ; jamais ils n’éprouvent de contrariétés. Je remarquai que la paresse étoit leur vice dominant. Ces habitans ont un air de langueur qui ennuya Monime dès le premier jour, c’est ce qui nous obligea d’en sortir pour nous rendre dans l’île de la Persuasion.

Cette île est fort petite ; un génie y commande en qualité de vice-roi de la galanterie. L’emploi de ce génie est d’y entretenir tous les citoyens dans le respect qu’ils doivent à leur souveraine ; c’est lui qui assaisonne tous les plaisirs ; son esprit y est regardé comme un feu céleste qui ne paroît qu’avec éclat, qui brille, qui divertit, & invente tous les jours mille nouveaux agrémens pour plaire ; c’est par lui que la laideur devient agréable ; il procure le charme de la vie ; il est l’ame de la conversation, l’ami des arts ; c’est à ses connoissances que ces peuples doivent tous leur bonheur ; sans lui tout languiroit dans la grande île ; celle-ci leur sert comme de collège ou d’université, où ils viennent prendre leurs grades, pour être reçus & acquérir dans la galanterie quelque poste important.

Arrivés enfin dans cette grande île, nous y fûmes assaillis par une troupe d’aventuriers, que des vents orageux y avoient fait échouer ; l’incertitude étoit à leur tête, & n’avoit point d’autre emploi que celui de faire flotter le cœur des citoyens, afin de les empêcher de se déterminer à quelque chose d’utile à leur bonheur : l’opinion, qui vouloit à son tour les entraîner dans son parti, ne leur faisoit estimer que ce qui étoit digne de mépris ; la crédulité cherchoit à les tromper ; la nouveauté venoit ensuite leur faire adopter mille puérilités, & se repaître de chimères qui n’ont pas le sens commun ; la réflexion, d’un air grave & sérieux, leur présentoit des remords, qui sans cesse les tourmentoient ; l’inconstance souffloit autour d’eux, pour les faire aller comme des girouettes ; la flatterie cherchoit à les endormir par un dangereux poison ; la curiosité se montroit comme un aigle prêt à fendre les airs, afin d’exciter en eux mille desirs qu’ils ne pouvoient satisfaire ; l’imposture n’étoit appliquée qu’à les tromper ; la présomption les attiroit, pour les précipiter dans tous les malheurs imaginables, & l’erreur faisoit tous ses efforts pour les séduire ; tels étoient les misérables qui venoient d’aborder dans l’île, & qui tâchoient par leurs intrigues de s’en rendre les maîtres.

L’amour, d’accord avec l’inclination qui règne dans cette île, firent assembler leur conseil, pour y délibérer sur le parti qu’on prendroit, afin de s’opposer aux progrès de ces aventuriers : il fut décidé qu’on enverroit à leur rencontre la colère, la haine, la jalousie, le désespoir, la crainte & la douleur, à la tête d’un corps de troupes légeres, qui sont les soupirs & les desirs impatiens ; & pour assurer sa victoire, l’amour s’avança lui-même, guidé par la bonne-foi, la probité, la valeur, la générosité, la compassion & la constance, toutes troupes aguerries & accoutumées à vaincre : le combat fut opiniâtre ; mais le parti de l’amour & de l’inclination fut victorieux.

Lorsque le calme fut remis dans l’île, chacun des citoyens se livra aux jeux & aux plaisirs, l’inclination les y conviant par son exemple. Cette princesse, dont la naissance n’est encore connue de personne, a sur tous ses sujets un pouvoir despotique ; & quoique les plus grands génies de tout l’empire de vénus travaillent depuis long-tems à découvrir l’origine de l’inclination, ils n’ont encore pu se fixer sur rien de certain ; mais l’opinion la plus commune, & celle que je crois la meilleure, est qu’en suivant les recherches de leurs philosophes, on apprend que lorsque l’amour alluma pour la première fois son flambeau, il en sortit une si prodigieuse quantité d’étincelles, qui, au lieu de descendre en terre, remontèrent vers le ciel & y furent changées en étoiles : ils assurent que depuis ce tems, aussi-tôt que deux corps sont formés & préparés à recevoir une ame, chacune de ces étoiles se divise en deux parties égales, & que se détachant du ciel en même tems, elles viennent présider sur ces deux corps différens ; mais ces deux parties se partagent très-souvent en des lieux si éloignés les uns des autres, qu’il est très-rare qu’elles se rejoignent.

Voilà, à ce que je pense, une fort bonne raison pour justifier l’inconstance du petit-maître & de la coquette volage, puisqu’il est naturel de chercher ce qui doit faire leur félicité, qu’ils ne peuvent rencontrer que par l’union de cette véritable moitié d’étoile qui peut seule faire leur bonheur. Aussi dans l’île de la galanterie, & même dans tout le monde de Vénus, on ne voit que des gens qui se lient sans plaisir, & se quittent sans regret, parce que chacun n’est occupé qu’à la recherche de cette chère moitié qui n’est point aisée à trouver ; mais lorsque le hasard les fait rencontrer ensemble, un instinct secret les force à s’aimer, & c’est ce qui forme les grandes passions : de-là viennent ces nœuds secrets, cette subite inclination, cette douce sympathie qui lie les cœurs, & qui a tant de pouvoir sur les ames, qu’elle ne manque jamais de les attirer ; or comme il arrive très-rarement que ces deux moitiés d’étoile se rencontrent ensemble, c’est sans doute ce qui fait qu’il y a si peu d’amitié parfaite dans ce monde.

Telle est la naissance de l’inclination, que je rapporte conformément à ce que j’ai lu dans les archives du palais de la princesse. Nous visitâmes toutes les beautés de l’île, où l’on voit tout ce que l’art & la nature ont pu rassembler de plus curieux. Cette île est fertile en élégies, en madrigaux, en épîtres, en bouts-rimés & en vaudevilles ; la plus grande partie des citoyens en font leur nourriture ordinaire. Tous se piquent de grands sentimens, de pensées délicates, d’imaginations ingénieuses, de générosité & de grandeur d’ame ; ils passent leur vie dans les plaisirs & la joie ; tous les jours ce sont de nouvelles fêtes où l’amour préside : c’est dans cette île qu’il exerce un pouvoir suprême ; tout fléchit sous ses loix ; tout lui doit obéissance.

Il est également permis aux deux sexes de lier des parties de plaisirs sans craindre aucune critique. La mère qui se souvient des ruses qu’elle employoit dans sa jeunesse, ferme les yeux sur les démarches de sa fille, & la nuit les cache sous l’obscurité de son manteau. Jamais on n’y éprouve les peines de l’amour que dans les commencemens d’une affaire de cœur, où l’incertitude trouble presque toujours la tranquillité de l’ame ; mais on sait que les inquiétudes de cette espèce ont beaucoup plus d’agrément que d’amertume, du moins s’il y en a, elles ne durent pas long-tems dans cette île. On nous a cependant assuré qu’il n’étoit pas sans exemple que des femmes aient poussé la délicatesse & la bienséance, jusqu’à résister pendant trois semaines aux empressemens de leurs amans ; mais ces faits sont contestés par plusieurs savans de l’île, qui soutiennent qu’elles ne l’ont pu faire que par des vues d’arrangemens, c’est-à-dire, pour se mettre en état de conserver deux ou trois amans, sans exciter entr’eux la jalousie.