Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 36

Chez Ant. Aug. Renouard (tome IIp. 211-231).


LETTRE XXXVI ET DERNIÈRE.


DU MÊME AU MÊME.


Paris, le 30 octobre 1910.


Ah ! mon ami , quel inconcevable événement ! comment croire que des dehors si séduisants recelent tant de perfidie ? Mais peut-être que la passion, le dépit m’aveuglent. Eh bien ! jugez-en vous-même par les deux lettres que je viens de recevoir.




Madame de Fensac à M. Kang-hi.


Ce lundi à minuit.


Je rentre chez moi, monsieur, et l’on me remet votre billet ; je m’empresse d’y répondre : vous demandez à me voir, j’en ai aussi le désir ; mais avant de le satisfaire, il m’a paru nécessaire que vous fussiez prévenu de l’état de mon cœur. Il s’y est fait depuis quelque temps une révolution qui me surprend et me confond. Je conserve assurément pour vous l’estime que vos qualités aimables inspirent, et ce tendre intérêt dont une union intime laisse dans les âmes délicates d’ineffaçables traces ; mais le charme est rompu, et cet amour que de si bonne foi je croyois immortel, s’est évanoui comme un songe. Seule, désolée de votre absence dont je me reprochois la cause, livrée dans ma retraite à de sombres pensées, j’ai réfléchi sur ma situation, sur la vôtre, sur le chagrin violent ou plutôt le désespoir qui seroit la suite inévitable de votre départ ; j’ai craint que ma foiblesse pour vous ne me portât à accepter la proposition que vous ne manqueriez pas de renouveler de m’emmener avec vous, et dont peut-être vous ne tarderiez pas à vous repentir. Ces réflexions, en me prouvant que votre bonheur étoit aussi compromis que le mien, m’ont insensiblement guérie de cette passion insensée, et que pourtant je ne puis me défendre de regretter. Il est de votre intérêt, je dirai plus, il est de votre devoir de m’affermir dans une aussi sage résolution. Le moyen est de nous voir peu dans le commencement, et jamais sans témoins. Je me flatte que vous reconnoîtrez dans cette démarche toute la franchise de mon caractere ; elle vous est connue, vous savez que je ne vous ai jamais rien caché, si ce n’est la vivacité de mes sentiments pour vous lorsque la réserve m’en imposoit la loi.

J’aime à croire qu’il vous en coûtera pour renoncer à moi, et pourtant je ne voudrois pas qu’il vous en coûtât trop ; étrange contradiction de tendresse et de vanité ! Pour vous, si votre cœur est peiné, votre amour-propre n’a point à souffrir, personne ne vous est préféré, et ne le sera jamais ; je n’aurai que des amis, et vous serez le premier.

Je suis désolée que vous partiez jeudi ; j’ai du monde à souper samedi, et je comptois vous proposer d’y venir. Quand je voudrois vous voir plus tôt, cela me seroit impossible, car je passe toutes mes journées chez une de mes amies dont la santé m’inquiette.




Mille sentiments divers m’agiterent en recevant cette lettre ; je conçus pourtant l’espoir de faire révoquer le terrible arrêt ; j’écrivis une réponse touchante et passionnée : j’allois l’envoyer lorsque l’on m’apporta le billet suivant.




Billet.


Si M. Kang-hi n’a point aujourd’hui de partie arrangée, on lui propose un spectacle fait pour intéresser un cœur sensible comme le sien ; il peut être témoin d’un tête-à-tête entre deux amants, vrais modèles de tendresse. Qu’il se rende ce soir à sept heures précises à l’entrée des Champs-Elisées ; du côté de la place, il verra une voiture de remise s’arrêter à la premiere barriere ; un jeune homme vêtu d’une redingote grise, caché jusqu’alors derrière un tas de chaises, ira précipitamment ouvrir la portière ; il donnera la main à une dame dont le joli visage est presque entièrement caché par un grand chapeau de paille, mais qui est cependant reconnoissable à l’élégance remarquable de sa taille.

Ce préambule excite-t-il votre curiosité, je vous dirai, pour la satisfaire, que le jeune homme vêtu de gris est le colonel Jolioff, arrivé depuis un mois de Pétersbourg à Paris, où l’on admire son brillant équipage ; quant à la femme elle se nomme madame de… Mais non, il faut être discret ; au reste, si elle n’étoit pas des amies de M. le mandarin, il n’y auroit rien de piquant pour lui dans cette aventure, et cela ne rempliroit pas le but de son dévoué serviteur, Revanche.




Ce billet excita à la fois ma suprise et mon indignation ; je ne connoissois pas ce Jolioff, mais je me rappelai bientôt que M. de Lovelle m’avoit vanté les grâces et les manieres agréables de ce Russe, qui, ajoutoit-il, ne pouvoit manquer d’avoir l’hiver prochain beaucoup de succès auprès des dames. Cet avis, qui me venoit évidemment de M.de Jansen, charmé d’une occasion de se venger, étoit si détaillé, que je n’étois que trop tenté d’ajouter foi à ce qu’il contenoit d’affligeant pour moi ; d’un autre côté, je n’avois aucune preuve ; le témoignage d’un ennemi est naturellement suspect ; il se pouvoit que ce fût une vile imposture inventée dans le dessein de m’inquiéter. Je m’arrêtai à cette idée, résolu de ne faire aucune démarche, et de mépriser la lettre et son auteur ; mais le doute est insupportable dans de telles occasions ; dès que le soupçon est entré dans notre cœur, il exerce sur lui un empire fatal, semblable à la puissance du serpent sur l’oiseau, qui, après s’être inutilement agité pour fuir le péril, se précipite lui-même dans la gueule béante du monstre qui va le dévorer. J’irai donc ce soir au lieu indiqué ; je vous avoue même que j’attends avec impatience l’heure fatale. Je ne veux pas fermer ma lettre, sans vous apprendre quel est le sort de votre foible ami.




A dix heures du soir.


Il n’étoit que trop vrai ; mais des tourments inattendus m’étoient encore réservés. Vous saurez d’abord que tout s’est passé exactement comme on me l’avoit annoncé. Le carrosse, le jeune homme, la femme, j’ai tout vu, et n’ai que trop reconnu au clair de la lune la perfide madame de Fensac. Confus et outré de douleur, je m’esquivois dans l’ombre comme un malfaiteur, lorsqu’un homme se place devant moi, et me ferme le passage ; « Bon soir, monsieur le mandarin, s’écrie-t-il d’une voix éclatante, les Champs-Elisées valent le bois de Boulogne » ; et puis il s’éloigne en faisant un long éclat de rire. Je n’ai pas besoin de vous dire que c’étoit Jansen, l’auteur du billet. Je rentre chez moi, le chagrin dans le cœur ; je trouve Tai-na seule ; elle étoit émue, mais dans mon trouble je ne m’en aperçois pas. Je me jette sur un fauteuil sans dire une parole : bientôt mes yeux s’arrêtent sur un papier que je vois à mes pieds ; je le ramasse croyant qu’il est tombé de ma poche, elle roule machinalement entre mes doigts. Enfin, je reconnois que c’est une lettre décachetée. Je vous l’envoie.




Lettre de M. de Lovelle à M. de Janville.


Mon groum te remettra ceci, mon cher Janville ; il faut que tu lui dises quel cheval tu peux me prêter jeudi pour quelques jours : je voudrois que ce fut l’agile, dont j’ai la meilleure opinion depuis la course du Champ-de-Mars ; j’en aurai le plus grand soin. Ma jument noire est un peu malade ; on la traite, et comme disent les Anglais, elle fait un cours de physique. Je n’aime pas plus à emprunter des chevaux qu’à prêter les miens ; aussi s’agit-il d’une importante affaire dont tu ne sais que le commencement, et dont le dénouement sera plus prompt que je ne l’espérois. Le mandarin va faire un petit voyage ; il laisse, à ma grande surprise, sa femme à Paris ; un mari Français ne se conduiroit pas mieux. Voici mon plan ; Tai-na va régulièrement se promener tous les jours en chaise à porteur ; elle affectionne particulièrement la barrière de l’Etoile, où, après s’étre reposée, elle tourne à droite et revient par le Roule et les Champs-Elisées. J’ai gagné les porteurs ; ils s’arrêteront jeudi dans l’allée de traverse à côté de ma caleche, où j’aurai soin de placer une femme bien mise ; je serai à cheval, j’en descendrai pour prier Tai-na de trouver bon que je lui présente une dame de mes parentes, qui a le plus grand desir de faire connoissance avec elle, et qui, étant incommodée, lui demande de vouloir bien monter dans la caleche ; il n’y a pas de mal à cela, et puis je me flatte d’avoir fait assez de progrès dans son cœur depuis les leçons de musique, pour qu’elle soit bien aise de m’obliger (elle m’en a donné la preuve en cessant de fumer). Elle y consentira donc, sinon je la prends dans mes bras, la place dans la voiture dont les stores se baissent à l’instant ; mon cocher part comme l’éclair, je saute sur mon cheval, et dans moins d’une heure nous sommes en sûreté dans la maison du garde de mon oncle, au bout de son grand parc. Le Chinois sera médiocrement content lorsqu’il trouvera sa femme partie ; le bon de l’affaire, c’est qu’il ne pourra pas en porter ses plaintes à ma sœur, qui part dans deux jours pour Fontainebleau ; entre nous, elle trouve le mandarin ennuyeux depuis qu’il n’est plus à la mode, et compte à son retour lui fermer sa porte. Il s’adressera à la police, mais je la dérouterai en prenant un passe-port pour Spa, et faisant partir mon valet-de-chambre à ma place ; enfin , si l’on parvient à découvrir ma retraite, averti à temps, je décampe emmenant la belle Tai-na à ma suite, ou la laissant si elle le préfere, car les volontés sont libres. Dans tous les cas je n’aurai pas perdu mon temps, et tout dans la vie, mon cher philosophe, n’est-il pas provisoire ? Je sais qu’un enlèvement est devenu une chose ridicule, même dans un roman ; mais songe qu’il s’agit d’une chinoise remplie de préjugés, et avec laquelle les moyens ordinaires pourroient bien échouer. Au reste, mande-moi ce que tu penses de mes projets, car je reconnois que tu as une excellente tête pour les mauvaises affaires, et sur-tout promets-moi ton cheval.


P. S. Considéré que tu acquiers par ce service signalé des droits sacrés sur mon cœur, et à jamais la disposition de mon écurie. de Lovelle.




Sur le revers du billet, M. de Janville avoit écrit au crayon.


De ma cour, ce mardi.


Ton homme me trouve prêt à monter à cheval et horriblement pressé ; je ne remonterai pas pour t’écrire une lettre, puisque je peux te dire ici que je n’ai rien à refuser à un ami tel que toi, sur-tout quand il s’agit d’une action aussi brillante que celle-là. Sais-tu bien qu’à ton retour tu pourras nous donner un journal de découvertes. Cela sera fort curieux. Une femme aux pieds cassés, qui fume, etc. etc. comment diable ! Adieu. Audace et succès.




Après avoir lu le plan de cet infernal complot, je demandai à Tai-na, d’un ton courroucé, comment ce papier se trouvoit dans sa chambre ; elle me répondit en rougissant, que M. de Lovelle étoit venu comme à l’ordinaire lui donner sa leçon, mais que, m’ayant entendu rentrer, il étoit sorti précipitamment, et que sans doute ce papier étoit tombé de sa poche. — Pourquoi sortir lorsque j’arrive ? — Il étoit fort ému, et moi aussi, et craignoit sans doute de vous laisser voir son trouble… Je vous dirai tout ; depuis quelque temps je m’apercevois qu’il me regardoit d’une maniere à me faire baisser les yeux ; aujourd’hui sous prétexte de me placer les doigts sur le clavier, il m’a pressé la main, j’ai voulu la retirer, il l’a serrée plus fort et l’a baisée avec transport, en me disant les choses du monde les plus tendres ; j’ai voulu me lever, il s’est jeté à mes genoux. — Le traître ! continuez. — Heureusement il a reconnu le bruit de votre voiture qui s’arrêtoit à la porte ; il est sorti, et je ne conçois pas comment vous ne l’avez pas rencontré. — Tai-na, lui dis-je d’un ton radouci, vous auriez dû m’instruire de ses tentatives criminelles. — J’en ai eu la pensée, mais j’ai craint de vous inquiéter inutilement ; vous savez que j’avois beaucoup de répugnance à recevoir M. de Lovelle, et que ce n’est que par complaisance pour vous que j’ai consenti à prendre de ses leçons. — Vous avez raison, lui répondis-je vivement ; quittons ce pays où les dehors de l’amitié servent à cacher des desseins perfides, où des hommes qui se piquent de délicatesse sont des voleurs de femmes, c’est-à-dire de ce qui est mille fois plus précieux que l’or, où les mœurs tentent la faiblesse qu’elles devroient protéger, où les lois séveres pour les moindres fautes se taisent sur l’adultere, et où l’opinion publique est pour le séducteur contre l’époux offensé. Partons dès demain, Tai-na ; êtes-vous prête ? Je ne saurois rester plus longtemps dans cet odieux séjour. — L’ombre ne demande pas au corps si elle doit le suivre, fut la réponse de cette charmante personne.


P. S. Je viens de donner mes ordres, et de tout disposer pour que nous puissions quitter Paris dans la journée de demain. A présent que je suis plus calme, je ne puis penser, sans confusion, à cette liaison dont encore hier je m’enorgueillissois si sottement. Les suites les plus funestes auroient pu en être les conséquences sans que j’eusse le droit de m’en plaindre. J’ai été au moment de perdre la vie ou de l’ôter à un jeune homme qui ne m’avoit point offensé, pour une coquette qui m’a indignement trompé ; pour elle, je me suis cassé le bras, et si je ne suis pas estropié, il n’en est pas moins vrai que je m’en ressentirai le reste de ma vie ; cependant son frere me trahissoit sous le voile d’une amitié sincere, et cherchoit à m’enlever ma femme, celle qui m’est aussi précieuse par les qualités du cœur que par les charmes de sa personne, dont les attraits me paroissent toujours nouveaux après ces distractions que nos coutumes autorisent ; enfin, celle qui m’a fait goûter les douceurs de la paternité, et que mes enfants appellent leur mere. J’ai pensé la perdre, et sa pûreté ne l’eût pas sauvée, non plus que sa tendresse pour moi ; il eût fallu, en effet, une force plus qu’humaine pour résister à ce mélange de séduction et de violence que le perfide Lovelle méditoit d’employer contre elle ; et, si ce malheur m’étoit arrivé, il eût encore été aggravé par les reproches de ma conscience. Lorsque le jardinier retire imprudemment l’appui qui soutenoit la reine des fleurs, s’il trouve sa frêle tige brisée par l’ouragan, ce n’est pas le typhon, mais sa propre imprévoyance qu’il doit accuser.

Plus j’y pense, et plus je rougis d’avoir été assez foible pour céder aux séductions de la coquetterie, mais je mourrois de honte si j’avois été assez vil pour chercher à corrompre une honnête femme.

J’aurois encore bien des choses à voir ici, mais il en coûte trop cher pour satisfaire sa curiosité ; je retournerois donc tout droit en Chine si les ordres de l’empereur ne m’appeloient en Angleterre ; on dit que les femmes y sont moins coquettes, et les hommes moins galants qu’en France ; mais je ne m’y lierai pas, Tai-na sera renfermée plus étroitement à Londres qu’à Pé-kin, puisqu’elle y courra plus de dangers ; je tâcherai d’adoucir par les plus tendres caresses cette étroite réclusion, et je me hâterai de la ramener dans notre heureuse patrie, dans ce pays où le mélange des sexes est inconnu, où les plaisirs frivoles qu’il procure ne compromettent pas le bonheur, et n’exposent point à des regrets cuisants, où les lois intimident le vice, où les mœurs protègent l’innocence, où les bonnes intentions suffisent aux femmes pour être vertueuses, et où enfin il leur en coûte autant de peines pour être coupables, qu’en Europe pour ne l’être point. Quant à moi, dès que je verrai un joli visage, je détournerai la tête : c’est, je crois, le seul moyen bien sûr de la conserver.


FIN DU VOYAGE DE KANG-HI EN FRANCE.