Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 35

Chez Ant. Aug. Renouard (tome IIp. 200-210).


LETTRE XXV.


KANG-HI À WAM-HO.


Paris, 28 octobre 1910.


Je viens, mon cher Wam-po, de recevoir votre lettre en date du 10 mai, et je m’empresse d’y répondre ; vos soins me touchent sans m’étonner, et je n’espérois pas moins de votre amitié. En attendant que je jouisse du bonheur de vous voir, mon imagination se reporte avec un plaisir infini vers les lieux où vous êtes, et qui renferment tant d’objets de mon affection, enfin vers ma patrie. Vous ne sauriez concevoir, vous dont la vie fut toujours sédentaire, quel effet magique produit sur le voyageur ce mot de patrie ; sa force attractive, au contraire de toutes les autres, s’accroît par l’éloignement. Tant de motifs se réunissent pour nous en rendre le séjour agréable. C’est là que sont nos parents, nos amis ; là, tout est d’accord avec nos habitudes, rien ne choque nos préjugés ; les mœurs, les caractères, la langue, tout, dès l’enfance, nous est familier ; et notre corps est fait au climat, ou plutôt a été fait pour lui.

Parmi les liens nombreux qui nous attachent à notre pays natal, je suis porté à croire que le plus fort est le désir actif d’augmenter notre bien-être. Cette espece d’ambition générale, commune à toutes les classes, prend une infinité de formes, et c’est d’elle que naissent les espérances qui font le charme et le soutien de la vie. L’un recherche la considération ou le crédit, l’autre ne prise que les richesses ; celui-là aspire à la célébrité ; quelques uns ne veulent qu’augmenter leur patrimoine ; d’autres le dépensent pour embellir leurs maisons et leurs jardins ; il en est qui, exclusivement occupés de leurs enfants, sacrifient tout pour leur établissement. Quel que soit le but que l’on se propose, il est évident que chacun, ayant plus de facilité pour y atteindre dans sa patrie que par-tout ailleurs, doit la préférer aux autres pays ; mais cet attachement intéressé n’a rien de commun avec le patriotisme, sentiment généreux, passionné, susceptible d’exaltation, et même de fanatisme. Aussi, lorsque le goût de l’instruction ou l’ennui nous portent à visiter des contrées éloignées, c’est toujours avec la résolution d’y revenir que nous quittons les lieux qui nous ont vus naître ; ce désir augmente à mesure que la curiosité est satisfaite ; et quelque intéressant qu’ait été le voyage, l’instant le plus doux est celui du retour. Ainsi le projectile change de direction dès le premier instant de sa course, parcequ’il éprouve l’influence de cette tendance universelle qui le ramene vers le centre de la terre ; le voyageur est le projectile, l’attrait de la nouveauté la force qui le met en mouvement, l’amour de la patrie celle qui tend à le rappeler ; les contrariétés qui ne se rencontrent que trop souvent dans les pays étrangers augmentent singulièrement l’intensité de cette derniere force. Pour moi j’éprouve une véritable peine en voyant combien peu l’on doit compter sur l’accueil prévenant des Français ; je crois bien qu’il entre dans leur conduite plus de légèreté que de fausseté, mais il n’en est pas moins désagréable de voir succéder une politesse froide et l’insouciance la moins déguisée, à un empressement flatteur et aux démonstrations d’une amitié qui sembloit si sincere. Voilà ce qui m’arrive journellement. Hier encore, dans une maison où je passois la soirée, j’entendis quelqu’un qui demandoit mon nom : lorsqu’il l’eut appris, Eh quoi ! dit-il assez haut, ce Chinois est encore ici ; il y a long-temps que je le croyois parti pour Pé-kin. — Cela ne me surprend pas, répondit l’autre ; on ne parle plus du mandarin depuis l’arrivée de l’orang-outan, et bientôt celui-ci cédera la place au nouveau métaphysicien de l’Athenée. Je ne puis réellement compter ici que sur l’attachement de M. de Lovelle, et sur celui de son aimable sœur. Encore, vous le dirai-je, mon ami ? je ne conçois rien à la conduite de celle-ci ; depuis deux jours que je commence à sortir, voilà cinq ou six fois que je vais chez elle sans pouvoir la rencontrer. Je viens de lui écrire pour lui demander un rendez-vous avant mon départ pour Rouen, car vous saurez que je vais assister à une expérience importante que l’on doit faire dans cette ville. Si elle réussit, la navigation, ce grand problême qui depuis si long-temps occupe tant de têtes pensantes, et dont tous les peuples ont donné une solution plus ou moins imparfaite, sera enfin résolu de la maniere la plus satisfaisante. Les Européens ont déjà pourvu à la sûreté des équipages, point si essentiel et pourtant si négligé, soit en substituant au bois, dans la construction des vaisseaux, une espece de pierre ponce factice qui les rend incombustibles sans augmenter leur pesanteur[1], soit en divisant la cale en cases revêtues d’un enduit imperméable, ce qui les met à l’abri du danger des voies d’eau. Mais ils auroient tort de s’attribuer l’invention de ce dernier procédé que nous employons dans nos jonques depuis un temps immémorial. Ils sont aussi parvenus à cultiver en grand le lin de la Nouvelle-Hollande[2], qui remplace aujourd’hui le chanvre, et la navigation y a doublement gagné, car l’extrême ténacité de cette plante a permis de diminuer considérablement la grosseur des cordages, ce qui rend le navire moins pesant ; et d’un autre côté les agrès qui ne présentent plus tant de surface au vent, retardent moins la marche dans les routes obliques.

Cependant il reste encore un grand pas à faire dans cette carriere ; il seroit à desirer que l’on trouvât une maniere de voguer pendant le calme, ou même de lutter avec succès contre les vents et les courants sans employer les rames et les autres moyens mécaniques qui exigent ou plutôt qui surpassent la force des équipages nécessaires à la manœuvre ordinaire. Il est vrai que, depuis plus de cent ans, on a imaginé dans l’Amérique septentrionale de faire servir la pompe à feu à cet usage, mais cette idée ingénieuse s’est trouvée, dans l’exécution, sujette à de grands inconvénients ; le dérangement trop fréquent d’une machine aussi compliquée, la grande quantité de combustible qu’elle consume et qui diminue la cargaison en même temps qu’elle augmente les frais, ne permettant pas de l’employer à des voyages de long cours, non plus que dans les pays où le charbon de terre n’est pas très abondant. La physique vient, dit-on, de fournir un agent qui se renouvelle sans dépenses et sans efforts ; on soupçonne (car l’inventeur n’a pas fait connoître son secret) qu’il a su, au moyen de combinaisons nouvelles, tirer parti de la décomposition de l’eau par le galvanisme. Quoi qu’il en soit, l’expérience faite sur un modele d’une assez forte proportion ayant parfaitement réussi, le gouvernement a fourni les fonds pour la répéter en grand, jugeant avec raison qu’une pareille découverte seroit non seulement utile en mer pour avancer pendant les calmes qui sont dans certains parages plus dangereux que les tempêtes, mais encore qu’elle serviroit à remplacer les hallages sur les canaux et les rivières. Pour moi, je vois, outre les avantages qui en résulteront pour la navigation, bien des milliers de chevaux rendus à l’agriculture ; et si, comme je le crois, elle peut s’en passer, il est évident que les terres employées aujourd’hui à leur subsistance serviront désormais à la nourriture des hommes, dont par une conséquence nécessaire le nombre augmentera. Les Européens, qui en général aiment mieux nier les faits que d’approfondir les causes, ne se doutent pas que nous devons en partie l’immensité de notre population à la petite quantité de nos bêtes de somme et de trait.

L’expérience dont il s’agit aura lieu à Rouen ; je profiterai de cette occasion pour voir cette ville intéressante par son commerce et ses manufactures ; mais comme ce voyage ne me retiendra hors de Paris que quatre ou cinq jours, et qu’il n’offre rien de bien attrayant pour Tai-na, je ne l’emmenerai pas. Je compte partir après demain ; à mon retour je vous donnerai de mes nouvelles. Adieu, mon cher Wam-po ; il faut que je vous quitte pour écrire à madame de Fensac.

  1. (Note de l’éditeur). Les Egyptiens ne connoissoient pas cet usage de la pierre ponce dont parle Kang-hi, mais ils avoient des bateaux de terre cuite, ce qui est prouvé par ce passage de Juvénal :

    Parvula fictilibus solitum dare vêla phaselis,
    Et brevibus pictæ remis incumbere testæ.

  2. Phormium tenax, on doit à M. de la Billardiere cette plante qui peut devenir si utile.