Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 34

Chez Ant. Aug. Renouard (tome IIp. 191-199).


LETTRE XXXIV.


WAM-HO À KANG-HI.


Pé-kin, le 11 mai 1910.


Je confie cette lettre, mon cher Kang-hi, à un négociant arménien, qui traverse la grande Tartarie et le nord de la Perse, pour se rendre à Constantinople, ville peu éloignée, si je ne me trompe, de Paris, où vous devez être à présent[1]. Voulant profiter de cette occasion pour vous donner des nouvelles de ce qui vous intéresse, j’ai fait venir la femme âgée que vous avez chargée de l’intendance de votre harem : elle m’a dit que depuis votre absence tout étoit chez vous dans le meilleur ordre. Elle a eu pendant quelques jours une inquiétude très vive ; Tiang-tsée, cette jeune personne si belle que vous avez achetée l’année derniere, a été sérieusement incommodée : on a fait venir le médecin Voo-tong, qui jouit de votre confiance : il est resté, suivant l’usage, dans l’appartement extérieur, et de là, au moyen d’un fil de soie attaché au poignet de la malade, il lui a tâté le pouls. La délicatesse de son tact est si grande qu’il a bientôt reconnu que le siège du mal étoit dans les nerfs. Il a en conséquence ordonné une décoction de ging-seng dans un bouillon de nids d’oiseaux : ce remede merveilleux, dont le succès est infaillible, lorsqu’il n’est point falsifié, a rempli son attente, et vous pouvez être tranquille sur l’état de la belle Tiang-tsée. Je songe, en écrivant ceci, qu’une des grandes peines attachées à l’absence, déjà si fâcheuse en elle-même, est de ne pouvoir ouvrir ces lettres que nous attendons avec tant d’impatience, sans avoir à craindre qu’elles ne nous apprennent la mort ou les souffrances des objets de nos affections. Revenez donc bien vite, mon cher Kang-hi, et jouissons ensemble des charmes de l’amitié, seul plaisir vif et durable, et qui ne craint pas plus les ravages du temps que les caprices du sort.

La Chine, mon ami, est toujours tranquille et heureuse. La nature lui a départi ses dons les plus précieux, et les hommes y sont assez sages pour ne pas contrarier ses vues bienfaisantes. Pourquoi faut-il que des symptômes alarmants menacent au-dehors notre avenir ? C’est en vain que des mers orageuses et remplies d’écueils nous défendent au sud et à l’est, que des montagnes inaccessibles et des déserts plus difficiles encore à franchir que la grande muraille, nous mettent à couvert des autres côtés. L’Europe, mon ami, la terrible Europe s’est rapprochée de nous. Il y avoit de la pusillanimité à craindre ses vaisseaux qui venoient, après six mois de navigation, nous demander en suppliants l’excédent de nos denrées ; mais, depuis que ces peuples sont paisibles possesseurs de l’Indostan, des armées formidables peuvent envahir nos frontieres. Il y a déjà plus de cent ans (vers la fin du dix-huitieme siecle), que l’empereur Kien-long, de glorieuse mémoire, conçut des inquiétudes en voyant les Anglais chercher à s’introduire à la cour du Dalay-lama. Lord Macartney, leur ambassadeur, fit d’inutiles efforts pour dissiper les soupçons que ces intrigues avoient fait naître. Heureusement que, pendant tout le siecle dernier, des guerres presque continuelles avec les Marattes et les Seiks attirerent du côté du nord et de l’ouest les armes de ces insulaires : aussi continuerent-ils de nous traiter avec le respect convenable. Cependant leurs desseins ambitieux commencoient à percer, lorsque l’on vit éclater ces troubles civils qui ont amené l’indépendance de l’Inde anglaise. Aujourd’hui qu’elle est reconnue, ce gouvernement naissant, mais fier de ses forces et de l’accroissement rapide de sa population, ne craint pas de prendre avec ses voisins une attitude menaçante : il exige impérieusement, de l’empereur du Birman, un tribut de bois de tek nécessaire à la construction d’une marine militaire, demande au roi de la Cochinchine la concession de la baie de Turon, ancien projet favori des Européens, dont le succès seroit inquiétant pour nos provinces méridionales ; d’un autre côté, il soutient dans sa révolte contre son légitime souverain, le Tischou-lama, pour le réduire sans doute par la suite à la condition d’un prince nominal, ainsi que l’ont été les rajas et le grand mogol lui-même. Les troupes que notre auguste empereur n’a pu se dispenser d’envoyer au secours du chef sacré de la religion qu’il professe, se sont déjà trouvées engagées avec les anglo-indiens. La cavalerie tartare a bien fait son devoir, et a protégé dans leur fuite les fantassins chinois, épouvantés de l’impétueuse attaque de ces hommes, qui, sans colere, sans esprit de vengeance, courent avec une ardeur qui tient du délire exposer leur vie, et ne s’embarrassent ni du nombre ni de la position de leurs adversaires. C’est en vain que nos troupes les mieux disciplinées feroient, pour les arrêter, ces belles évolutions qui représentent l’ombre de la lune se projetant comme un bouclier du haut des montagnes, ou celle de la fleur de Mio-hoa[2]. Ces combinaisons savantes seroient déjouées par la fougue des Européens.

Qui peut résister à de tels furieux ? Et n’est-il pas fort à craindre que, s’ils s’établissent une fois dans le Boutan et le Thibet, ils ne soumettent de proche en proche les hordes voisines, et ne pénetrent même un jour jusqu’à la Chine… ? Mais je m’arrête : pourquoi me livrer à ces tristes conjectures ? quand bien même elles devroient se réaliser, l’événement ne peut être que fort éloigné ; nous ne serons plus alors, et nos enfants eux-mêmes auront depuis long-temps fait place à d’autres générations. Nos affections, ainsi que l’intérêt qu’il nous est permis de prendre aux événements, sont, relativement au temps, renfermés dans des limites assez étroites. Au-delà, tout est vanité ; et si le monde entier est lui-même périssable, si l’on peut aisément concevoir tel accident, qui, en n’altérant que la surface de notre planete, feroit disparoître le genre humain, et jusqu’aux traces de son existence, n’est-il pas insensé de se servir de cette longue vue, que l’on nomme imagination, pour se tourmenter des chances d’un avenir incertain lui-même ?


P. S. Vous trouverez ci-joint un mémoire que l’on vient d’imprimer sur la nouvelle révolution de l’Inde anglaise, je le tiens d’un missionnaire qui enseigne les mathématiques à mon fils. Il contient des détails curieux sur ce grand événement, auquel depuis longtemps on pouvoit s’attendre. Je ne puis vous garantir l’exactitude des faits dont je n’ai pas été témoin, mais du moins ce récit ne me paroît choquer en rien la vraisemblance[3].

  1. Ne vous moquez pas tant de l’ignorance de Wam-po ; le grand éloignement semble rapprocher les distances : et puis, êtes-vous bien sûr de ne jamais faire de semblables bévues lorsqu’il s’agit de villes situées hors de la partie du monde que vous habitez ? (Note de l’éditeur.)
  2. Les figures de ces évolutions sont gravées dans l’art militaire des Chinois, Paris, 1770, in-4 ; elles le sont aussi, t. 7. des Mém. sur les Chinois.
  3. Ce mémoire est placé à la fin des lettres.