Les Voyages de Kang-Hi/Mémoire

Chez Ant. Aug. Renouard (tome IIp. 235-275).


MÉMOIRE


SUR LA RÉVOLUTION


DE L’INDE ANGLAISE.


Rédigé par le révérend pere Benoît, missionnaire à la résidence de Poonah, capitale de l’empire des Marattes.


Imprimé à Pé-kin, en janvier 1910, avec l’approbation du révérend pere supérieur-général de la mission.


La puissance anglaise sembloit pour jamais affermie dans l’Inde. Depuis Gengis-Khan, ce fameux conquérant de l’Asie, aucune nation n’avoit possédé dans cette partie du monde un aussi vaste territoire. Des rives de l’Indus à celles du Gange, tout étoit soumis à ses lois, tandis que dans l’Indostan, proprement dit, les provinces qui avoient formé l’empire du grand Mogol et celui d’Hyder-ali lui appartenoient, à la réserve des pays occupés par les Marattes. Ces peuples, qui dès les premiers temps de leur existence avoient su résister au grand Aurengzeb, ont également soutenu les attaques répétées des Anglais. Un pays difficile, hérissé de montagnes, plein de forteresses, et coupé de défilés et de torrents, mais sur-tout l’énergie de leur caractere guerrier les a sauvés de l’oppression générale des puissances indigenes.

Au reste, dans les possessions anglaises, la condition de l’ouvrier et du cultivateur n’étoit pas heureuse, mais elle étoit supportable, et toutes les castes de cette singulière nation, qui ne sait se venger qu’en appelant, par la mort et les imprécations du dherna, la colere divine sur ses oppresseurs[1], trouvoient dans les tribunaux établis à la fin du dix-huitieme siecle, une protection assurée contre les vexations des Européens trop avides. Depuis que la culture étoit encouragée, et la tranquillité publique assurée, on ne voyoit plus de ces famines meurtrieres sur lesquelles la cupidité n’avoit pas rougi de faire d’horribles spéculations. La population s’étoit en conséquence rapidement accrue. Des retours plus fréquents, dûs au perfectionnement de la navigation, avoient donné une prodigieuse activité aux relations commerciales ; enfin les établissements de la compagnie des Indes avoient atteint un degré de prospérité inconnu dans l’histoire des colonies. Mais les liens avec la métropole étoient loin d’être resserrés par de si grands accroissements. Les colonies ressemblent aux fruits qui tiennent d’autant moins à l’arbre qui les porte que leur volume augmente ; il peut même devenir tel, que, s’ils ne sont soutenus par un appui, ils font rompre la branche qui les a nourris.

Tel étoit l’état des choses au commencement du vingtième siecle, lorsque les fautes du gouvernement anglais amenerent des troubles qui ne finirent que par la séparation des deux pays. Un prince foible et voluptueux étoit assis sur le trône de la Grande-Bretagne : il épuisoit les finances de l’état pour subvenir à ses folles dépenses et au luxe scandaleux de ses maîtresses ; mais, n’osant demander une augmentation d’impôts, dont la masse paroissoit encore plus insupportable à cette fiere nation par le mauvais emploi qu’elle en voyoit faire, il mit à l’encan les emplois lucratifs dont la couronne dispose. Celui qui rapportait le plus, le gouvernement de l’Inde, tenta la cupidité de lord Hardman. Cet homme immensément riche vendit une partie de ses terres, engagea les autres, et pour la somme d’un million de guinées qu’il offrit à la favorite, et que le roi ne dédaigna pas de partager avec elle ; il fut nommé à la charge importante de gouverneur-général de l’Inde anglaise. Il se rendit promptement à son poste, et n’étant retenu par aucune considération de morale ou de justice, il ne tarda pas à amasser un grand trésor. Le conseil suprême auroit pu mettre un frein à ces concussions, mais la mort venoit de lui enlever deux de ses membres les plus integres ; et leurs successeurs qui devoient leurs places à des moyens semblables à ceux que le gouverneur avoit pris, s’associerent à ses projets dans l’espoir de partager ses rapines.

Cependant les Indous de toutes les castes, les Mahométans de toutes les sectes étoient opprimés, et les Européens n’étoient pas eux-mêmes à l’abri de ses vexations ; leurs plaintes reçues avec une arrogance plus difficile encore à supporter que l’injustice, mirent le comble à leur indignation. Sur ces entrefaites, lord Hardman, aussi incapable que dur et hautain, partit pour une expédition mal concertée contre le royaume d’Ava, d’où il comptoit rapporter d’immenses richesses. Il laissa pour commander au Bengale, en son absence, son fils, lord Edouard. Ce jeune homme joignoit à tous les vices de son pere le goût de la débauche et de la plus folle prodigalité : il ne tarda pas à en donner des preuves. La femme d’un des premiers négociants du Bengale étoit vaine et coquette, il la séduisit sans peine, et jouit insolemment de cette indigne conquête.

On se souvient encore à Calcutta du luxe qu’il déployoit lorsqu’il se rendoit avec elle à sa maison de plaisance. Un groupe de Tartares à cheval, l’arc à la main, le carquois sur l’épaule, ouvroit cette marche vraiment triomphale. On voyoit ensuite un éléphant portant d’énormes timbales semblables à celles qui précedent l’empereur des Marattes ; deux esclaves richement vêtus les battoient en cadence, et régloient le pas d’une compagnie de Cipayes. Derrière eux, cinquante bayaderes, dansant et jouant des instruments, faisoient admirer leurs formes gracieuses et leur légèreté. On voyoit ensuite paroître deux éléphants joints ensemble par un fort harnois : ils portaient un pavillon où l’or et l’argent brilloient de toutes parts. Depuis l’empereur Cublay-kan, le fils du grand Gengis, on n’avoit rien vu de pareil dans toute l’Asie. Là, sur un sopha brodé de perles, le jeune lord étoit placé à côté de sa maîtresse. Devant elle, deux belles esclaves rafraîchissoient l’air en agitant de grands éventails de plumes de paon, tandis que des enfants couronnés de roses brûloient du bois de sandal dans des cassolettes de vermeil. Une longue file de riches palankins renfermoit les personnes invitées à la fête, et suivoit le noble lord. Après eux des esclaves Malais, au teint cuivré, menoient en laisse douze tigres de chasse de la race de ceux de Typoo-Saïb. Leurs colliers étoient d’or, et les chaînes d’argent. Un escadron de cavaliers Européens fermoit la marche. Leurs armes simples, leurs cuirasses d’acier poli contrastoient avec tout ce faste asiatique.

Indignés de ces désordres, les principaux officiers civils et militaires se réunirent en comité secret, et rédigerent une adresse au roi, où leurs griefs étoient exposés et démontrés jusqu’à l’évidence. Deux députés furent chargés de ces importantes dépêches. Ils prirent la route de terre pour faire plus de diligence. Mais la trahison se glisse dans les conseils de la liberté, comme dans les cabinets des princes. Lord Edouard fut instruit de ces mesures assez à temps pour s’y opposer. Il fit partir en toute hâte des hommes déterminés, qui atteignirent les députés dans les étroits défilés du Panjab, et les massacrerent. Son pere à son retour approuva ce crime, et parvint long-temps à le cacher. Cependant il prévit que les plaintes de l’Inde opprimée parviendront bientôt en Europe. Il falloit les prévenir, et s’y faire un appui. Dans cette vue, il réunit aux plus belles perles de l’Orient de superbes diamants enlevés par la ruse ou la violence aux descendants des rajas de Golconde, des saphirs de Ceylan qui avoient orné le diadême du roi de Candi, et les envoya à la duchesse de Plymouth, maîtresse en titre du roi d Angleterre. Ce présent, d’une immense valeur, eut encore auprès de cette femme vaine le mérite plus grand de lui donner le moyen de surpasser en magnificence toutes les princesses de l’Europe. Pour reconnoître ce service important, elle résolut de soutenir lord Hardman contre l’opinion publique, qui commençoit à l’inculper de toutes parts, et obtint en sa faveur, du prince foible qu’elle gouvernoit, la décoration du premier ordre de l’état. Lorsque le courrier qui l’apportoit fut arrivé dans l’Inde, le gouverneur, enflé du succès de ses démarches, ne mit plus de frein à son orgueil et à ses vexations. Elles devinrent insupportables : les principaux habitants, auxquels s’étoient joints les commandants des Cipayes et plusieurs officiers européens, se réunirent de nouveau en secret. Le colonel Freeman, frere de ce négociant respectable, dont lord Edouard avoit déshonoré la femme, jeune homme plein de feu et d’énergie, s’adressa à l’assemblée en ces termes : « Mes amis, les nouvelles que nous attendions d’Angleterre sont arrivées ; le souverain, au lieu de prononcer la destitution du gouverneur infidele, lui donne les plus éclatantes marques de sa royale faveur. Nos griefs, nos plaintes n’ont pas même été jugées dignes d’être examinées ; et cependant, si nos députés ne sont pas encore arrivés, les voyageurs, les lettres depuis le commencement de son administration sont sans doute unanimes, et déposent contre lui. Ainsi, lâche dans sa tyrannie, le gouvernement ménage les peuples qui, près du trône, pourroient le renverser ; il opprime ceux qui habitent les extrémités de l’univers, et dont il croit pouvoir braver le ressentiment. Mais peut-être qu’il nous confond avec ces pacifiques Indous, éternels îlotes des nations belliqueuses, ou même avec ces vils esclaves tirés de l’Afrique et de l’Archipel indien. Il se trompe ; nous sommes des Bretons, libres, fiers, et nous saurons reconquérir les droits de notre naissance. Jamais plus grande entreprise ne présenta moins de dangers. En effet, où sont nos ennemis ? où sont ceux qui se présenteront pour défendre le gouverneur ? Les Cipayes ? mais ils sont révoltés des outrages faits à leurs compatriotes, comme les troupes européennes le sont des insultes faites aux Anglais. Si nous tournons les yeux vers la métropole, notre sécurité doit être aussi grande. Enverra-t-elle une flotte, une armée pour punir des freres réduits au désespoir par l’excès d’une oppression qu’elle auroit dû empêcher ? N’est-il pas certain qu’elle ouvrira enfin les yeux, et légitimera notre juste insurrection ? Que tardons-nous ? prévenons le vœu de l’humanité, arrêtons le cours de ces vexations inouïes, en déclarant lord Hardman suspendu de son autorité ; établissons une régence provisoire, mais que la délibération qui en nommera les membres contienne en même temps l’assurance de notre soumission au souverain, et de notre attachement à la constitution ». Ainsi parla le colonel, et son discours parut avoir l’assentiment de l’assemblée.

Alors le chevalier Jones se leva. Pour l’entendre, il se fit un profond silence. Descendant du fondateur de le société asiatique, il avoit marché sur les traces de son illustre aïeul : personne n’avoit fait de plus profondes recherches sur l’histoire et les sciences des Indiens, mieux connu les principes de l’étonnante hiérarchie de leurs castes ; mais encore plus homme d’état que savant, il avoit dans d’importantes missions uni une activité infatigable à une prudence consommée. Il revenoit des frontieres du nord-ouest, où il étoit enfin parvenu à conclure un arrangement solide, parcequ’il étoit fondé sur l’intérêt commun, avec les Scheicks, peuples aussi inquiets que guerriers. Il avoit fait plus ; moyennant quelques subsides, il avoit obtenu du roi de Candahar la concession des débouchés de Cabul. Là s’élevoient par ses soins des forts et des retranchements garnis d’artillerie ; lorsqu’ils seroient achevés, ils fermeroient pour jamais la route des conquérants. C’étoit en effet de ce côté qu’à des époques bien différentes, Alexandre, Tamerlan, Nadir-Scha avoient pénétré dans l’Indostan. Ils avoient tous franchi les sommets élevés du Hindou-koe, le Caucase indien ; en suivant la direction des torrents, ils étoient descendus avec eux dans la plaine, mais leurs ravages s’étoient étendus bien plus loin. Les côtes de Coromandel et de Malabar étoient connues de sir Peter Jones, comme le Bengale et le Decan : enfin il n’ignoroit ni les besoins ni les ressources de l’immense territoire soumis à la puissance anglaise ; il parla en ces termes :

« Je n’ajouterois rien à ce que le colonel Freeman vient de vous dire, si je ne prévoyois des conséquences différentes des mesures qu’il vous propose. Votre résistance à l’oppression est légitime, et le succès couronnera certainement vos efforts. Mais ne croyez pas que le roi approuve ou même pardonne les moyens que les circonstances impérieuses vous forcent d’adopter. Je connois ce caractère vindicatif et hautain ; il n’a de fermeté que pour soutenir ses coupables agents, d’énergie que pour la vengeance. N’espérez pas non plus que vos plaintes seront entendues par ce parlement jadis la sauvegarde des libertés britanniques ; cette sentinelle, autrefois si vigilante, s’est endormie. Le luxe d’une cour voluptueuse a corrompu l’esprit public déjà amolli par la richesse. L’Inde n’est plus considérée en Angleterre que comme une mine immense exploitée par des esclaves, dont on nous regarde comme les commandeurs. Il faut trembler lorsque l’injustice se croit assurée de l’impunité. Mais je veux que par politique on consente à rappeler le gouverneur ; on n’en punira que plus rigoureusement ceux qui auront osé attenter à ses droits : encore si en faisant le sacrifice de notre liberté ou même de notre vie, nous pouvions espérer de délivrer l’Asie, et d’assurer son bonheur, on pourroit applaudir à ce généreux dévouement. Mais quelle garantie aurons-nous de la droiture et des talents des successeurs de lord Hardman ? Celui-ci est avare et cruel, son prédécesseur étoit ignorant et foible. Renoncez donc aux demi-mesures que l’on vous propose. Depuis long-temps la nature et la raison commandent la séparation de l’Europe et de l’Inde. Nous avons devant nous l’exemple des Anglo-Américains, et cette lutte ne sera ni si longue ni si terrible. Si nous considérons les évènements qui se sont passés dans le Nouveau Monde, nous trouverons pourquoi les succès ont été long-temps balancés dans l’Amérique septentrionale. D’abord un parti puissant étoit resté attaché à la métropole, et puis la proximité permettait d’envoyer aux troupes anglaises de continuels renforts. Pour nous, des mers immenses nous séparent, l’armée native est à nous, et je vois ici les chefs de l’armée européenne. Le ministre n’a plus la triste ressource de tirer du fond de l’Allemagne des soldats mercenaires ; et réduit aux troupes nationales, pourroit-il rassembler une expédition capable de nous inspirer quelque crainte ? D’ailleurs, la France et l’Espagne, nos éternelles rivales, profitant d’une occasion si favorable, ne manqueroient pas de faire une diversion, et retiendroient la plus grande partie des forces anglaises dans les parages d’Europe. A dire vrai, je ne vois pas que nous ayons à courir aucun de ces dangers, compagnons ordinaires des grandes entreprises, et qui excitent si puissamment les âmes nobles et élevées.

Que ces peuples légers et vains, chez qui la discussion dégénere toujours en dispute, se soumettent à la monarchie ; incapables de se gouverner eux-mêmes, ils font bien. Mais pourquoi ceux à qui la nature a donné en partage la gravité calme et la froide raison, ne pourroient-ils, sans déléguer leurs pouvoirs, atteindre au but de toute association politique, la sûreté individuelle et le bonheur public ? Etablissons sur l’unique base de la propriété, dont l’intérêt est d’employer le mérite, un gouvernement libre, fort, et qui puisse à jamais nous garantir de l’injustice et de l’oppression. Il est heureux, il est beau d’être appelé à de si hautes destinées. L’état que nous allons fonder n’est point de ceux dont l’existence précaire est soumise aux caprices du sort et aux vicissitudes de la fortune guerriere ; c’est un colosse aussi grand à sa naissance, que Rome après 700 ans de victoires ; mais plus heureux qu’elle, nous n’avons pas à redouter ces essaims de barbares, qui, après l’avoir si long-temps désolée, ont fini par la détruire. Supérieurs à nos voisins, autant par le courage que par l’industrie, l’art militaire et la discipline sont en nos mains des armes irrésistibles que leur caractere et leurs habitudes leur défendent à jamais d’imiter. C’est à nous à poser nos limites, et nous pouvons sans efforts les reculer juste qu’aux extrémités de l’orient : notre climat est aussi sain que notre sol est riche : toutes les productions nécessaires à la vie, toutes celles que la délicatesse recherche, sont ici indigènes ; enfin plus de 50 millions d’hommes répandus sur la plus belle partie du globe, attendent de nous le bonheur[2]. Pourrions-nous regretter quelques frivolités que l’Europe nous envoie ? non, sans doute : je sais que l’interruption de nos relations avec nos parents et nos amis sera pénible ; mais elle sera courte, et bientôt plusieurs d’entre eux viendront partager notre heureux sort. Que ce jour solennel voie donc proclamer l’indépendance de l’Inde ! mais intéressons tout ce qui l’habite à nos succès. Soyons justes envers le fier Musulman, bons et généreux pour le paisible Indou, respectons ses lois antiques et sacrées, dirigeons son industrie, soyons enfin la providence de ceux qui ne savent pas être indépendants ; et montrons à l’univers étonné, à quel degré de prospérité et de gloire peut atteindre une grande nation sous les auspices de la morale et de la liberté. »

En achevant ces mots, l’orateur proposa d’ouvrir un registre pour souscrire les sommes nécessaires à l’exécution de ces grandes mesures, et sur-tout à assurer la solde des deux armées. Aussitôt on s’empresse autour du bureau ; des millions sont votés. Le colonel Freeman, en accédant au plan proposé, veut se charger lui-même d’arrêter le gouverneur, et de le renvoyer en Europe. « Il a mérité la mort, dit-il, mais il ne faut pas que le sang souille la plus belle des révolutions ».

Cependant lord Hardman, prévenu des desseins que l’on formoit contre lui, et trop foible pour s’y opposer, eut le temps de se sauver avec une partie de ses trésors ; il gagna le territoire des Marattes ; arrivé à Poonah, il acheta du paishaw des troupes dont ce prince fait un objet de trafic, courut à Bombay s’assurer des forts, mais ne put déterminer les troupes européennes à aller combattre leurs camarades qu’ils savoient avoir été indignement opprimés. Ainsi réduit aux seules forces des Marattes qu’il soudoyoit, il fit par Orixa une irruption dans le Bengale ; les cavaliers kaffey pagah, armés de massues et de cimeterres, et sur-tout les affreux pindaris y commirent, suivant leur coutume, d’horribles dégâts, mais ils ne purent tenir contre la valeur et la discipline européenne. Après quelques rencontres, les troupes des insurgés s’étant réunies, il se livra un grand combat : le succès fut bientôt décidé par l’artillerie à cheval, dont la cavalerie rnaratte ne put soutenir le feu. Elle se dispersa, abandonnant l’infanterie qui fut taillée en pièces ; lord Hardman, qui se battoit en désespéré, y trouva la mort qu’il cherchoit. Après cette victoire la paix se rétablit entre le paishaw, qui n’avoit plus de subsides à espérer, et le nouvel état qui prit le nom de république anglo-indienne, dès que les députés envoyés du Bengale à Madras et dans le Mysore eurent rapporté l’acte d’adhésion de ces riches provinces.

Cependant la nouvelle de la révolution arriva de tous côtés en Angleterre, et y causa une sensation proportionnée à l’importance de l’événement. Le gouvernement, pour calmer l’indignation publique, s’empressa de rappeler lord Hardman, et de lui nommer pour successeur un homme généralement estimé, lecomte de Wolsey. Il partit avec les instructions les plus conciliantes, mais accompagné d’un corps de dix mille hommes pour soutenir des mesures énergiques si elles devenoient nécessaires. Lorsqu’il arriva à Trinquemale, seul port militaire de ces mers, il apprit qu’à l’exception de Bombay, toutes les places de l’Inde étoient au pouvoir des insurgés. Les troupes, soit européennes, soit indigenes, au nombre de plus de cent mille hommes, avoient prêté serment à la nouvelle république, qui avoit augmenté leur paie. A l’égard des négociants et des propriétaires, ils avoient formé des corps de volontaires pleins d’ardeur et de courage, et décidés à soutenir l’indépendance.

Lord Wolsey, jugeant qu’il étoit impossible de rétablir par la force l’ancien ordre de choses, chercha à négocier. Il proposa aux insurgés, non seulement une amnistie entiere, mais le redressement de tous leurs griefs, en ajoutant que le roi se prêteroit aux mesures qui pourroient empêcher que de semblables vexations ne se renouvelassent : il insinua même qu’il seroit possible de créer un parlement distinct pour l’Inde qui seroit alors considérée comme un royaume séparé, gouverné par ses lois et sa constitution, ainsi que l’avoient été jadis l’Ecosse et l’Irlande. On n’eût osé espérer de tels avantages avant le commencement des troubles ; cependant les propositions du nouveau gouverneur furent rejetées, tant le succès enfle le cœur humain. Il est d’ailleurs dans la nature de ne pas croire à la sincérité des promesses de ceux envers qui l’on a faussé sa foi.

Lord Wolsey, voyant ses offres rejetées, voulut au moins faire sentir à l’Inde révoltée la supériorité de la marine anglaise, et le tort qu’elle pourroit faire à son commerce. Les insurgés avoient inutilement tenté d’attirer dans leur parti l’escadre de l’Inde. Par-tout les marins forment une classe à part ; ces citoyens de l’océan, dont les vaisseaux sont la véritable patrie, étrangers à la terre, attachés à leur pavillon comme au symbole de l’honneur, rougiroient d’en changer. Ils aiment la guerre autant par intérêt que par goût, car elle augmente peu leurs fatigues et leurs dangers, et leur donne les moyens, en acquérant de la gloire, de s’enrichir par un pillage que la coutume autorise, mais que la justice condamne ; et cependant, chose étrange, ces mêmes hommes donnent souvent des preuves de ce désintéressement généreux qui doit toujours caractériser le guerrier, et qui peut seul excuser un métier dont frémit la nature.

Ils exécuterent avec autant de joie que de zele les ordres du gouverneur, et firent en peu de temps un tort immense au commerce de l’Inde. Mais le gain de quelques individus ne pouvoit balancer les pertes de la métropole. Les magasins, accoutumés à recevoir les marchandises de l’orient, furent bientôt vides, et ceux destinés aux produits des manufactures nationales se trouvèrent encombrés. Cette crise intéressoit à la fois tous les ordres de l’état, les fabriques et même l’agriculture ; mais la difficulté étoit de trouver les moyens de la faire cesser. Il y avoit à choisir entre deux systèmes opposés : les uns vouloient que l’on déployât toutes les ressources de l’empire pour reconquérir l’Inde par la force des armes ; ils représentoient les naturels comme indifférents à cette dispute, peu disposés à combattre pour leurs nouveaux maîtres, et les troupes séduites prêtes à revenir sous leurs anciens drapeaux. Quant aux insurgés qui étoient sans doute loin d’être unanimes, qu’est-ce après tout, disoient-ils, qu’une population de cent mille hommes répandus sur un aussi immense espace, à qui il est impossible de se réunir, et qui, s’ils ont du courage, manquent de discipline ? Equipons tous nos vaisseaux de ligne en flûtes ; cinquante mille hommes pourront s’y embarquer aisément ; qu’ils descendent à Bombay, qui tient encore pour nous. Les Marattes nous vendront au besoin de la cavalerie, mais leur neutralité suffit pour nous permettre de pénétrer jusqu’au Bengale, et d’y étouffer la révolte dans sa naissance.

Ceux qui s’opposoient à ces mesures ne manquoient pas de fortes raisons. Il n’étoit pas vraisemblable, disoient-ils, que la France et l’Espagne, éternelles rivales de l’Angleterre, laissassent cette flotte, l’objet de tant de jalousies, traverser paisiblement l’océan ; mais, si ces puissances préféroient de diriger leurs attaques contre les possessions britanniques dans une autre partie du monde, qui les défendroit lorsque tous les vaisseaux de guerre seroient occupés au transport de cette multitude de soldats encore insuffisante pour la conquête de l’Indostan ? Les Cipayes, que l’on se plaisoit à représenter comme indifférents à la cause de la nouvelle république, lui étoient au contraire dévoués, parcequ’en augmentant leur solde, elle avoit délivré leurs compatriotes du joug affreux sous lequel ils gémissoient. Mais de toutes les difficultés, la plus grande étoit le transport des vivres et des munitions nécessaires à une si nombreuse armée : ce n’étoit rien que de pourvoir aux besoins d’une navigation de quatre mille lieues ; il falloit assurer ses subsistances pendant le trajet immense qu’elle auroit à faire dans le nord de l’Indostan, pays inculte et montueux, jusqu’à ce que l’on eût atteint les rives fertiles du Gange. Que si l’on vouloit changer de plan et attaquer directement le Bengale, les bouches dangereuses du fleuve, et l’extrême difficulté du débarquement dans la baie, présentoient encore de plus grands obstacles. D’ailleurs, les moussons gênoient les mouvements de la flotte, elles empêchoient des diversions imprévues sur les deux côtés de la presqu’isle ; tandis que la grande route de communication ouverte depuis la destruction de l’empire du Mysore, de Madras à Mangalore, à travers les deux chaînes des gattes[3], donnoit les moyens de faire passer rapidement des secours de la côte de Malabar à celle de Coromandel. Tout bien pesé, ne valoit-il pas mieux renoncer à tenter, au prix d’immenses trésors et de flots de sang une conquête incertaine, et se contenter de l’indemnité que les circonstances offroient. En examinant sans passion l’état de la question, on trouvoit que l’on pouvoit rapporter à deux causes tous les avantages que l’Angleterre retiroit de ses possessions asiatiques. La première étoit le monopole presque exclusif des marchandises de l’Inde, dont une partie étoit consommée dans l’intérieur, et l’autre revendue avec un grand profit aux nations étrangères ; la seconde étoit l’augmentation du produit de ses propres manufactures, dont l’Angleterre trouvoit le débit dans ces vastes contrées. Lorsque l’on approfondissoit ce sujet intéressant, on reconnoissoit que les productions de l’Inde devant toujours être payées aux cultivateurs et aux ouvriers du pays, il ne s’agissoit que de conserver l’achat de la première main, et le droit de revente à l’étranger ? Un traité de commerce, prix de la reconnoissance d’une indépendance qui pouvoit être long-temps contestée par les armes, assureroit cet avantage à l’ancienne métropole. Quant au débit des manufactures anglaises, il n’étoit besoin de rien stipuler ; l’habitude, le bas prix, donnoient la certitude qu’elles seroient toujours préférées par les nouveaux colons, et si quelque chose pouvoit en empêcher, c’étoit une longue guerre pendant laquelle le besoin feroit prendre au commerce une autre direction, et accoutumeroit le consommateur aux produits de nouvelles fabriques. Il n’étoit pas douteux que l’accroissement d’un état indépendant et libre ne fût bien autrement rapide que celui d’une colonie sans cesse entravée par l’ignorance ou les malversations des agents temporaires de la métropole. D’ailleurs, l’empressement qu’ils ont toujours mis à faire passer en Europe les sommes immenses qu’ils amassoient dans l’Inde, lui enlevoit une grande partie de son numéraire. Ces funestes abus cesseroient lorsque le gouvernement résideroit dans le pays, et que l’excédent des revenus seroit employé à former des capitaux : cet accroissement de richesses et de population tourneroit au profit de l’Angleterre, puisque ce seroit principalement elle qui fourniroit les divers objets de consommation. Il falloit se rappeler ce qui étoit arrivé lors de la révolution d’Amérique. La position étoit absolument semblable ; ce pays envoyoit en Europe une quantité considérable de matières premieres, et recevoit en échange une foule d’objets manufacturés. Lorsque les événements de la guerre firent présager la séparation des deux contrées, le commerce, la nation entière s’alarmèrent ; des adresses au roi et au parlement arrivèrent de toutes parts, représentant cet événement comme le plus désastreux que pût éprouver la Grande-Bretagne. L’histoire a conservé, entre autres, un fait curieux et qui prouve combien l’intérêt peut aveugler les hommes les plus prudents sur les chances douteuses de l’avenir. Bristol, alors la plus grande place maritime d’Angleterre après Londres, étoit le principal entrepôt du commerce avec l’Amérique du nord ; les négociants et les principaux habitants se réunirent pour déclarer au parlement, de la maniere la plus énergique, que leur cité étoit ruinée à jamais si l’indépendance des Etats-Unis étoit reconnue, ajoutant qu’il n’entreroit plus dans leur port assez de vaisseaux pour qu’il valût la peine de l’entretenir. Malgré ces représentations, la nécessité força de conclure la paix et de consentir à cette séparation si redoutée. Dix ans n’étoient pas écoulés, que les mêmes négociants de Bristol s’adresserent au parlement pour demander un bill qui les autorisât à creuser et à agrandir ce port, qui, loin d’être devenu désert comme ils le craignoient, ne se trouvoit plus assez grand pour contenir tous les navires que l’extension du commerce avec l’Amérique indépendante y amenoit. Pourquoi cet exemple mémorable ne se renouveleroit-il pas, puisque toutes les données étoient les mêmes ?

Des raisons aussi puissantes, appuyées de souvenirs encore récents, déterminerent l’opinion publique. L’indépendance de l’Inde fut reconnue. Il se conclut en même temps un traité de commerce pour vingt ans, qui, sans exclure les autres nations, assuroit aux négociants anglais la préférence dans les marchés de l’Inde ; mais les énormes capitaux que possedent leurs maisons, les relations intimes que la parenté, l’affection, la conformité de langue et de religion établissent entre les deux peuples, la leur assurent encore mieux que les traités.

Ces liaisons fondées sur une convenance réciproque sont encore garanties à l’Angleterre par son immense marine ; pour balancer ses forces, il faudroit tant d’hommes, de vaisseaux et de trésors, que l’on peut douter qu’il soit sage pour un état naissant de commencer une entreprise aussi dispendieuse. Il est digne de remarque que les Etats-Unis d’Amérique en 1809, après vingt-cinq ans de prospérité et d’un accroissement en richesse et en population tellement rapide, que l’histoire des hommes n’en offre aucun autre exemple, ne possédoient qu’un petit nombre de frégates : on peut donc croire que l’Inde, tout en présentant un développement d’activité et d’industrie proportionné au génie de ses nouveaux maîtres et aux prodigieuses ressources de son sol, ne disputera pas, au moins dans l’espace de temps auquel la prévoyance humaine peut raisonnablement atteindre, l’empire des mers à son ancienne métropole ; et il est satisfaisant de penser que les rivalités naturelles entre deux grandes puissances commerçantes ne produiront point de ces guerres sanglantes qui coûtent tant de larmes à l’humanité. Heureux les peuples de l’Asie, si les Anglo-Indiens, réprimant le caractere ambitieux qu’ils tiennent de leur origine, se contentent de leurs vastes possessions, sans chercher à envahir celles de leurs riches et pacifiques voisins !


FIN DU MÉMOIRE SUR L’INDE.
  1. Voyez sur le dherna asiat. Rescar, v. 4, p. 331.
  2. En 1800, l’Angleterre comptoit dans l’Inde plus de 30 millions de sujets.
  3. La route étoit déjà assez praticable en 1800 pour que les courriers pussent porter les dépêches en quatre jours.