Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 23

Chez Ant. Aug. Renouard (tome IIp. 12-19).


LETTRE XXIII.


KANG-HI À WAM-HO.


Paris, 28 août 1910.


Les grandes chaleurs qui ont commencé il y a environ quinze jours, n’ont point arrêté le cours de mes observations et de mes promenades.

Paris est la ville du monde la plus agréable en été, depuis que l’on a ajouté aux portiques, qui décorent presque toutes les rues, des toiles qui les ombragent. Tous les matins, depuis le commencement de juin jusqu’au mois de septembre, on baisse les pièces de bois qui les soutiennent et qui forment une espece de toit mobile. Vers cinq heures du soir on les releve au moyen de poulies : cette manœuvre facile est exécutée par les hommes chargés d’allumer les lanternes, et ne leur coûte pas plus de peine.

Cet établissement est très récent, mais il y a déjà assez long temps qu’il fut proposé : on objecta alors l’embarras et la dépense ; les toiles dévoient se pourrir dans une campagne. Les auteurs du plan répondoient que, comme elles resteroient au magasin les trois quarts de l’année, et qu’elles ne serviroient que pendant les mois les plus secs, elles se conserveroient fort long-temps. L’on discuta, l’on écrivit pour et contre, l’intrigue s’en mêla, l’intérêt voulut en faire une spéculation ; mais l’indécision déjoua tous les projets en ne prononçant rien. Quelques siècles auroient pu s’écouler de cette maniere, si la maîtresse du ministre de l’intérieur, qui avoit un beau teint, et qui aimoit à se promener à pied, n’avoit eu par hasard connoissance de ce plan. Il ne tarda pas à être adopté.

On ne sauroit trop favoriser ce genre d’exercice dans les villes où presque toutes les occupations, ainsi que la plupart des plaisirs, obligent à être renfermé et laissent les jambes dans l’inaction. L’esprit y gagnera même autant que le corps. Celui qui dans sa course rapide voit du fond de son carrosse la troupe effrayée des piétons fuir ses roues menaçantes et les pieds de ses chevaux, perd l’occasion de faire une foule d’observations aussi amusantes qu’instructives ; et s’il se trouve chez un peuple dont la prévenance et la politesse forment le caractère distinctif, la perte est encore plus grande. Il y a tout lieu de croire que l’inexactitude des relations des voyageurs tient en partie à ce qu’ils ne vont pas assez à pied. Ce qui le prouve, c’est que leurs jugements sur les productions des arts et sur les habitants des salons sont en général assez conformes à la vérité ; le malheur est que cette classe à laquelle l’urbanité et le luxe donnent par-tout une teinte presque uniforme, n’est pas celle qui présenteroit à l’observateur philosophe les traits les plus curieux.

Mais pour observer, la liberté d’esprit est avant tout nécessaire. Il ne faut donc pas être continuellement occupé de sa sûreté, comme dans la plupart des villes, où loin d’avoir des portiques, on ne trouve pas même encore des trottoirs ; tant les établissements utiles ont de peine à se propager ! Paris ne laisse plus rien à desirer dans ce genre, depuis que l’on a adopte une manière aussi simple qu’ingénieuse qui garantit de tout danger à la sortie des spectacles, où le concours des voitures est toujours si grand. Les nouvelles salles construites au milieu de places d’une médiocre étendue ont la forme d’un carré long. Aux quatre coins de l’édifice, des arcades surmontées d’une galerie couverte, les lient aux maisons de la place. C’est par là que s’écoule la foule des spectateurs à pied. Ils atteignent ainsi sans risque les portiques qui entourent la place, et qui communiquent aux rues, tandis que les riches montent à couvert dans leurs voitures, qui, circulant librement sous les arcades, vont les prendre aux deux extrémités de la salle. Mais ce que l’on a fait de plus utile pour la sûreté publique, car les traversées des rues offrent en tout temps des dangers, c’est de défendre absolument les voitures à deux roues. Vers la fin du dix-huitieme siecle, il s’étoit introduit un usage aussi dangereux que bizarre ; pour le très petit avantage d’arriver quelques minutes plus tôt, de jeunes étourdis avoient imaginé d’atteler un cheval plus vif que solide à un léger cabriolet. Suivant la description que les contemporains en ont laissée, le chétif capuchon qui le couvroit étoit insuffisant pour garantir du vent, de la pluie, de la poussière et du froid. Ces frêles voitures, si dangereuses pour le passant qu’elles atteignoient en dépit des bornes, ne l’étoient guere moins pour celui qu’elles renfermoient, toujours prêt à tomber, soit que son essieu se rompît, ou que son cheval fît un faux pas. Cependant cette coutume, contre laquelle réclamoient inutilement depuis son origine l’humanité et la raison, subsisteroit probablement encore, si un cheval fougueux attelé à un cabriolet n’eût renversé un jeune prince, l’espérance de la nation, tandis qu’il traversoit à pied la place Vendôme. Il en mourut. L’indignation publique éclata, et fit justice d’un abus trop long-temps toléré. On reconnut qu’il y avoit des années où le nombre des accidents de ce genre avoit dépassé quinze cents. Il fut meme question de proscrire toute espece de voitures ; mais des personnes plus calmes représenterent que la ville étoit immense, les affaires extrêmement multipliées, que beaucoup de personnes étoient infirmes ou incommodées, et qu’il étoit d’une bonne politique de présenter des jouissances à l’industrie pour l’exciter au travail.